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Comment le Standard a dribblé Anderlecht pour Jackson Muleka

Le « meilleur attaquant du continent africain » a signé au Standard. En provenance du TP Mazembe, un club historiquement proche d’Anderlecht. Décryptage d’un transfert surprenant. Ou pas ?

« J’ai parlé avec le président, qui est mon papa. Je lui ai demandé si je pouvais partir, il m’a dit : Tu peux s’il y a une bonne offre. Le Standard est venu. Je vais aller chercher la dernière bénédiction chez mon père, mais j’ai déjà signé avec le Standard. Il me l’a déjà donnée de loin, mais je dois aller la prendre à la maison.  »

Jackson Muleka est ému sur cette vidéo postée sur le site du Tout Puissant Mazembe. Il n’a pas encore débarqué chez nous à cause du Covid et des formalités pour recevoir son visa. Mais on nous annonce une nouvelle fatale attraction. Le gaillard, vingt piges, passe pour le meilleur attaquant actif sur le continent africain. Meilleur buteur lors des deux dernières éditions du championnat de RDC, meilleur buteur de la dernière levée de la Ligue des Champions africaine.  » Vous allez l’adorer « , lance Christian N’Sengi. Un personnage, un moulin à paroles. Des origines congolaises, naissance là-bas, mais 57 de ses 58 ans passés chez nous. Il est aujourd’hui le sélectionneur de la RDC, après avoir longtemps coaché son équipe U23. Il combine avec le poste de directeur technique de la fédé.  » Muleka va percer en Belgique, sûr et certain. Je l’ai eu en U23, maintenant en équipe A. Je vais commencer par deux ou trois petits reproches, mais ça va être vite fait. Je lui reproche parfois son côté un peu lent, nonchalant. Il y a des moments où il trottine alors que je préférerais qu’il court. Ça dépend des matches, ça dépend des moments, il peut aussi être comme ça à l’entraînement. Et il doit continuer à travailler son jeu de tête. Mais à côté de ça, quel joueur ! Qu’est-ce qu’il a déjà pu nous régaler avec l’équipe nationale ! Quand il faut entrer dans le vif du sujet, il est le numéro un… Il se débat comme un mort de faim pour arracher des ballons. Et vous allez découvrir sa solidité mentale. Il est toujours serein, appliqué, pas du tout prétentieux malgré son nouveau statut en Afrique. Et il est extrêmement pieux. Son père est pasteur, tout s’explique. Je vous le jure, c’est le fils que tout le monde aimerait avoir. Vivement que les gens puissent retourner au stade parce qu’ils vont l’adorer. Et lui, un public chaud, ça le rend fou.  »

Jackson Muleka, c’est le fils que tout le monde aimerait avoir.  » Christian N’Sengi, coach national du Congo rdc

 » Amener un jeune Africain en Europe et en faire une star mondiale, ça fait toujours rêver  »

Le Tout Puissant Mazembe. Lieu de résidence : Lubumbashi. Un géant d’Afrique, qui renseigne cinq victoires en Ligue des Champions africaine, qui reste le premier club du continent noir à avoir atteint la finale de la Coupe du monde des clubs. Nulle part ailleurs, en Afrique, un club ne peut s’aligner sur les salaires proposés par le TPM.

À sa tête, un des hommes les plus riches du pays : Moïse Katumbi. Homme d’affaires et ex-politicien. Ex-opposant numéro un de Joseph Kabila. Le jour où la politique congolaise l’a condamné à trois ans de prison, il s’est exilé à Bruxelles – sa femme est Belge d’origine burundaise. Mais ce qui nous intéresse, surtout, c’est son lien fort avec le Sporting d’Anderlecht. Quand les Mauves sont allés pêcher Dieumerci Mbokani chez lui, il n’y avait encore rien de structuré. Par contre, tout a été mis dans les clous en 2011, quand le Sporting et le Tout Puissant ont annoncé officiellement un partenariat.  » J’ai participé au dossier « , raconte Fabio Baglio, agent de Dieu depuis son arrivée en Europe.  » J’ai emmené d’abord Philippe Collin, ensuite Roger Vanden Stock et Herman Van Holsbeeck chez Katumbi, au Congo.  » Mais ce partenariat, au final, ne va pas donner grand-chose.  » C’est souvent compliqué « , explique un employé anderlechtois de l’époque.  » J’en ai vu passer pas mal, des annonces de collaboration avec l’Afrique. Il y a eu un projet de fondation d’une école des jeunes au Cameroun, Collin devait s’en occuper. Il a été question de travailler avec l’académie de Roger Milla. On allait aussi bosser en Côte d’Ivoire avec Aruna Dindane. Souvent, ça se limite à la promesse d’un conte de fées. Amener un jeune Africain en Europe et en faire une star mondiale, ça fait toujours rêver.  »

Les premières opérations entre les deux clubs sont scellées en 2012. Bedi Mbenza et Patou Kabangu débarquent à Bruxelles. Deux flops. Et leur échec complique directement l’entente.  » Anderlecht n’a pas respecté tous ses engagements, des paiements ont été faits en retard et ça a choqué les gens du Tout Puissant « , se souvient Baglio, qui avait travaillé sur le deal.  » Ça partait mal.  » Un autre homme qui s’est impliqué dans les dossiers reliant Anderlecht au TP, et toujours proche de Katumbi aujourd’hui, revient sur ces transferts ratés.  » Ils étaient des stars au Congo, traités comme des chefs d’État, tout le monde était à leurs pieds. Ils ont accepté de diminuer leur salaire par quatre pour venir à Anderlecht, où personne ne les connaissait. Ils n’avaient plus faim. Anderlecht s’est planté sur ce coup-là. Ils auraient été bien mieux inspirés s’ils avaient pris au même moment un petit jeune qui était occupé à tout déchirer avec les Espoirs de Mazembe : Ally Samatta. Il avait vingt ans et il était déjà époustouflant.  »

On a cru à de nouveaux deals quand Kompany est rentré

Il a suffi de ça pour distendre – déjà – le lien entre les deux partenaires. Mais les parties sont longtemps restées en contact. Comme quand le président du Tout Puissant, arrivé en exil à Bruxelles, a casé ses deux fils à Neerpede.  » Anderlecht y a vu une occasion de renouer le contact « , détaille un proche des dossiers congolais des Mauves.  » Ils ne venaient qu’à l’entraînement du mercredi après-midi, ils n’ont jamais été affiliés.  » Jean Kindermans, directeur technique du centre de formation, n’a pas été marqué par ces gamins :  » Ils n’ont pas laissé un grand souvenir, j’ai juste le souvenir qu’ils étaient trop justes pour Anderlecht.  »

Autre fenêtre repérée par la direction mauve pour rétablir le contact : en 2017, Christ Kisangala, considéré comme le plus grand espoir de Mazembe, subit une grosse opération à Anvers. Dans la foulée, Herman Van Holsbeeck propose à Moïse Katumbi qu’il fasse sa rééducation à Neerpede. Encore une preuve que les parties s’entendent à nouveau : début 2017, le boss du TP propose quatre joueurs à Anderlecht. Christian Luyindama, Merveille Bokadi, Jonathan Bolingi, et l’Ivoirien Roger Assalé. Ils ne passent pas la rampe. René Weiler estime qu’il a déjà suffisamment de  » Blacks  » dans son noyau. Les trois Congolais filent au Standard – qui fera une opération financière en or sur Luyindama. Assalé signe avec les Young Boys Berne – aussi partenaires du Tout Puissant – et commence là-bas une belle carrière européenne qui le mènera notamment en Liga espagnole. Christian N’Sengi se souvient d’un autre refus mauve :  » Silas Wamangituka jouait dans un petit club au Congo. Il est venu en test, mais Emilio Ferrera le trouvait insuffisant. Via le Paris FC, il s’est retrouvé à Stuttgart, où il crève l’écran.  »

 » Il a un vrai potentiel et il a besoin de travailler dans un bon contexte, comme au Standard, s’il veut exploser « , estime Luis Campos.© pg

Tous ces rendez-vous ratés finissent par éloigner le Sporting et le Tout Puissant. Jusqu’à l’été 2019. Vincent Kompany revient. Son père Pierre a porté le maillot de Mazembe dans une autre vie et connaît le président. Il n’en faut pas plus pour reprendre le fil des deals. Meschack Elia et Arsène Zola sont invités pour un test. Le premier est jugé valable et les clubs trouvent un accord. Mais il ne se présentera jamais pour signer son contrat et filera dans le championnat suisse – pour l’anecdote, le Tout Puissant l’a assigné devant la FIFA parce qu’il aurait triché sur son âge pour pouvoir partir gratuitement. Zola, lui, ne réussit pas son examen.  » Pour moi, c’est incompréhensible parce qu’il est extraordinaire « , lâche Christian N’Sengi.  » C’est un joueur que j’imagine parfaitement dans un club comme Anderlecht, Genk ou Bruges.  »

