Zones d’ombre

Du rôle du patron de BNP Paribas dans le  » sauvetage  » de Dexia à l’audition du futur président du Conseil européen Herman Van Rompuy devant le groupe de Bilderberg.

[EXTRAITS] Crésus politicus

La photo illustre un article titré Cellule de crise à Bercy. Paris Match consacre quatre pages à la crise née de la faillite de la banque Lehman Brothers. Il s’agit alors de sauver la banque franco-belge Dexia, plombée par ses subprimes, qui s’apprête à se déclarer insolvable. Déjà ! Il faut éviter un  » effet domino  » entraînant l’effondrement d’autres valeurs.

Il est 2 h 40 du matin ce 30 septembre 2008. Le cliché est pris dans le bureau de Christine Lagarde, ministre de l’Economie, où trônent les drapeaux tricolore et européen. Autour d’elle, le directeur du Trésor, Xavier Musca, le secrétaire adjoint de l’Elysée, François Pérol, le directeur adjoint du cabinet de Matignon, Antoine Gosset-Grainville, et des membres du cabinet. De dos, le photographe immortalise la présence d’un autre homme qui ne fait pas partie du staff de Bercy : Michel Pébereau. Il a chaussé ses lunettes et posé un papier devant lui. Il n’est pas là pour goûter au plateau-repas ou simplement disserter. Il est là pour faire valoir son avis face à la ministre dont le visage est grave ? Au milieu de l’assemblée de hauts fonctionnaires venus au chevet de l’industrie bancaire, il occupe la position centrale. Que vient faire le patron d’un établissement bancaire privé, BNP Paribas, au milieu de ce cénacle de décideurs publics ?  » Michel Pébereau joue un grand rôle sur les questions financières, assure un conseiller. Il est souvent appelé.  » Tiens ! le patron d’une banque joue un grand rôle dans un ministère ? Tel un ministre bis de l’Economie, il semble donner la leçon à l’aréopage de hauts fonctionnaires. […]

 » La question est : pourquoi est-il dans le bureau de la ministre alors qu’il n’est pas président de l’Association française des banques ?  » confie un vieux routier de la finance. Le banquier le plus puissant de France – il est alors membre de nombreux conseils d’administration d’entreprises du Cac 40 – est dans une situation embarrassante confinant au conflit d’intérêts. Dexia est une concurrente de BNP Paribas. La présence de Pébereau au ministère paraît lui donner accès à des données sensibles. Par ailleurs, la BNP s’apprête alors à racheter un autre établissement belge, la banque Fortis, qui fera d’elle le numéro 1 européen.  » Le gouvernement devait préserver la place financière d’accidents en chaîne. Humainement, Pébereau ne pouvait pas faire abstraction du fait qu’il pouvait tirer un avantage de la défaillance de Dexia « , souligne un connaisseur du monde bancaire.

Après la levée du jour, Lagarde annonce que Dexia sera recapitalisée par une prise de participation de l’Etat. Montant de la facture : 6 milliards d’euros (dont la moitié pour la France). Deux jours plus tard, la BNP – avec l’aide de l’Etat – fait une offre d’achat sur Fortis, qui sera bel et bien acquise un an après. Entre-temps, un proche de Pébereau, Pierre Mariani, l’un des quatre dirigeants du groupe BNP, est nommé à la tête de Dexia. Pierre Mariani est aussi un proche de Nicolas Sarkozy : il fut son directeur de cabinet au ministère des Finances. La boucle est bouclée. Mouvements de chaises entre amis. Les décisions prises ce soir-là l’ont-elles été au nom de l’intérêt général ou de l’intérêt du banquier qui a l’oreille des ministres ?  » Pébereau fait partie de ces gens qui doivent tout au système et qui, passés du monde de l’Etat à celui du privé, portent une politique très libérale « , souligne un haut fonctionnaire.

L’énigmatique conférence de Bilderberg

Sur le site Internet de la conférence de Bilderberg, le mot est souligné, comme s’il s’agissait d’un avertissement à ceux qui oublieraient la consigne : les discussions se déroulent off-the-record [sic]. Huis clos total. Aucun compte rendu. Cette règle du silence public aurait pour objectif d' » aider une meilleure compréhension des forces complexes qui affectent les nations occidentales dans la période difficile de l’après-guerre « . Certes, la guerre froide n’est plus d’actualité. Mais aujourd’hui,  » il y a plus, et non moins, de problèmes communs « , note la courte présentation du groupe. Le caractère  » privé  » des conversations  » n’a d’autre but que de permettre aux participants d’exprimer leurs opinions librement « .

Bilderberg n’est pas un organe de décision ni de concertation, il n’y a donc pas lieu de publier une position commune :  » Aucune résolution, pas de vote et aucune déclaration politique.  » Las ! La lecture des archives de Bilderberg entreposées à La Haye (Pays-Bas) démontre pourtant que les membres de cette classe dirigeante invisible sont parfois passés au vote. Le compte rendu d’une réunion  » strictement confidentielle « , rédigé dans les années 1950, consulté par les auteurs, atteste que l’influence est bien l’un de leurs objectifs :  » La possibilité de soumettre, à la fin de la conférence, non pas des résolutions mais des conclusions et des suggestions, a été étudiée. De telles conclusions et suggestions ne lient personne ; les participants sont libres, s’ils le désirent, de les considérer comme la base de mesures qu’ils prendraient avec leurs gouvernements respectifs ou organisations ou groupes sur lesquels ils ont une influence, afin qu’elles puissent être adoptées et mises en vigueur. « 

