» YE ÉTAIT COMME UN MARTIEN : ON N’AVAIT PAS DE PRISE SUR LUI « 

Ce week-end, il y aura dix ans que la police judiciaire a arrêté et interrogé Ye Zheyun. Ce serait la seule opportunité pour la justice de parler au Chinois entre quatre-z-yeux. Faute de preuves, il a été libéré la nuit même et a disparu.

Samedi 29 octobre 2005. Le coup d’envoi de Saint-Trond-La Louvière a été donné une demi-heure plus tôt. YeZheyun, son chauffeur, une femme et sa fille s’installent dans la nouvelle tribune, en face de la vieille tribune d’honneur. Une heure et demie plus tard, le score est de 1-3 et Ye est un homme heureux au moment de retourner à Bruxelles. Il poursuit la fête au Rosa, un nightclub près de l’avenue Louise. Ye ne s’intéresse qu’à la jeune fille. Ses avances se font plus explicites une fois de retour à l’hôtel et la mère intervient.

Dimanche 30 octobre 2005. Mère et fille déposent plainte auprès de la police locale. Anonymement, par peur de représailles. Elles parlent à des agents stupéfaits de matches de football falsifiés, de paiements secrets et de paris illégaux. La fille renonce à déposer plainte pour agression sexuelle. Un compte rendu confidentiel est envoyé au procureur.

Lundi 31 octobre 2005. Le procureur transmet le dossier au parquet fédéral et nomme un enquêteur. Il ne se passe rien la journée suivante, qui est un jour férié.

Mercredi 2 novembre 2005. Sport/Foot Magazine évoque des mises anormalement élevées sur le match STVV-La Louvière.  » Betfair, le principal bookmaker en ligne, aurait reçu plus de 600.000 euros, beaucoup plus que pour un match banal de D1 belge, qui équivaut en moyenne à 10.000 euros « , selon notre article.  » Saint-Trond était favori, ce qui assurait de gros gains à celui qui pariait sur La Louvière. Certains bookmakers auraient même suspendu les paris pendant le match  » pouvait-on encore lire.

Le titre de l’article :  » La résurrection de La Louvière pose des questions.  » Sous la direction de GilbertBodart, leur nouvel entraîneur, les Loups ont entamé une fameuse remontée. Le parquet de Bruxelles passe à l’action. Il rencontre Ye, OlivierSuray et PietroAllatta au Hilton. Il fouille leurs chambres puis interroge Ye et Suray. Ye est libéré dans la nuit. Ce sera la seule occasion pour la justice de le voir de près. Le Chinois s’empresse de disparaître, définitivement.

BIG MONEY

Mardi 8 novembre 2005. RolandDuchâtelet, le président trudonnaire, déclare au quotidien De Morgen qu’il a fait analyser les images du match, qu’il a eu des entretiens individuels avec ses joueurs et leur a fait signer une clause supplémentaire à leur contrat, leur interdisant de parier sur leurs propres matches. Le lendemain, il dit au quotidien Het Belang van Limburg qu’on lui a parlé de notre article alors qu’il revenait d’Asie. Il raconte aussi que la police judiciaire a débarqué à Hasselt, ayant appris qu’on avait lourdement parié sur le match Cercle-STVV du 5 novembre. Dès ce moment, Duchâtelet va signaler les matches douteux à la presse avec la régularité d’une horloge suisse.

Le matin suivant STVV-La Louvière, notre rédaction a reçu un courriel. De la part de ChristopheBoulaert, un homme d’une vingtaine d’années, de Renaix.  » J’ai également prévenu des journaux mais ils n’ont pas réagi ou alors, très brièvement, ne trouvant pas ça très grave.  »

Qu’est-ce qui vous avait frappé ?

CHRISTOPHE BOULAERT : Betfair était accessible en Belgique. Plus maintenant, la commission des Jeux de hasard lui a retiré sa licence. De temps à autre, j’effectuais un pari. Il suffisait de cliquer sur un lien pour découvrir un graphique reprenant les sommes misées sur un match. Pour un match belge moyen, ça allait de 10 à 20.000 euros. Pour un match impliquant Anderlecht ou le Club Bruges, ça pouvait se chiffrer à 40 ou 50.000 euros. Ce soir-là, j’ai vu une somme de 300.000 euros apparaître pour STVV-La Louvière. Le montant n’a cessé de croître jusqu’au coup d’envoi. Presque tout l’argent avait été misé sur une victoire de La Louvière. Très bizarre ! Si je me suis intéressé aux montants pariés sur ce match, c’est parce qu’un Anglais avait écrit sur le forum de Betfair : BIG MONEY ON BELGIAN GAME, FIXED ? ? ? Quand La Louvière a gagné, je me suis posé des questions. J’ai eu l’idée d’en parler à la presse, afin qu’elle enquête. La suite est connue.

UN MAUVAIS FILM

Quatre mois plus tôt, Sport/Foot Magazine avait déjà parlé de Ye Zheyun. Connaissiez-vous l’histoire ?

BOULAERT : Oui, je suis abonné à votre revue. Je viens d’ailleurs de retomber sur le fameux article en fouillant mes archives. Comble du hasard, j’ai eu le dossier d’instruction en mains quelques années plus tard. Je travaillais alors au greffe. Un emploi passionnant. Dommage que je n’ai pas conservé ce dossier ! (Rires.)

Pendant que Sport/Foot Magazine est distribué, ce mercredi-là, MarcPiron étudie le témoignage de la mère et de sa fille mineure. Nous sommes le lendemain d’un jour férié et la police judiciaire tourne au ralenti. Piron, commissaire en service, est chargé de l’enquête. Ce qui s’annonçait comme une journée tranquille tourne tout autrement.

Le témoignage se lit comme un thriller. Ye a exposé aux deux femmes ses contacts en Belgique et ses plans pour reprendre des clubs de football. Il leur a raconté comment il payait des joueurs pour influer sur les résultats afin de pouvoir effectuer des paris en toute sécurité. Il a cité des matches concrets. La mère et la fille n’ont pas compris grand-chose mais elles ont l’impression de jouer dans un mauvais film. Les attouchements de Ye les poussent à s’adresser à la police, à condition que celle-ci ne révèle pas leur identité et que Ye ne soit pas confronté à leurs déclarations. Le reste de l’enquête effectuée ce matin-là ne mène à rien.

Peu après midi, une équipe de sept hommes se rend au Hilton. Ce n’est pas une petite équipe, tout est préparé, sans guère d’espoir. On s’attend à ce que l’oiseau ait quitté le nid. Mais non. Ye est installé tranquillement dans le lobby en compagnie de Pietro Allatta, d’Olivier Suray et de son chauffeur. Allatta est reconnu : son passé lui a déjà valu une condamnation. Nul ne peut plus fuir. On fouille la chambre de Ye. On découvre et saisit une enveloppe contenant quelques millions d’euros en liquide ainsi que son ordinateur portable, qui ne contient pas grand-chose.

DES POLICIERS IMPUISSANTS

Ye et Suray sont emmenés au bureau de police pour interrogatoire, pas Allatta : il doit prendre un avion et montre son billet, en guise de preuve. D’un coup, il ne parle plus un mot de français, il ne s’exprime qu’en italien.

Il ne porte pas d’arme, contrairement à la rumeur. On apprendra ensuite que le chauffeur de Ye a purgé une peine de prison. Il ne joue aucun rôle dans les affaires de corruption du Chinois.

Il faut des heures à Piron pour pouvoir entamer l’interrogatoire de Ye. Dix ans plus tard, il reste évasif.  » Il nous a fallu une demi-journée pour trouver un interprète.

Ye ne parlait pas assez bien le français ou l’anglais ou du moins faisait-il semblant. Il avait l’air d’un martien sur lequel on n’avait pas la moindre emprise.  »

Ye fait comme s’il ne comprenait pas, ce qui ressort aussi de l’enquête de journalistes. Il affirme n’être qu’un simple homme d’affaires possédant une usine en Chine et essayant d’implanter des filiales ici. L’argent trouvé devait servir à ouvrir une boutique de fourrure à Paris.

L’enquête démontre qu’il est effectivement allé à Paris. Mais une boutique ? Ye ne convainc pas mais les policiers sont impuissants. Ils ne peuvent utiliser aucun des éléments qu’ils connaissent – les paris, la corruption – puisque rien ne peut mener aux deux femmes.

Tout ce qu’ils peuvent lui demander a trait à la perquisition faite au Hilton. Ce n’est pas beaucoup.

L’interrogatoire s’achève vers deux heures du matin. Faute d’éléments, la police est obligée de libérer Ye, qu’elle ne reverra donc plus. Il ne lui a pas appris grand-chose.

LUTTE INTERNE

En janvier 2006, Piron se voit retirer l’enquête. Il revient de Londres, où il s’est renseigné sur les chiffres réalisés par Betfair sur les matches belges et on le tient pour responsable de fuites dans la presse. C’est injuste, comme le démontrera ensuite une enquête interne.

Son collaborateur et lui-même sont en fait victimes d’une lutte interne pour le pouvoir. Il faudra trois ans pour que son nom soit lavé de toute tache. Le commissaire n’est toutefois jamais soupçonné de sabotage de l’enquête.

 » D’emblée, on m’avait averti que l’enquête était très médiatique et que ça soulèverait la jalousie « , répond Piron.  » Notre approche suscitait des divergences de vues. L’un se concentrait sur les joueurs, l’autre sur les dirigeants. Certains travaillaient discrètement, d’autres préféraient investir la fédération à grand fracas. Cela a créé des tensions.  »

Piron avoue avoir été stupéfait par le monde du football, qui ne lui était pourtant pas étranger. Il avait été dirigeant d’Oud-Heverlee pendant quelques années, avant que le club ne fusionne pour s’appeler OHL. Il évoluait en provinciale.

 » Le petit esprit de la plupart des dirigeants était affligeant. Combien de clubs n’avaient-ils pas reçu des signaux d’avertissement ? Pourtant, ils n’en avaient jamais fait part à la fédération. J’ai eu l’impression que c’était chacun pour soi, parce qu’ils avaient besoin de l’argent de Ye. Sa provenance ne les intéressait pas. Selon moi, c’est aussi ce qui a permis à Ye de se jouer d’eux.  »

MISES ANORMALES

Moins d’une semaine après l’interrogatoire de Ye, Roland Duchâtelet est le premier dirigeant à rompre l’omerta.  » Ça me semble normal « , répond-il dix ans plus tard, par courriel.  » Saint-Trond était également touché. J’ai téléphoné à mon frère, qui travaille à la police fédérale et qui m’a conseillé de me manifester.  »

Quelles réactions a suscité votre coming-out ?

ROLAND DUCHÂTELET : Je n’y ai pas vraiment prêté attention. La principale est venue de Leo Theyskens, l’homme fort du Lierse, qui m’a dit en savoir plus long et m’a demandé conseil. Nous nous sommes donné rendez-vous et ensuite, il a exposé tout ce qu’il savait aux enquêteurs.

D’après Karl Dhont, l’expert des jeux qui allait être nommé chef de la cellule anticorruption de l’UEFA, c’est lui qui vous avait prévenu qu’il se tramait des choses bizarres. Il vous aurait également dit que le match STVV-La Louvière ne s’était pas déroulé normalement.

DUCHÂTELET : Il m’a en effet dit que les paris n’étaient pas normaux. Il m’a cité les sommes jouées et les montants habituels. Je ne me souviens plus de quels matches il s’agissait exactement mais il n’y avait aucun doute possible sur la malhonnêteté de ces actes.

Vous connaissiez Dhont depuis Mr Bookmaker. Il en a été un des fondateurs en 1997 et vous avez intégré le conseil d’administration peu après. Vous déteniez 11 % des actions jusqu’à ce que Mr Bookmaker soit vendu à Unibet début 2005.

DUCHÂTELET : J’ignorais qu’il était un des fondateurs mais de fait, c’est via Mr Bookmaker que nous sommes entrés en contact. Je ne suis pas sûr d’avoir siégé au conseil. J’ai assisté à quelques réunions, en tout cas.

DES JOUEURS CUISINÉS

Vous avez déclaré avoir revu les images de ce fameux match STVV-La Louvière en compagnie de Guy Mangelschots et de n’avoir rien constaté d’anormal. Quelques semaines plus tard, dans une interview à notre magazine, vous avez affirmé avoir été informé, avant le match, de l’assuétude de Gilbert Bodart aux paris. Vous avez encore déclaré avoir pris à part Dusan Belic la veille du match, en lui disant de faire attention.

DUCHÂTELET : J’ai sans doute demandé à Guy Mangelschots de revoir les images et il est bien possible qu’il m’ait dit ne rien déceler d’anormal. Je ne m’en souviens plus. J’étais par contre informé sur le comportement de Gilbert Bodart mais je pense que c’est postérieur au match, soit quand j’ai commencé à prendre des renseignements. Nous avions des doutes à propos de Dusan Belic depuis un moment. Je ne l’ai jamais pris à part mais j’ai très bien pu demander à Guy Mangelschots de s’en charger. Si mes souvenirs sont bons, à ma demande, Guy a cuisiné tous les joueurs, individuellement, après le deuxième match suspect.

Vous vous êtes dit méfiant après la deuxième journée, quand Belic a gaffé contre le Lierse, provoquant la défaite de Saint-Trond 1-0. Vous vouliez déjà mettre Frank Boeckx ou Simon Mignolet dans le but mais l’entraîneur, Herman Vermeulen, les trouvait trop jeunes. Donc, vous aviez des soupçons bien avant le mois de novembre 2005.

DUCHÂTELET : Je ne m’en souviens pas avec exactitude. Ce qui est certain, c’est que nous avions des doutes au sujet de Belic depuis longtemps. Son limogeage nous a coûté très cher : nous ne pouvions rien prouver, puisque l’enquête traînait. La lenteur de la justice nous a fait perdre beaucoup d’argent.

UNE ENQUÊTE CATASTROPHIQUE

En mars 2006, Herman Wijnants a déclaré au Standaard :  » Je peux vous dire que dans cette affaire, ce ne sont pas Leo Theyskens ni Roland Duchâtelet qui ont tiré la sonnette d’alarme. D’autres membres de la fédération s’étaient tournés vers la justice avant eux.  » Savez-vous de qui il parlait ?

DUCHÂTELET : Non, je l’ignore. Peut-être n’a-t-il voulu accuser personne sans preuves.

Dix ans plus tard, quel regard portez-vous sur cette période ?

DUCHÂTELET : L’enquête a été une catastrophe. Si on construisait des autos comme on a mené l’enquête, ces voitures n’atteindraient pas le bout de la rue. L’enquête a coûté beaucoup d’argent au contribuable. Elle n’a abouti à rien, malgré des preuves accablantes, comme Laurent Denis qui a déclaré à la télévision avoir sur son compte un million d’euros (sic) de Ye. Il est honteux de voir la justice fonctionner aussi mal dans un pays développé.

L’affaire est jugée ce mois-ci en appel par le tribunal correctionnel de Bruxelles. Le juge prononcera son verdict en décembre. Trouvez-vous important qu’on prononce des peines dix ans après les faits ?

DUCHÂTELET : Oui, c’est important, du moins si la Belgique a la prétention d’être un Etat de droit. Mais je crains que les gros poissons ne soient pas inquiétés.

PAR JAN HAUSPIE – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Nous avions depuis longtemps des doutes au sujet de notre gardien, Dusan Belic. Son limogeage nous a coûté très cher.  » ROLAND DUCHÂTELET, EX-PRÉSIDENT DE SAINT-TROND

 » D’emblée, on m’a averti que l’affaire serait très médiatique et que ça soulèverait de la jalousie.  » MARC PIRON, COMMISSAIRE CHARGÉ DE L’ENQUÊTE

 » Si on construisait des autos comme on a mené l’enquête, la voiture n’arriverait même pas au bout de la rue.  » ROLAND DUCHÂTELET

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