Profession : Premier ministre

Où va Guy Verhofstadt, capitaine affaibli d’un vaisseau fantôme ? Que sont devenues ses grandes ambitions ? Le chef du gouvernement essaie de  » rebondir « . Est-il encore possible d’être un bon Premier ministre en Belgique ?

Cet homme-là est aussi souple qu’un chat. Il a l’art d’esquiver les coups, de jouer les équilibristes et de retomber sur ses pattes à la moindre défaillance de sa capricieuse monture. En septembre et en octobre derniers, qui donc aurait misé gros sur la longévité politique du chef du gouvernement, Guy Verhofstadt, 51 ans ? Après les vacances d’été, le Premier ministre, présomptueux, s’était imposé un train d’enfer : en un temps record, il pensait corriger le dérapage budgétaire, scinder le maudit arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV) et tirer le tapis rouge sous les pas de la société de courrier express DHL, grande pourvoyeuse d’emplois dans les rêves éveillés de ce fonceur de Verhofstadt. Mais l’homme du  » 16  » s’est pris les pieds dans la moquette. Adieu DHL, gelé BHV ! Face à autant de blocages et de déconvenues, d’aucuns s’attendaient à voir le  » Premier  » débouler… à Laeken, chez le roi. Dans l’après-midi du mardi 21 septembre, la rumeur d’une inévitable démission avait gagné les couloirs du Parlement. Après des heures et des heures d’une négociation stérile, impliquant aussi les gouvernements des Régions flamande et bruxelloise, ses partenaires croyaient Verhofstadt à court d’idées, vers 14 heures. Fermement attendu par les parlementaires, à qui il devait rendre des comptes, Guy Verhofstadt l’avait alors joué au culot, en fin d’après-midi. Bagarreur, animé d’un étonnant instinct de survie, le libéral flamand avait vendu aux députés un accord sur DHL qui n’en était pas un. Miraculeusement, il avait retourné la pression sur les chefs des exécutifs régionaux, incapables de résoudre l’impossible équation : sauver des milliers d’emplois (surtout flamands) sans polluer davantage les nuits des riverains (principalement francophones) de l’aéroport de Bruxelles-National. Le soir même, Verhofstadt convenait avec le roi qu’une chute du gouvernement était proscrite. Puis il sortait indemne d’une folle embardée en voiture, tout près de son domicile de Gand.

Trois semaines plus tard, le Premier ministre remettait ça. Le 12 octobre, sa déclaration de politique générale n’a guère enthousiasmé le Parlement. Pas de souffle ni d’idées neuves. Mais c’est un Verhofstadt fringant et souriant que des millions de téléspectateurs ont pu jauger devant leur petit écran. Oubliées les tensions entre Flamands et francophones ou les approximations d’un budget 2005 en équilibre précaire. Maître de son image, l’homme a réalisé une performance médiatique étincelante lors des journaux télévisés du soir. Interviewé dans son bureau par la RTBF et RTL-TVI, il apparaissait à côté d’un portrait du couple royal, tandis que cette référence à une Belgique unie n’apparaissait pas dans le champ des caméras flamandes, campant pourtant dans le même bureau. C’était du grand Verhofstadt. Serein, rassurant, bon pédagogue, prenant soudain de la hauteur.

Bref, le premier chef de gouvernement libéral de l’après-guerre a décidé de foncer tête baissée û une fois encore û malgré les critiques et les difficultés.  » Verhofstadt est un homme intelligent, disait de lui le socialiste Philippe Moureaux au début de l’année, dans ces colonnes. C’est un joueur de poker qui a un côté séduisant. Mais il est souvent difficile pour les partenaires de savoir où il va…  » Onze mois plus tard, le brouillard s’est encore épaissi. Impôts, justice, police, éthique, les chères réformes des premières années sont déjà loin. Et, même si  » Guy Verhofstadt préfère la haute mer au cabotage « , comme le défend son ami Louis Michel, aujourd’hui commissaire européen, le cap est plutôt flou et les incidents à répétition le ramènent sans cesse vers le rivage. Où sont les hautes ambitions des débuts ? S’agit-il toujours d’augmenter le taux d’emploi ? Les problèmes économiques et sociaux, la modernisation du pays, la sécurité, la qualité de la vie restent-ils aussi cruciaux à ses yeux ? Le Premier ministre croit assurément à sa bonne étoile. Et, dans les milieux politiques, même les partis d’opposition reconnaissent généralement qu’il a l’étoffe d’un grand chef d’équipe. Il n’empêche : c’est un homme affaibli qui dirige l’un des gouvernements les plus délicats de ces quinze dernières années, confronté à la menace conjointe du séparatisme et de l’extrême droite. Car, plus que jamais, la bonne cohabitation entre socialistes et libéraux ressemble à une gageure. Et, les tensions communautaires n’ont cessé de s’accentuer. De plus, Verhofstadt s’est personnellement exposé en s’affichant à la tête de la liste du VLD pour les élections européennes de juin dernier… mais il a été coiffé sur le poteau des voix de préférence par son prédécesseur, le social-chrétien Jean-Luc Dehaene, adversaire de toujours. Enfin, en juillet dernier, le Premier ministre a loupé la présidence de la Commission européenne, qu’il pensait acquise et pour laquelle il s’est tant démené.