L’audition secrète de Van Rompuy

C’est à la mi-novembre que, dans l’indifférence des peuples, une nouvelle histoire a commencé. L’Europe a pris un nouveau virage. L’enjeu ? La prochaine nomination du président stable (c’est la formule officielle !) du Conseil européen, prévu par le traité de Lisbonne. Ce texte a été provoqué par le  » non  » au référendum de 2005 (notamment celui de la France). Entre eux, les chefs d’Etat se sont mis d’accord sur un nouveau traité, presque identique à celui que les Français et les Néerlandais avaient refusé, avant de le faire ratifier le plus rapidement et le plus discrètement possible, sans demander leur avis aux peuples, de peur qu’ils aient de la suite dans les idées. Au c£ur du nouveau traité, donc, il y a désormais ce  » président stable « , l’un des hommes forts du système avec le président de la Commission et celui de la Banque centrale européenne.

Les citoyens ? Ils ne sont pas appelés à voter. Leurs chefs d’Etat et de gouvernement vont décider pour eux. Un comble, le nouveau président du Conseil sera désigné à l’issue d’un processus opaque lors duquel il ne sera même pas présenté. Dans notre Circus politicus moderne, les magiciens du pouvoir sortiront le lapin Van Rompuy de leur chapeau.

Le 11 novembre, huit jours avant la décision finale, un député fort en voix, Mario Borghezio, membre de la Ligue du Nord, l’alliée, en Italie, de Berlusconi, profère d’étranges allusions au micro du Parlement européen :

Aujourd’hui donc, nous lisons dans la presse des rumeurs de réunions ; nous ne savons même pas si une réunion extraordinaire se tiendra à Bruxelles. Toutefois, je m’interroge : en examinant les noms qui circulent – par exemple, Jan Peter Balkenende, David Miliband et Herman Van Rompuy, pour ne citer que ces trois noms -, est-il possible que personne n’ait remarqué que tous trois assistent régulièrement aux réunions du groupe Bilderberg et de la Trilatérale ?

Le Bilderberg et la Trilatérale reviennent sous les feux de la rampe ! Ces deux réseaux d’hommes d’affaires, de banquiers, de responsables politiques, sont accusés de se comporter comme un  » gouvernement mondial « . Exagéré ? Certainement. Il reste que ces réseaux sont beaucoup plus influents que ne veulent bien le croire ceux qui dénoncent les  » complotistes « . Le Bilderberg, créé au début des années 1950, et la Trilatérale vingt ans plus tard, sont deux groupes idéologiquement proches de l’empire américain. Le but des membres n’est pas de trouver l’âme-s£ur, mais de deviser sur le meilleur ordre du monde possible, en enrichissant leur carnet d’adresses.

Borghezio encore :

Je crois que nous devons établir des principes de transparence, dont se réclament si souvent nos institutions, et nous devons clairement demander à ces personnes s’il s’agit de candidats représentant leur pays et leur parti politique, ou s’ils représentent des groupes occultes qui se réunissent à huis clos et prennent des décisions qui passent par-dessus la tête des gens.

Au lendemain de cette intervention, le 12 novembre 2009, Van Rompuy, qui est alors le Premier ministre belge, rencontre justement ses amis du Bilderberg au château de Val-Duchesse, à Auderghem, au sud de Bruxelles. Le Belge les retrouve au bon moment en tout cas, puisque la scène a lieu à sept jours du sommet qui le désignera comme dirigeant du Conseil européen.

A J-7, alors que, dans les chancelleries, on s’agite autour de cet enjeu majeur, faut-il être mauvaise langue pour considérer qu’il s’agit d’un grand oral ? Peu de journaux européens évoqueront l’intervention du candidat, qui d’ailleurs ne s’est jamais officiellement déclaré. […]

Serait-il donc exact que Van Rompuy a été adoubé par le Bilderberg juste avant sa nomination ? Interrogé, le président du Steering Committee, c’est-à-dire du comité d’organisation du cénacle, à l’époque le Belge Etienne Davignon, par ailleurs ancien vice-président de la Commission, répond par la négative :  » Van Rompuy avait déjà été nommé lorsque nous l’avons invité !  » Les dates prouvent le contraire. Quel était le cadre du débat ?

Confessions de Steevie

L’entretien peut commencer. Sans trop attendre, nous allons parler du groupe Bilderberg. Jusqu’à 2011, avant de céder la place au président du directoire d’Axa, Henri de Castries, Davignon en a dirigé le Steering Committee, le comité de direction. L’homme d’affaires précise avant d’aller plus loin :  » Toute personne qui fait quelque chose et s’étonne d’être critiquée est un con. « 

Il n’a sans doute pas tort. Mais pourquoi le club dont il préside alors le comité d’organisation agit-il aussi discrètement ?  » On n’annonce pas le lieu des réunions du Bilderberg à l’avance car cela poserait des problèmes de sécurité aux pays où ont lieu les conférences. Il y a vingt ans, on aurait pu annoncer que l’on se réunissait au Touquet, ou au sommet de la tour Eiffel, mais les problèmes sont devenus trop grands.  » Par  » les problèmes « , comprendre quelques dizaines de manifestants qui font du bruit et agitent des banderoles. […]

Avant de prendre congé, il demeure une question. Bilderberg serait-il une association sous influence américaine ?  » C’est une foutaise intégrale, s’offusque Davignon. Les discussions peuvent être très animées entre Américains et Européens. Il y a toujours eu des tensions et il vaut mieux en parler. « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire