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Pierre Sinibaldi : « mon Anderlecht, c’était l’Arsenal actuel »

Le légendaire coach des Mauves Pierre Sinibaldi est décédé mardi à l’âge de 87 ans. Sport/Foot Magazine l’avait rencontré à Toulon, en 2008. Interview souvenir.

Pour succéder à Bill Gormlie, premier entraîneur emblématique du RSCA d’après-guerre, feu Albert Roosens, alors président du club, eut dans l’idée de jeter son dévolu sur un coming man, quasi inconnu à l’époque dans le bataillon des coaches, Pierre Sinibaldi.

Une fois n’est pas coutume, l’homme fort des Mauves avait indéniablement eu le nez creux, car sous la férule de ce jeune premier, âgé de 36 ans à peine lors de son arrivée, le Sporting allait marquer d’une empreinte indélébile l’histoire du football belge.

Adepte du 4-2-4, système révolutionnaire à l’époque, le natif de Montemaggiore près de Calvi, en Corse, façonna le grand Anderlecht des années ’60, articulé autour de joueurs de légende comme Laurent Verbiest, Joseph Jurion, et surtout, Paul Van Himst, sacré Footballeur belge du XXe siècle.

Sport/Foot Magazine avait rencontré Sinibaldi, alors âgé de 84 ans, à Toulon. Si, en raison d’un problème d’arthrose au genou, la démarche se faisait plus laborieuse, le souvenir des faits et des hommes, lui, était demeuré tout à fait intact. La preuve par cette rencontre mémorable.

Si je vous dis Anderlecht, qu’est-ce qui vous vient automatiquement à l’esprit ?

Pierre Sinibaldi : Je songe à la période la plus aboutie de ma carrière d’entraîneur. J’avais une certaine conception du football, que je m’étais plu à mettre en pratique à Perpignan d’abord, puis à la tête de la sélection nationale du Luxembourg mais c’est au RSCA, pour la première fois, qu’elle avait réellement trouvé son prolongement par des résultats probants: quatre titres de champion, une victoire en Coupe et une accession, la première du club, en finale d’une coupe européenne, celle des Villes de Foire en 1970.

Où en était le RSCA à votre arrivée, en 1960 ?

Le football dans son ensemble vivait alors une période de transition. Le système du WM, à la mode dans les années ’50, avait fait son temps et, çà et là, des techniciens s’étaient ouverts à des approches nouvelles. Elevé à l’école du beau jeu, au Stade de Reims, j’avais un faible pour la grande équipe de Hongrie des Ferenc Puskas, Nandor Hidegkuti et autre Gyula Lorant, victorieuse du tournoi organisé dans le cadre des Jeux Olympiques d’Helsinki, en 1952, et finaliste de la Coupe du Monde à Berne deux ans plus tard. Le Brésil des Didi, Vava, Garrincha et Pelé, souverain en Suède en ’58, recueillait lui aussi mes faveurs. Je me suis dès lors inspiré de ce 4-2-4 pour l’inculquer à Anderlecht qui disposait d’une jeune génération très talentueuse articulée autour d’éléments comme Georges Heylens, Joseph Jurion, Jean Cornelis, Pierre Hanon et, bien sûr, Paul Van Himst.

« Anderlecht a servi de modèle au football total de l’Ajax »

Pour performante qu’elle fut, votre méthode ne vous valut pas que des partisans ?

Mon souci, en possession de balle, était de jouer haut dans le camp adverse et, en cas de perte, de maintenir l’opposant le plus loin possible de nos propres bases. Au départ, bon nombre de teams sont, par là même, tombés dans le piège du hors-jeu que mes joueurs leur tendaient. Mes vues furent effectivement décriées, sous prétexte que je brisais le rythme de la rencontre. Mais j’eus tôt fait de servir d’exemple car un certain Raymond Goethals ne procéda pas différemment, dans la foulée, avec Saint-Trond. Plus tard, l’Ajax Amsterdam, dirigé par Rinus Michels, s’inspira d’ailleurs du même concept dans le cadre de son football total. Pour tous ces censeurs, j’avais simplement eu tort d’avoir raison trop tôt.

A quelle formation actuelle votre Sporting pourrait-il être comparé ?

Mon Anderlecht présentait, à l’évidence, des similitudes avec l’Arsenal actuel d’Arsène Wenger. Il était formé lui aussi de joueurs extrêmement prometteurs et tous tournés vers l’offensive par le biais d’un jeu au sol des plus rapides. Après que les Londoniens se furent imposés dans un passé somme toute récent par 0-2 à San Siro face à l’AC Milan, en Ligue des Champions, je n’ai franchement pu m’empêcher de faire le rapprochement avec la victoire, sur un score absolument identique, que mes ouailles avaient remportée là-bas, devant l’Inter Milan ce coup-ci, en demi-finales de la Coupe des Villes de Foire ’70. Ici aussi, contre toute attente, nous nous étions imposés en déployant le plus beau jeu. Tout au long de ma trajectoire sportive, je n’ai d’ailleurs jamais été évincé d’une épreuve européenne par une formation italienne. Je ne l’aurais pas supporté. Pour moi, le football généreux doit toujours l’emporter face à un jeu frileux. Et, à de très rares exceptions près, les Transalpins ont toujours manié la règle à calcul.

Vous n’avez jamais gagné de trophée européen avec les Mauve et Blanc. Nourrissez-vous des regrets ?

Avec le recul, je me fais quelquefois la réflexion que nous avons loupé le coche durant la campagne 1962-63. Cette année-là, nous avions été éliminés en quarts de finale par le FC Dundee: 1-4 au Heysel et 2-1 en Ecosse. S’il n’y avait pas grand-chose à redire en ce qui concerne notre défaite à Tannadice Street, notre revers au stade du Centenaire, en revanche, me laisse toujours un goût extrêmement amer aujourd’hui. Ce soir-là, ce n’est pas du football mais un authentique ballet que nous avions proposé. C’est à peine si le ballon était sorti du terrain tellement nous jouions juste et vite. Mais en regard de cette déception, que de moments exaltants! Avec, en guise de cerise sur le gâteau, notre qualification historique au détriment du Real Madrid, cette même année, au premier tour de la Coupe d’Europe des Clubs Champions: 3-3 à Chamartin et 1-0 au Heysel.

« Je n’ai plus jamais voulu rencontrer Monsieur Barberan »

Les Espagnols ne manquaient pourtant pas d’allant avec Ferenc Puskas, Alfredo Di Stefano et Francisco Gento ?

Les Merengue avaient beau être les maîtres absolus en Europe, nous ne les avions pas moins affrontés à visière découverte, comme toujours. A l’exception des matches contre l’Inter Milan et Arsenal, datant de ma deuxième période anderlechtoise, je ne m’étais jamais livré auparavant à la moindre mission de scouting, ni en Europe, ni en Belgique. Je partais invariablement du principe que c’était mon Sporting qui, sur le terrain, devait dicter la marche à suivre, quelle que fût la nature de l’opposition. A mes yeux, s’adapter à l’adversaire équivalait à perdre 50% de ses moyens. Et je suis toujours de cet avis de nos jours.

Vous avez encore rencontré le Real Madrid en 1965-66: succès 1-0 au stade Emile Versé et défaite 4-2 à Bernabeu. Un retour qui est, lui aussi, entré dans les annales ? Battus à l’aller sur les mêmes chiffres que trois années plus tôt, les Madrilènes avaient manifestement à coeur d’éviter un remake de leur mésaventure. Avec la complaisance du referee français Henri Barberan, ils s’étaient alors comportés comme des chiffonniers, multipliant les agressions et les vilains gestes sur mes hommes. Après coup, pour la seule fois de ma vie, j’ai dit ma façon de penser à propos de cet arbitrage à sens unique. Lors du banquet d’après match, le président Albert Roosens avait fustigé lui aussi les errances de mon compatriote, très mal inspiré en la circonstance. Même si le temps cicatrise les plaies, je n’ai plus jamais voulu rencontrer ce directeur de jeu. C’est assez significatif.

Quel est le meilleur souvenir de toutes vos années au Sporting ? Il remonte au 30 septembre 1964. Pour les besoins d’un match international contre les Pays-Bas, à Anvers, c’est l’équipe anderlechtoise dans son intégralité qui, en seconde mi-temps, avait été appelée à donner la réplique aux Néerlandais.

Le pire ?

C’était… C’était (très ému)…le 2 février 1966. Ce soir-là, hélas, Laurent Verbiest trouva la mort dans un accident de la route. Plus jamais je n’allais avoir l’occasion, par la suite, de diriger un défenseur aussi talentueux. L’Ostendais, c’était la classe à l’état pur. A l’image de Paul Van Himst, mais dans un autre registre.

« Il n’y a eu qu’un seul Pelé. Il n’y aura jamais qu’un seul Van Himst » Celui-ci avait été qualifié de Pelé blanc. A raison ?

Il n’y a jamais eu qu’un seul Pelé. Tout comme il n’y a jamais eu qu’un seul Alfredo Di Stefano, un seul Johan Cruijff, un seul Diego Maradona, un seul Michel Platini, un seul Zinedine Zidane. Paul Van Himst faisait partie de ceux-là. Il était de la race de ceux que j’appelle les neuf et demi : des buteurs d’exception qui présentent également cette particularité de faire marquer les autres. Et dieu sait si des gars tels Jacky Stockman, Jan Mulder et Johan Devrindt se sont régalés des caviars du meilleur joueur belge du 20e siècle.

Vous avez dirigé le RSCA à deux reprises: de 1960 à ’66 d’abord, puis de 1970 à ’71. Pour quelle raison étiez-vous parti ?

Je n’ai jamais été limogé, ce qui constitue tout de même une immense fierté pour un coach, je tiens à le préciser. Si j’ai quitté le club, en 1966, tout d’abord, c’est parce que j’avais le sentiment d’avoir fait le tour du propriétaire. Le Sporting restait sur trois succès d’affilée en championnat mais il lui manquait sans doute un tout petit fifrelin en Europe. Personnellement, si j’ai toujours eu la main heureuse avec les clubs italiens, les britanniques, en revanche, ont souvent été mes tourmenteurs. Indépendamment du FC Dundee, j’ai dû courber l’échine aussi devant le FC Liverpool de Bill Shankly en 1964 et, plus tard, devant Arsenal. Pour en revenir à mon premier départ, j’avais l’opportunité, à ce moment-là, d’entraîner l’AS Monaco. Comme mon fils Patrick était âgé de 18 ans et désirait entreprendre des études universitaires, de kiné et de médecine, j’ai mis le cap sur la Côte d’Azur. Albert Roosens est venu me rechercher au printemps ’70 et je lui suis resté fidèle jusqu’en 1971, quand il a cédé la présidence à Constant Vanden Stock. Celui-ci voulait à tout prix que j’adapte mon système et que je joue avec un libero. Je lui ai répondu : -Ce sera un couvreur ou moi. Il a opté pour cet élément en décrochage et je suis dès lors parti sans demander mon reste.

Pourquoi ne vouliez-vous pas entendre parler d’un libero ?

Parce que, dans ma conception, c’était tout simplement un joueur qui ne servait à rien puisque sa seule finalité consistait à réparer les erreurs des autres. Pour moi, chaque joueur se suffisait à lui-même et n’avait pas besoin d’une nounou pour l’épauler.

« La Liga espagnole est le plus beau championnat »

Avec un libero, en la personne d’Erwin Vandendaele, Anderlecht a décroché son premier trophée européen, la Coupe des Coupes 1976. Toujours pas de regrets ?