Anderlecht n’a pas réagi quand Muleka a été proposé en 2019

On en revient à notre Jackson Muleka. Lui aussi a été proposé à Anderlecht, l’année passée.  » J’ai cité son nom, ils m’ont répondu qu’ils allaient se renseigner « , se souvient le coach national. Maintenant, pas sûr qu’il aurait accepté une offre du Sporting.  » Zola est son meilleur pote et Muleka l’a vu rentrer au Tout Puissant, la queue entre les jambes, après son test à Anderlecht « , signale un proche de Muleka.  » J’imagine qu’ils ont parlé de cet épisode, j’imagine que ça n’a pas donné envie à Muleka de venir à Anderlecht. Il est aussi au courant de tous les autres échecs. À côté de ça, il a assisté à l’envol de Christian Luyindama et ça l’interpelle. Il voit que le Standard a joué un rôle déterminant dans le parcours de ce joueur.  »

Mais il n’y a pas que ça. Si Muleka est aujourd’hui Liégeois et pas Bruxellois, c’est aussi dû à des raisons purement financières. Le Standard a lâché deux millions pour le transférer. Anderlecht ne veut plus consentir des dépenses pareilles. Ce n’est pas énorme, mais Katumbi sait très bien ce qu’il fait.  » Le Standard a eu le joueur parce qu’il a accepté une clause hors-normes, une condition qu’on n’accepterait jamais à Anderlecht : reverser à Mazembe 50% de la plus-value sur un transfert futur « , nous dit un proche du dossier.  » Si Muleka part pour dix millions, ça en fera six au final pour le Tout-Puissant.  »

Étonnant : dans l’annonce du transfert, sur le site officiel du TPM, on lit qu’il a été réalisé  » sans l’intervention d’intermédiaires.  » Justement, ce sont des chipotages d’agents qui auraient fait capoter la vente de Jackson Muleka à Lille, tout récemment. Luis Campos, conseiller sportif du LOSC, nous dit simplement :  » C’était un choix du propriétaire de Mazembe de ne pas mettre le joueur chez nous. Il a pris la décision de ne pas travailler avec nous sur ce dossier, c’est un choix que nous respectons.  » Et il enchaîne sur les qualités de l’attaquant :  » Il a un vrai potentiel et il a besoin de travailler dans un bon contexte s’il veut exploser. Je pense que le Standard est un bon club pour y arriver. Il a en tout cas besoin d’un bon accompagnement pour sa première saison en Europe.  »

Cette parenthèse sur les agents n’étonne pas Fabio Baglio.  » Moïse Katumbi est un homme sérieux, il n’a qu’une parole. Par contre, son entourage… Il se laisse influencer par de mauvaises personnes. On se souvient tous de la saga Trésor Mputu au Standard. Il avait signé, tout était fait. Finalement, il n’est jamais venu parce que l’entourage du président de Mazembe a fait capoter l’affaire. C’est à cause de ces gens-là que j’ai coupé les ponts avec Katumbi. On était pourtant très proches. Quand j’allais au Congo, c’est chez lui que je logeais. Via mon magasin de sports à Bruxelles, je fournissais les maillots au Tout Puissant. Mais à un moment, je n’ai plus supporté les gens qui gravitaient autour de lui.  » Pas d’agent officiel, donc, dans le deal Tout Puissant – Standard pour le dossier Muleka. Mais un avocat, Grégory Ernès, qui s’est occupé de la partie administrative du dossier. Il est inscrit au barreau de Bruxelles et spécialisé dans le droit du sport.  » Il est l’avocat attitré du Tout Puissant pour les dossiers à traiter en Belgique « , confirme Baglio.

 » Muleka est serein, appliqué et pas du tout prétentieux malgré son statut « , explique Christian N’Sengi.© PG

 » La France et d’autres pays vont nous supplanter au Congo, c’est incompréhensible « 

À Lubumbashi et sur tout le territoire congolais, Jackson Muleka est occupé à prendre la place de la légende Trésor Mputu dans les coeurs. Il faut le faire. Et on le considère là-bas comme le nouveau Ally Samatta.  » Je suis surpris qu’un club comme Anderlecht ne consacre pas du temps à étudier un partenariat avec un club comme le Tout Puissant Mazembe « , dit Christian N’Sengi.  » La Belgique fait beaucoup de deals économiques avec le Congo, mais il y a peu de mouvements dans le foot. Alors qu’il y a un potentiel énorme. Ça devrait être une priorité. En attendant, des pays comme la France sont occupés à s’installer là-bas et ils vont supplanter les clubs belges. Je peux déjà vous donner le nom du prochain Congolais qui va exploser en Europe : Isaac Tshibangu, un ailier de 17 ans qui est titulaire à Mazembe. Je l’ai déjà inclus dans le noyau de l’équipe nationale. Il est phénoménal, il y a plein de clubs qui sont sur lui. Deux clubs anglais m’ont encore contacté récemment pour avoir des infos. Mais en Belgique, personne ne le connaît, apparemment.  »

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