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Trop jeunes pour jeûner

Le Vif

Quand des enfants de 7 à 12 ans se mettent à parler régime… Après les adultes et les ados, l’obsession de la minceur touche maintenant les cours de récré. Le phénomène, mal cerné, préoccupe les psys et désarçonne les parents.

C’est la récré ! L’heure aussi des bonbons, des couques et autres friandises pour les écoliers. Romane (1) sort sagement une pomme de son cartable. « Bien meilleure pour la santé », assène la gamine, catégorie poids plume. Tandis que sa copine Faustine, tout aussi fluette qu’elle, les jambes moulées dans son jean slim, se lance dans un savant comparatif entre l’apport calorique d’un fruit et celui d’un pain au chocolat. « Au moins 300 calories de différence ! » conclut notre nutritionniste en herbe.

« Il paraît que certaines petites s’amusent à mesurer la taille de leurs cuisses à la piscine, s’émeut une mère de famille. Non, mais, vous vous rendez compte ? » Et la maman de lâcher, soulagée : « Heureusement, la mienne n’en est pas là… Même si elle se pèse tous les jours… »

On croyait les 7-12 ans trop jeunes pour sombrer dans l’obsession du XXS et des régimes chicons vapeur. A tort. Dans les cours de récré et les vestiaires de gym, à la cantine ou sur les réseaux sociaux, les calories sont devenues, entre petits, un vrai sujet de conversation. Camille, 11 ans, 25 kilos pour 1,45 mètre, énonce ainsi sur Internet les dix devises qu’elle et ses copines appliquent quotidiennement : « Tu ne mangeras point sans te sentir coupable », « Tu seras capable de porter des vêtements étroits à nouveau », « Etre mince est un signe de volonté et de succès »… « Je me dis : si tu ne suis pas les règles, tu redeviendras grosse et moche. » Martin, 9 ans, scrute ses premiers biscotos dans le miroir, en demandant à sa mère : « Est-ce que je n’ai pas pris un peu de gras, là, sous le bras ? » Certains professionnels de l’enfance n’hésitent plus à parler de « petite épidémie » et tirent la sonnette d’alarme, tel le pédopsychiatre Stéphane Clerget (2). « Dans mon cabinet, je reçois de plus en plus de petites filles qui, à 8 ans, parlent déjà de protéines, de glucides, de sucres lents. Alors qu’elles sont parfois très minces, elles contrôlent et analysent tout ce qu’elles consomment », alerte le médecin. Témoin, Lucile, 8 ans, qui, lorsqu’on la lance sur le sujet, se met à disserter sur le gabarit de ses copines : « Gabrielle pèse 29 kilos ; Léa, elle, en a perdu 3 et ne fait plus que 28 kilos. C’est pourtant la plus grande de la bande ! »

Cette préoccupation de plus en plus précoce pour la minceur est la suite logique d’une tendance qui n’a cessé de s’amplifier au fil des années. Celle de la valorisation des corps sveltes – voire maigres – et de la tyrannie de la taille zéro. La plupart des jeunes femmes exposées dans les médias (présentatrices, bimbos de la télé-réalité, mannequins) correspondent à cette nouvelle « norme », à laquelle les gamins adhèrent très tôt, parfois dès l’âge de 6 ans. Même la littérature enfantine, longtemps restée à l’écart de ces préoccupations, contribue maintenant à l’obsession ambiante.

Sophie, maman d’Hugo, 4 ans, et d’Anna, 7 ans, se souvient encore de cette histoire de Père Noël ficelé comme un rôti dans sa tenue de travail et dont les kilos l’empêchaient de passer par la cheminée. Tout rentrait dans l’ordre grâce à la Mère Noël, qui décidait de mitonner à son glouton de mari des soupes de légumes tous les soirs. « Pauvre Père Noël, qu’on aime justement pour ses bonnes joues rouges et son embonpoint rassurant ! » s’amuse cette mère de famille, un peu dépitée malgré tout. Encore n’a-t-elle pas lu Maggie Goes on a Diet (Maggie fait un régime), un livre anglais disponible sur le site Amazon dans la catégorie « jeunesse ». Paru en 2011, l’ouvrage raconte l’histoire de Maggie, petite fille rondelette et peu sûre d’elle, qui devient l’élève la plus populaire de son école après avoir suivi un régime. De la minceur comme facteur d’intégration et de réussite sociale… Le récit a soulevé une vive polémique de l’autre côté de la Manche.

Le poids, facteur de harcèlement

Aux Etats-Unis, 80 % des petites de 7 à 12 ans avouent désormais leur peur d' »être grosses ». Tandis que 48 % se voudraient minces comme les mannequins et que près d’un tiers (31 %) se sous-alimentent ou refusent de manger. Des chiffres éloquents, qui ont inspiré, en octobre dernier, à la municipalité de New York une campagne inédite pour aider les gamines à se sentir bien dans leur peau. Durant deux semaines, le slogan « Je suis une fille, je suis belle comme je suis » s’est affiché sur les bus et dans les couloirs du métro. Celles et ceux qui ont quelques bourrelets à se reprocher n’ont pas fini d’être stigmatisés… A l’école, l’apparence – dont le poids – est même la première cause de harcèlement entre élèves, d’après les travaux d’Eric Debarbieux. Ce chercheur parle d' »oppression conformiste », ce qui permet de mieux comprendre l’anxiété croissante des petits quant à leur corpulence. « Les moqueries à l’égard des enfants un peu enrobés ont toujours existé, mais elles sont plus cruelles aujourd’hui », renchérit un directeur d’école primaire. Ici, un garçon est régulièrement sifflé par ses camarades à cause de ses « seins », ailleurs, une petite fille rondelette est traitée de « loseuse » par son entourage – sous-entendu : elle manquerait de volonté pour se restreindre sur les chips et la pâte à tartiner.

La situation est évidemment difficile à vivre pour les enfants, mais aussi pour les parents. Surtout quand ceux-ci ont été, eux-mêmes, la cible de railleries dans leur enfance. Par crainte de voir l’histoire se répéter, certains n’hésitent donc pas à mettre leur descendance au régime. Et puis, il y a ces « mamans Weight Watchers » et ces « papas Dukan » qui exercent, bien souvent malgré eux, une influence sur leur progéniture. « Ma mère a installé une super application sur son téléphone qui lui permet de suivre sa courbe de poids, raconte Lina, du haut de ses 9 ans. L’été dernier, après une balade de seulement deux heures, elle a réussi à perdre 1 kilo. Pas mal, non ? » lance-t-elle, admirative. « Les enfants de cet âge sont dans le mimétisme. Ils vont s’amuser à parler régime de la même façon qu’ils jouent à la dînette, grondent leurs poupées ou portent des colliers », explique Stéphane Clerget. Tant que cela reste de l’ordre du jeu, tout va bien… Mais, parfois, les choses dérapent. Comme pour ce petit garçon de 11 ans qui, rêvant d’un corps svelte et musclé, synonyme de virilité, s’est mis à ingurgiter les poudres de protéine de son père, avant d’être hospitalisé en urgence.

Sans sombrer dans la paranoïa, mieux vaut donc rester vigilant. « Certains signes doivent alerter, comme un brusque changement de comportement et une tendance à la désocialisation », prévient la pédopsychiatre Marie Rose Moro (3). A l’école, les enseignants ont également un précieux rôle à jouer. « Il m’est arrivé d’intervenir dans une classe à la demande d’une institutrice qui s’inquiétait de voir certains élèves sauter le petit déjeuner ou zapper la cantine dans le but de maigrir », raconte une infirmière scolaire. Plus grave, « à force d’être tout le temps dans le contrôle, certains enfants n’arrivent plus à se fier à la régulation naturelle de leur appétit », explique Marie Rose Moro. Commence alors la spirale infernale des troubles alimentaires.

Que faire ? Informer, sans dramatiser

Contrairement aux idées reçues, ceux-ci ne sont pas l’apanage des adolescents. L’anorexie prépubère, qui touche aussi bien les garçons que les filles, est même en augmentation. Ce que confirme le service de psychopathologie d’un établissement hospitalier où sont actuellement suivis 12 enfants de moins de 13 ans : « L’équipe ne peut pas répondre à toutes les demandes », déplore sa responsable, le Pr Marie-France Le Heuzey. Gabrielle, 12 ans, frêle brunette au visage émacié, y a été admise il y a trois mois alors qu’elle pesait 30 kilos pour 1,55 mètre. « Avant d’arriver ici, nous avons fait le tour des services pédiatriques, soupire sa mère. Les médecins semblent assez démunis face à ce nouveau profil de malades, et il n’existe que très peu d’unités spécialisées. » Si l’anorexie est une maladie complexe qui ne s’explique évidemment pas par la seule pression sociale, certains thérapeutes pointent aujourd’hui la responsabilité des campagnes de lutte contre l’obésité dans le « rajeunissement » de cette pathologie. Pour Marie-France Le Heuzey, les slogans vantant les mérites d’une nourriture saine – « Manger mieux, bouger plus », « Consommer cinq fruits et légumes par jour », « Limiter les aliments gras, sucrés et salés » – diffusent un message anxiogène, dont les enfants sont abreuvés à longueur de journée. « Certains, plus fragiles et perfectionnistes, prennent ces conseils au pied de la lettre. Au risque de développer une angoisse face à l’alimentation », dénonce le professeur.

Que peuvent faire les parents ? Informer, sans dramatiser. « Mettre l’accent sur l’ouverture aux autres, l’humour, l’intelligence, la sagesse, l’altruisme, bref, tout ce qui fait la richesse de l’être humain », conseille Stéphane Clerget. Surtout, expliquer à son enfant que son poids n’a rien de définitif et qu’à l’adolescence ses quelques éventuels kilos en trop ne seront plus qu’un mauvais souvenir. Autres règles d’or : ne diaboliser et n’interdire aucun aliment, prendre ses repas à heures régulières, proposer à son enfant des balades ou des séances de gym sur un mode ludique, éviter les remarques assassines du type « ne mange pas trop », « tu as pris 2 kilos, ça se voit »… Et, surtout, bannir le mot « régime » de son vocabulaire !

(1) Tous les prénoms ont été changés. (2) Les Kilos émotionnels. Comment s’en libérer, Le Livre de poche. (3) Les Ados expliqués à leurs parents, Bayard.

Par Amandine Hirou – Illustrations : Marianne Maury-Kaufmann

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