© gertrud alatare

 » Vivre un match de l’Estonie, c’est un supplice « 

La dernière fois que les Diables ont quitté Tallinn, ils étaient rouges de honte suite à la défaite (2-0). Huit ans plus tard, les choses ont bien changé. Côté belge mais aussi côté estonien, où on aimerait retrouver le succès d’antan.

Tout le monde a encore en mémoire le 8-1 du mois de novembre dernier mais qui se souvient du dernier déplacement des Diables Rouges en Estonie ? En 2009, à Tallinn, on payait encore en couronnes et la Belgique alignait des joueurs illustres comme Roland Lamah et Gaby Mudingayi. Dick Advocaat venait d’être nommé, à charge pour lui de faire sortir l’équipe nationale du désert. Un refrain désormais repris par les Hollandais. Ce soir-là, sur la côte venteuse et glacée de la Baltique, le Petit Général n’a sans doute pu retenir quelques jurons. Après la victoire contre la Turquie, quelques jours plus tôt, l’optimisme était revenu dans le clan belge. Mais le capitaine estonien Raio Piiroja lui avait porté un premier coup en trompant Logan Bailly de la tête. Et en deuxième période, les Estoniens avaient bénéficié de boulevards à faire pâlir les Champs-Élysées, ce qui avait entraîné un deuxième but. L’Estonie était sur un nuage. Mais aujourd’hui, les choses ont bien changé.

Raio Piiroja (37 ans) grimace quand on lui remémore ce but et c’est avec une modestie typiquement estonienne qu’il répond :  » Mon coup de tête n’était pas mauvais.  » Sa carrière (114 sélections, 8 buts) est aujourd’hui terminée mais il est toujours une légende vivante à Pärnu, la quatrième ville du pays, où il exerce le métier de pêcheur.  » J’ai joué mon dernier match et, le lendemain, j’étais en mer « , dit-il.  » Je pêche la sandre. Au printemps, je me lève chaque matin à 3 heures, je rentre à 18 h et je file directement au lit. C’est un travail très dur.  »

Dur, le défenseur central l’était aussi sur le terrain. Plus encore que Mart Poom et Ragnar Klavan, les deux vedettes qui ont joué en Premier League, Piiroja était le symbole du football estonien, l’Estonien de base qui préfère se promener en sandales qu’en chaussures Louis Vuitton et qui a réussi à force de dur labeur.

Ce n’est pas un hasard si le passage de roman estonien le plus célèbre et le plus souvent cité dit :  » Travaille dur et l’amour suivra.  » Signé Anton Hansen Tammsaare. Le travail est le bien le plus précieux des Estoniens.

Comme Leicester

L’Estonie compte 1,3 million d’habitants. Le niveau de l’équipe nationale y est aussi capricieux que la météo. Quand tout va bien, l’équipe estonienne peut faire trembler les plus forts. Quand tout va mal, les supporters préfèrent aller au basket. La campagne pour l’EURO 2012 avait débuté en mode mineur, avec une victoire (2-1) sur les Îles Féroé grâce à des buts inscrits aux 91e et 93e minutes.

Au retour, les Estoniens s’étaient inclinés. Pourtant, grâce à des litres de sueur, de sang et de larmes, l’Estonie avait réussi à se hisser à la deuxième place du groupe, ne s’inclinant qu’au barrage face à l’Irlande.  » Individuellement, les joueurs n’avaient rien de spécial « , dit Piiroja.  » Mais nous avions une équipe solide, composée d’amis. Nous étions une famille. Pour ma part, en tant que capitaine, j’essayais de montrer l’exemple sur le terrain.  »

Ott Järvela, un journaliste, décrit cette campagne comme une tempête parfaite.  » Je la compare au titre de Leicester City en Premier League « , dit-il. Avec Tarmo Rüütli dans le rôle de Claudio Ranieri. Quand, en 2007, il avait accepté le poste de sélectionneur, l’Estonie occupait une peu flatteuse 137e place au classement FIFA. Rüütli avait créé un groupe dont les membres étaient prêts à se battre l’un pour l’autre, ce qui n’était pas évident. Car, à l’instar de ce qui s’est parfois produit en équipe belge entre Flamands et Wallons, il existait une animosité entre les Estoniens de souche et les Estoniens d’origine russe.