Encore heureux pour lui que ses partenaires socialistes n’aient pas actionné le couperet au début de l’automne. Dans les rangs du SP.A, un parti aux abois, un projet de putsch a certes été fomenté, mais il n’avait aucune chance de réussir sans le soutien du PS.  » En tout cas, Guy Verhofstadt est un Premier ministre par défaut, résume un député au long cours. Tout le monde sait qu’une crise ferait l’affaire du Vlaams Belang, l’ancien Vlaams Blok. Verhofstadt utilise cela. Il fait croire subtilement que, sans lui, ce serait le chaos.  » Un tel rempart est efficace, mais essentiellement défensif. On ne crée pas une dynamique innovante sur de telles fondations. D’autant que, semaine après semaine, chaque petit dossier que le gouvernement tente de débloquer, fût-il insignifiant, provoque une poussée d’urticaire communautaire, exacerbée par les débuts difficiles du grand Forum institutionnel, auquel les francophones participent sans aucune ferveur.  » En 1999, j’avoue avoir été surprise par la capacité du Premier ministre à fédérer, à engager des réformes et à susciter l’enthousiasme de ses collègues, déclare l’écologiste Isabelle Durant, vice-Premier ministre sous le gouvernement arc-en-ciel. Aujourd’hui, il sauve seulement la face sur le plan médiatique, grâce à un positivisme extraordinaire. Mais il n’est plus l’arbitre. D’ailleurs, dans cette Belgique-là, tétanisée par l’extrême droite, divisée entre le Nord et le Sud, soumise aux rivalités entre libéraux et socialistes, je me demande s’il est encore possible d’être un bon Premier ministre…  »

Panne d’outils

Guy Verhofstadt, comme ses prédécesseurs, en a-t-il les moyens ? Si étrange que cela puisse paraître, les pouvoirs du Premier ministre ne sont consignés nulle part. Ils n’ont aucune base légale. Désigner les ministres ? C’est une prérogative des présidents de parti. Econduire un membre défaillant de son équipe ? Tout au plus le chef du gouvernement peut-il mettre tout son poids dans la balance. Verhofstadt l’a fait lors de la démission des ministres Ecolo, au début de 2003. Dans le secret du Conseil des ministres, il a organisé un tour de table pour obtenir l’accord de ses membres sur la dispersion des fameux vols de nuit autour de Zaventem. Piégés ou consentants, la ministre des Transports Isabelle Durant et le secrétaire d’Etat Olivier Deleuze ont refusé. Ils n’avaient d’autre solution que de se démettre. Même s’il veut à tout prix forcer une décision politique, comme le chancelier allemand peut se le permettre pour certains dossiers, le Premier ministre est vite confronté à sa relative impuissance, bien décrite par Jean-Luc Dehaene dans Il y a une vie après le 16 (Labor) : le Conseil ministériel est seul habilité à trancher, de manière consensuelle. Quant à la mise au pas d’un gouvernement régional ou communautaire, n’en parlons pas ! Comme l’affaire DHL l’a montré, c’est impossible. La Constitution belge ne prévoit aucune hiérarchie des institutions.

Comme l’a écrit Dehaene,  » le Premier ministre doit, pour une bonne part, puiser en lui-même son autorité et son pouvoir « . Et les occasions ne manquent pas. C’est quand même le  » patron  » qui dirige les réunions de ses ministres. Il fixe l’agenda et, surtout, détient la plume des accords, comme Verhofstadt en a fait l’étalage lors de la récente rentrée politique, qu’il a voulu anticiper. La technique est à chaque fois pareille : le chef libéral présente à ses partenaires une note à casser, très teintée de bleu, qu’il n’est pas facile d’amender ensuite, alors que Dehaene préférait une certaine neutralité de ton pour ne pas fâcher ses partenaires. C’est également le Premier ministre qui préside le comité de concertation où se règlent les litiges avec les autres niveaux de pouvoir. Il peut y prendre la posture de l’arbitre, si essentiel dans notre complexe système fédéral. C’est encore lui qui défend les intérêts belges lors des sommets européens, de plus en plus nombreux et importants. Parfois, la politique-spectacle et ses dérives lui conféreraient même une allure  » présidentielle « , qui surestime son influence réelle : le  » tout à l’image  » forge désormais le destin de ces hommes providentiels (au masculin, puisqu’à ce jour la Belgique n’a jamais été gouvernée par une femme), dont la (bonne ou mauvaise) réputation a parfois tendance à éclipser tout le reste.

Après Wilfried Martens,  » le notaire « , et Jean-Luc Dehaene,  » le plombier « , Guy Verhofstadt n’hésite d’ailleurs pas à jouer de cet artifice, peaufinant à souhait son image de leader volontariste, assoiffé de réformes. Au risque d’être pris un jour à son propre piège, après avoir annoncé des choses impossibles à réaliser : l’éradication de l’extrême droite, en 1999 ; la création de 200 000 emplois, en 2003.  » La grande responsabilité du Premier ministre, c’est de triompher en permanence de l’inertie propre au système belge de coalition, résume le député et ancien ministre Jean-Jacques Viseur (CDH). Dans un cadre très contraignant, il doit maîtriser tous les dossiers, identifier les points de friction, apaiser les tensions et imaginer des solutions assez créatives pour faire en sorte que personne ne perde la face, ce qui est primordial. Il est le personnage clé de notre système politique.  » D’où les efforts désordonnés du pauvre Guy Verhofstadt pour sortir son gouvernement de l’ornière dans laquelle il s’est lentement enlisé depuis les élections de juin 2003. A titre personnel, c’est sans doute une manière d’échapper au purgatoire des grands hommes qui ont déçu.

 » Ici aussi, je dois tout faire seul  »

Le Gantois ne ménage pas sa peine. Il débarque généralement au cabinet à 9 heures du matin et regagne rarement ses pénates avant 23 heures ou minuit, sans donner l’impression de subir l’usure des marathons de négociation nocturnes, qu’il semble affectionner particulièrement. Sa force de travail et sa capacité à engloutir les dossiers à la vitesse de l’éclair lui confèrent un avantage évident par rapport à la plupart de ses ministres, qui, à deux ou trois exceptions près, ne pourraient jamais briguer la plus haute fonction.  » Je me souviens d’une rencontre avec les représentants des routiers, en plein conflit social, témoigne Alain Gerlache, son ancien porte-parole. C’est en descendant les escaliers que Guy Verhofstadt a pris connaissance de la note technique qu’on lui avait concoctée. Arrivé en bas, trente secondes plus tard, c’en était assez pour lui. Il a dirigé la rencontre comme s’il maîtrisait le dossier de A à Z…  » Pour imposer ses vues û sa raison d’être û, Verhofstadt utilise une méthode controversée qui tranche avec celles de ses prédécesseurs. Il teste ses idées auprès de quelques fidèles, prépare ainsi sa propre argumentation, puis engage les débats sans guère de préparation. Et tant pis si, avec le temps, sa sacro-sainte culture du débat s’est muée en pugilat à ciel ouvert, ce qui a désormais le don de crisper la plupart de ses anciens alliés : le  » chef  » a au moins l’impression de  » faire bouger les choses « .

Grand adepte de la pensée positive û tout va bien même quand cela va mal û, l’actuel Premier ministre est habité par une réelle obsession, celle d’affronter les obstacles de face, puis de les abattre un à un. Dans cette quête un peu désespérée, il semble de plus en plus isolé. Son goût du jeu l’oblige parfois à bluffer, à manipuler, voire à mentir par omission, ce qui a écorné sa réputation de loyauté auprès de quelques-uns de ses partenaires. Privé de son ancien chef de cabinet, Luc Coene, parti, usé, en 2003, il a aussi perdu un fameux tuteur, stratège éclairé, décodeur des rapports de force. Privé de son porte-parole francophone, Alain Gerlache, qu’il n’a pas remplacé, il s’est un peu coupé de l’opinion publique de l' » autre Communauté « , qui l’intéresse d’ailleurs de moins en moins. Ne dit-on pas dans son entourage, avec une pointe de fatalité, que  » gérer ce pays, c’est en même temps vouloir diriger l’Allemagne et la France  » ? Décidément, il faudra du ressort à cet homme-là pour retrouver le bon cap…

Philippe Engels

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