S’il y a des regrets à formuler, c’est pour les joueurs. La brillante génération que j’ai eue sous mes ordres aurait assurément mérité d’aller au bout de ses ambitions sportives. Mais il y avait plus professionnel que nous à cette époque. Je songe non seulement aux clubs insulaires mais aussi à ceux situés derrière l’ancien Rideau de Fer et qui n’étaient que des amateurs déguisés. Ce n’est pas un hasard si les semi-professionnels du RSCA ont dû également subir la défaite face au Dukla et au Sparta Prague.

Après votre deuxième mandat au Parc Astrid, vous aviez mis le cap sur l’Espagne. Que vous inspirent ces années-là ?

J’ai passé quatre ans à Las Palmas, ce qui n’est pas donné pour un technicien étranger. Je retiens de cette période que j’ai eu la chance d’évoluer dans ce qui est, à mes yeux, la plus belle compétition européenne: la Liga. Ce jeu technique, à inclination offensive, a toujours été le nec plus ulta pour moi. Avec le club de Tenerife, je me souviens de l’un ou l’autre matche fameux. Comme une victoire à domicile, en Copa del Rey face au Real Madrid: 4 à 0. Au retour, hélas, nous avions été tout bonnement laminés par 5-0. Des renversements de situation pareils, il n’y a qu’en Espagne qu’on les voit. Je suis resté un fan de ce football-là, d’ailleurs. J’avoue un faible pour le FC Barcelone. Je ne cache pas qu’il m’aurait plu de pouvoir diriger des garçons comme Ronaldinho ou Lionel Messi.

Vous suivez toujours les prestations d’Anderlecht ?

De manière générale, je m’intéresse aux performances de tous les anciens clubs que j’ai dirigés. Et le Sporting fait évidemment partie du lot. Mais il y a longtemps que je ne l’ai plus vu à l’oeuvre. De fait, mon tout dernier voyage en Belgique remonte aux obsèques d’Albert Roosens, en 1989. J’avais profité de ce déplacement pour découvrir le lifting du stade Emile Versé, rebaptisé au nom de Constant Vanden Stock. Dans la foulée, je m’étais empressé de saluer quelques anciennes connaissances, comme Michel Verschueren, par exemple, qui avait encore officié sous mes ordres en tant qu’entraîneur physique. C’était à la fin de ma première expérience car, au départ, je faisais tout moi-même: mise en condition et coaching. S’il y avait une grande complicité entre les joueurs et moi, c’est peut-être parce que je faisais tout avec eux. Même les footings en forêt.

« J’ai toujours vouvoyé les joueurs »

Est-il vrai que les joueurs vous appelaient « Monsieur » et non « Coach » ?

Entre eux, ils m’appelaient Sini ou le Corse, je le sais (il rit). Tout comme moi je nommais Paul Van Himst Paulo. Mais en sa présence, je le vouvoyais toujours, même lors de ses débuts à l’âge de 16 ans. Corollairement, en effet, les joueurs m’appelaient Monsieur. C’était une manière de garder ses distances car il ne faut tout de même pas oublier que j’avais à peine 36 ans au moment de débarquer au Parc Astrid. Et j’ai toujours été très à cheval pour tout ce qui avait trait à l’étiquette. La veille de notre finale retour à Highbury, je me rappelle que mes joueurs avaient fait la reconnaissance des installations. A un moment donné, Wilfried Puis, qui n’en était jamais à une facétie près, avait ressenti un petit besoin pressant. Il a voulu s’exécuter sur la pelouse et je l’en ai empêché tout de go en disant : – Monsieur Puis, si vous devez vous soulager, c’est aux toilettes et non sur le terrain sacré d’Arsenal. C’est un pur sacrilège. Il m’a parfaitement compris.

Que souhaitez-vous à Anderlecht ?

Cent nouvelles années tout aussi glorieuses. Avec l’espoir que le club recolle aux grands d’Europe, même si ce ne sera pas une sinécure. Quoiqu’Anderlecht restera à tout jamais Anderlecht. Les grands clubs ne meurent jamais…

Bruno Govers, Sport/Foot Magazine

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