Rüütli, né dans les années 50, avait grandi en Union Soviétique et connaissait l’âme russe. Järvela explique la différence de culture footballistique entre les deux communautés.  » Il y avait un fossé entre l’application au travail dont les Estoniens font preuve et le côté frivole des Russes. Cela se voyait surtout à l’entraînement : les Estoniens aimaient le jeu aérien tandis que ceux de Russie préféraient le jeu au sol.  »

Louer des lampes

Russie, le mot est lâché. Même en 2017, il est difficile de faire l’état des lieux du football estonien sans faire référence au passé. Avant l’occupation soviétique (1945-1991), le football était le sport numéro un en Estonie. L’entrée des Soviétiques a tout changé. A commencer par les noms des clubs : JK Estonia, Tallinn JK et VS Sport sont devenus Dinamo, Lokomotiv et Spartak. Puis la langue : dorénavant, le russe était la langue véhiculaire.

Plus petit Etat soviétique, l’Estonie n’avait pas de club assez fort pour disputer le championnat national. Alors qu’en Ukraine, le football restait populaire grâce aux 13 titres de champion d’Union Soviétique remportés par le Dinamo Kiev, les Estoniens tournaient le dos à ce sport.  » Quand j’ai commencé à jouer, dans les années 80, seuls les Russes faisaient du football « , dit Piiroja.  » Les Estoniens préféraient le basket et les sports d’hiver.  »

Au début des années 90, lorsque les Etats baltes se sont prononcés en faveur d’un retour à l’indépendance, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie devaient non seulement reconstruire une nation mais aussi repartir de zéro en matière de football. L’implosion de l’URSS faisait des dégâts partout. Même la Russie ne s’est qualifiée que pour trois phases finales de Coupe du Monde depuis lors. Et elle n’y a gagné que deux matches.

La Fédération estonienne revenait de loin, de très loin. Dans les années 90, pour les matches en nocturne, elle devait demander de l’aide à la Finlande. Comme l’éclairage de ses stades ne suffisait pas, elle louait un kit à ses voisins. En 1996, face à l’Ecosse, l’UEFA refusait cette solution et avançait le match. En guise de protestation, l’équipe locale déclarait forfait. Après trois secondes, l’arbitre mettait un terme à la partie sous les huées des supporters écossais qui chantaient There’s only one team in Tallinn.

 » En 1999, lorsque nous avons affronté Tulevik Viljandi avec le Club Bruges, nous avons joué dans le stade d’une école sur un terrain qui ne ressemblait à rien « , dit Edgaras Jankauskas.  » Et si nous avons joué là, c’est parce que le stade de Viljandi était pire encore.  »

Différence de buts : 11-192

Des symptômes de croissance trop rapide pour une fédé qui n’avait pas de temps à perdre.  » Quand je suis arrivé en Estonie, en 2000, tout était en chantier : pas seulement les stades mais tout le pays « , dit l’entraîneur hollandais Arno Pijpers qui, pendant quatre ans, au début du siècle, a combiné le job de sélectionneur fédéral avec celui d’entraîneur du FC Flora.

Plus tard, il est devenu directeur technique et a donné des cours. Depuis le début de l’année, il entraîne à nouveau le FC Flora.  » Beaucoup de stades ont été rénovés et le niveau des coaches a beaucoup évolué.  » Le football est bien mieux organisé en Estonie qu’en Lituanie ou en Lettonie. La Fédération a réussi à mettre fin aux scandales sur les paris, plaie des pays baltes, et le football est redevenu le sport numéro un. En nombre de pratiquants, du moins, car le public ne s’y intéresse toujours guère.

L’équipe nationale attire pas mal de monde mais les matches de championnat se disputent devant 200 à 300 personnes de moyenne. Les séquelles des dégâts commis par les Soviets sont toujours bien présentes.  » Mais le sentiment que les clubs représentent la communauté locale est de plus en plus présent « , dit Järvela.

Le niveau du championnat est de plus en plus élevé aussi. Lors de son premier passage par Flora, Pijpers n’avait qu’un seul rival : Levadia. Il faisait surtout appel à de jeunes Estoniens tandis que Levadia, l’équipe du magnat de l’acier Viktor Levada, alignait plusieurs étrangers, surtout des Russes et des Africains. Pour information : 26 des 30 joueurs inscrits par un club doivent avoir été formés en Estonie.

De 1997 à 2011, Flora et Levadia se sont partagé 14 des 15 titres. TVMK, aujourd’hui en faillite, est le seul à leur avoir mis une fois des bâtons dans les roues (en 2005), notamment grâce aux 41 buts ( ! ) inscrits cette saison-là par Tarmo Neemelo. Un joueur dont les plus fervents sympathisants de Zulte Waregem se souviennent peut-être car, quelques années plus tard, il a fait quelques apparitions fugaces sous le maillot de leur club.

Depuis, la concurrence est plus forte. Deux autres clubs de la capitale, Infonet et Nõmme Kalju, ont rejoint les sommets. Ces quatre clubs perdent rarement contre les autres et le titre se joue donc lors des matches qui les opposent.  » La différence entre les quatre premiers et les deux derniers est énorme « , dit Pijpers. Pour vous donner une idée : en 2011, Ajax Lasnamäe a terminé la saison avec quatre points en 36 matches et une différence de buts de 11 à 192.

Pas de professionnels

Nous avons voulu voir cela de nos propres yeux. Par une belle journée de printemps, 200 personnes s’étaient donné rendez-vous au nouveau Strandstadion de Pärnu, où Vaprus, l’équipe locale, affrontait Levadia. Vaprus signifie courage et il allait en falloir à ses joueurs car Pärnu était dernier avec un misérable petit point tandis que Levadia occupait la première place et avait battu Pärnu 8-0 une semaine plus tôt à Tallinn. En championnat d’Estonie, qui se tient de mars à novembre, les clubs se rencontrent quatre fois par saison.

En suspendant une banderole publicitaire, Tarmo Tõnismann soupirait :  » Nous jouons avec des gamins de 18 ans plus un ou deux joueurs expérimentés. Je me demande ce qui va nous arriver.  » Tõnismann est enseignant et délégué de l’équipe.

 » Tout à fait bénévole. Ici, il n’y a pas de professionnels, même pas les joueurs.  » Il nous quittait ensuite pour donner des consignes aux ramasseurs de balle et préparer le café. A voir cela, on ne s’étonne pas que Piiroja, qui fut président du club pendant deux ans, ait été découragé.  » Le problème, c’est que tout l’argent et les sponsors sont concentrés à Tallinn. Les clubs de province ne peuvent rien entreprendre car ceux de Tallinn viennent leur piquer tous les joueurs qui ont un peu le niveau. Nous n’avons pas les moyens de les conserver.

La seule chose que nous puissions leur offrir, c’est un job à mi-temps qui leur permette d’être semi-pros. Des clubs comme Viljandi ont le même problème. Seul Tartu fait un peu mieux, parce que c’est une ville universitaire. La Fédération veut distribuer de l’argent aux clubs afin qu’ils puissent conserver une partie de leurs meilleurs joueurs et que, à terme, tous les clubs de l’élite puissent devenir professionnels.  »

Les gamins de Pärnu prennent le temps de se motiver. Leur équipe fait penser à celle que le FC Malines alignait après la faillite il y a quinze ans, mais sur le terrain, l’équipe représentative de la capitale estonienne de l’été se défend bien. Ses joueurs se battent comme des lions et ne s’inclinent que 1-2. Järvela aurait-il raison lorsqu’il prétend que, pas à pas, les petits clubs refont leur retard ?

par Tom Peeters à Pärnu – photos Gertrud Alatare

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire