VIVIER THAÏ

Après la Côte d’Ivoire et Madagascar, le patron de Beveren remet ça en Thaïlande, près de Bangkok.

L’équipe de football des 12 ans de la prestigieuse école Assumption de Thonburi, près de Bangkok, collectionne les trophées. C’est la meilleure du pays dans sa catégorie. Enfin, c’était… jusqu’à ce jour de novembre 2005 lorsque les enfants au maillot rayé rouge et blanc prirent la pilule de leur histoire : 6-0 ! Une démolition sans pitié par un groupe de 20 gamins aux pieds nus qui six mois auparavant tapaient encore dans des ballons à moitié gonflés sur des terrains vagues des grandes villes thaïes ou sous les ponts enfumés de Bangkok. Min, Bat, Got et leurs 17 petits compagnons n’ont pourtant pas la grosse tête.  » Ici, après le match entre deux gorgées d’eau fraîche, on s’amuse à jouer, c’est super « , lance Got.

 » Ici « , près de la ville de Ban Bung, à une centaine de kilomètres à l’est de Bangkok, c’est l’Académie JMG de Football de Thaïlande, la première académie indépendante d’Asie, selon ses fondateurs. JMG sont les initiales de Jean-Marc Guillou, 60 ans, ancien joueur de l’équipe de France (19 sélections de 1974 à 1978), un des meilleurs milieux de terrain de sa génération, équipier un moment de Michel Platini et copropriétaire et directeur technique de Beveren depuis 2001 où la plupart des joueurs sont des Ivoiriens d’Abidjan.

Guillou a créé en 1994 la première académie de foot pour enfants à Abidjan en Côte d’Ivoire. A l’époque peu y croyaient. Onze ans plus tard, l’équipe ivoirienne dont les trois quarts des joueurs sont issus de l’académie, est pour la première fois de son histoire qualifiée pour une coupe du monde.

 » 70 à 80 % de nos gamins sont devenus des professionnels « , précise Guillou.  » Ils évoluent dans les championnats africains ou européens « . Plusieurs promus d’Abidjan sont devenus stars de grands clubs européens : Kolo Touré et Emmanuel Eboué (Arsenal), Gilles Yapi Yapo (Nantes), Arthur Boka (Strasbourg), Aruna Dindane (Lens), Didier Zokora (Saint-Etienne),…

Robert Procureur, partenaire belge

L’Asie, Guillou n’en connaissait que les clichés des cartes postales. Son continent c’était l’Afrique, avec Abidjan mais aussi Madagascar où il lança une deuxième académie en 2001. C’est finalement une rencontre avec Robert Procureur, homme d’affaires belge établi à Bangkok et grand passionné de football, qui va le décider à fonder une académie en Thaïlande.

Ce pays est accro au foot. Personne n’ignore les derniers scores de la Premier League britannique ou le montant des transferts de la Serie A italienne. Les emblèmes, maillots et tasses à l’effigie de Manchester United ou du Real Madrid se vendent comme du riz frit dans des boutiques officielles ou, plus souvent, officieuses. On parie beaucoup d’argent sur le nombre de fois que les artilleurs de Newcastle frapperont le poteau lors de leur prochain match contre Liverpool. Les Thaïs regardent tellement le championnat anglais à la télé qu’un milliardaire de la bière paye une fortune pour faire imprimer sur les maillots des joueurs d’Everton le nom de sa blonde que l’on ne trouve même pas dans les pubs locaux. Mais le foot thaï ne parvient pas à déborder les frontières de l’Asie du Sud-Est. Dans ce pays, le sport est pris en charge par les écoles, à l’américaine, mais sans suivi ni stratégie à long terme. Le championnat local qui pour cause de mousson ne dure que six mois n’incite pas à la rigueur et la discipline.

Procureur, 46 ans, marié et père de deux enfants, menait une brillante carrière en Belgique. Directeur commercial de Renault Belgique puis d’Europcar, il créa ensuite, au début de la déferlante des téléphones portables, sa propre société de télécommunication. La Thaïlande, il la découvre comme beaucoup de Belges, en touriste.

 » J’y ai vite apprécié la qualité de vie, l’amabilité des gens, le climat agréable et aussi les réelles possibilités d’intégration pour la famille « , précise-t-il. En 1998, il fait donc le grand saut, revend ses affaires et s’installe en famille dans un vaste appartement qui domine le fleuve Chao Praya à Bangkok.

En Thaïlande, il crée plusieurs sociétés et se lance dans la vente d’antiquités – principalement en provenance de Chine -, la production de CD musicaux et la location de villas le long de la Mer d’Andaman dans le sud. Pilier infatigable des Gaulois, équipe de francophones, qui évolue dans un championnat de foot pour étrangers à Bangkok, il pratique aussi régulièrement le golf sur les parcours locaux. Récemment, il a organisé un tournoi pour une centaine de Belges.

 » J’ai entendu parler de Jean-Marc Guillou par l’intermédiaire de Jean-François Couet, un Français professeur d’histoire et géographie à l’Ecole française de Bangkok et ami de longue date de la famille Guillou « , précise Procureur.

L’idée de créer en Thaïlande une académie sur le modèle ivoirien germe alors. Il rencontre Guillou à Beveren, L’ancien international français accepte de se rendre en Thaïlande pour se faire une idée plus précise.

La technique aime les petits

 » Au début, tout le monde était sceptique « , sourit Procureur.  » Il y avait cette idée largement répandue que les Asiatiques sont trop petits et pas assez physiques pour atteindre le top niveau « .

Guillou évacue ces préjugés :  » Beaucoup de joueurs parmi les meilleurs sont petits, regardez DiegoMaradona ou Ronaldinho. Et puis, les petits joueurs compensent par leur agilité, leur vitesse, leur créativité. De plus, en Thaïlande, il y a de bonnes infrastructures, souvent meilleures qu’en Europe. Et les jeunes ont d’excellentes aptitudes techniques qui ne demandent qu’à être développées « .

En six ans, Procureur a établi des liens privilégiés avec les milieux d’affaires thaïs et étrangers. Il convainc plusieurs sociétés dont le principal équipementier thaï d’investir dans ce projet :  » C’était loin d’être acquis car des gamins de 12 ans qui jouent au foot présentent peu de visibilité aux yeux d’un sponsor. Mais plusieurs ont pris le risque de se lancer dans le projet. Les sponsors thaïs sont persuadés que de l’académie sortiront les joueurs de l’équipe nationale de demain et qu’un jour cette équipe participera à une coupe du monde « . Aujourd’hui, Procureur consacre la plus grande partie de son temps à l’académie :  » C’est une super aventure humaine qui me permet d’assouvir ma passion pour le foot « .

Guillou lui décroche un parrainage de poids, celui de son ami Arsène Wenger, manager d’Arsenal et par ailleurs co-propriétaire avec lui de Beveren.

Lors d’une interview récente au siège d’Arsenal, Wenger précisait que son soutien à l’académie de Thaïlande  » n’était pas motivé par un souci d’image mais bien davantage par l’humanisme et la philosophie de ce grand projet qui est de donner une chance à de jeunes joueurs de réaliser leur rêve « .

Mais le manager français ajoutait qu’il s’agissait aussi de voir  » si avec la même qualité de travail, les joueurs asiatiques sont aussi capables de faire une carrière en Europe où l’on trouve une sélection des meilleurs joueurs du monde « .

Thierry Henry, lors de la même interview, apportait également son appui :  » En Europe, parfois on se concentre davantage à faire de bons joueurs mais parfois sans se soucier trop à en faire de bons êtres humains. C’est ce que j’aime avec la façon dont Jean-Marc Guillou travaille, il aime le jeu, et après tout, le football n’est que cela « .

Une fois à maturité, direction Beveren

Arrivés à maturité, à 18 ou 19 ans, les meilleurs promus de Thaïlande devraient se voir offrir une chance de jouer en Europe.  » L’idée, c’est de les faire d’abord évoluer dans un club européen modeste, comme Beveren, où ils se développeront « , précise Procureur.  » Trop de jeunes joueurs ont vu leur carrière brisées parce qu’on leur promettait la lune dans des grands clubs « .

En Thaïlande, la méthode Guillou sera à nouveau mise à l’honneur : celle qui, selon son fondateur, privilégie l’intelligence et le jeu…  » Trop souvent, les entraîneurs choisissent des joueurs grands et puissants qui évoluent au détriment du football de qualité « , estime l’ancien international français.  » Nous, on facilite le jeu court, la technique, le jonglage, le mouvement, le jeu rapide. Les joueurs sont sélectionnés pour leur vélocité, leur sens du jeu, leurs qualités techniques supérieures au physique. Car le physique suivra « .

Christophe Larrouilh, ancien avocat spécialisé en droit du sport et collaborateur de Guillou en Afrique, est devenu entraîneur principal de l’académie de Thaïlande et ajoute que  » les Thaïlandais possèdent une culture de la balle, ils ont compris l’esprit du jeu, ils y prennent plaisir, ce qui influence leurs qualités techniques, ils sont très vifs. L’entraînement se fait en séances brèves et à pieds nus les trois premières années pour éviter fatigue et blessures. On s’inspire notamment d’un des sports les plus populaires en Thaïlande, le takraw, sorte de volley qui se joue avec les pieds et la tête. Mais pour se préparer davantage aux rudesses du foot international, dès la troisième année les académiciens participeront à des tournois européens pour moins de 18 ans comme ceux d’Arsenal en Grande-Bretagne « .

Les vingt gamins de la première promotion sont gâtés. Pendant sept ans, la durée d’un programme scolaire et sportif complet, ils vivront dans de superbes installations modernes. Terrains, dortoirs, douches, vestiaires, restaurant, salle de jeux, classe et piscine ont été construits en pleine campagne, au milieu des plantations de cannes à sucre. Le budget de 95 millions de bahts (près de deux millions d’euros) pour un cycle, mais dont la moitié reste à trouver, est fourni à parts égales par des sponsors et des apports personnels . En attendant de développer son propre cursus, l’académie a organisé avec les autorités scolaires locales un horaire à la carte pour les jeunes académiciens dans une école locale.

Procureur et Larrouilh ont supervisé 5.000 gamins âgés de 11 à 13 ans dans une dizaine de villes de Thaïlande. Dans le Sud, région secouée par de violents troubles politico-criminels, l’armée, par crainte d’attentats, a mis à disposition un de ses camps pour assurer la sécurité des sélections. En avril, les 60 meilleurs ont été convoqués à Ban Bung pour la sélection finale de 16 joueurs sous la direction de Guillou. Beaucoup de parents avaient fait le déplacement. Les espoirs étaient énormes.

 » La plupart des enfants sont issus de milieux très pauvres « , précise Procureur.  » Pour nous, l’aspect social est primordial. Nous savons que tous les gamins ne deviendront pas des stars en Europe, quelques-uns n’atteindront même pas le niveau professionnel en Thaïlande mais l’important est qu’ils auront bénéficié d’une solide éducation, gratuite de surcroît, et cela leur restera à jamais « .

Un succès de toute manière

Thon et Thong sont jumeaux. Plus ou moins abandonnés par leurs parents séparés, ils vivaient dans une masure de bois et de ciment à Bangkok avec leurs grands-parents et une smala d’oncles, de tantes et de cousins. Un soir, Khun Sumeth, éducateur et aujourd’hui entraîneur adjoint et interprète à l’académie, les repère alors qu’ils dribblent et taclent sur le gravier d’un parking. Ils les prend en charge et les présente aux sélections. Aujourd’hui, les jumeaux sont deux des meilleurs techniciens et parmi les plus créatifs de la promotion.

 » Chez eux, ils risquaient de mal tourner « , explique Sumeth.  » Il y avait beaucoup de problèmes familiaux et des amis les emmenaient souvent ailleurs, dans des salles de billard où des jeunes fumaient du yabaa (métamphétamine) « .

Tous deux sont ravis de leur nouvelle vie.  » Ici tout est bien, l’entraînement, la classe, les toilettes « , sourit Thong qui a pour idole Steven Gerrard et rêve un jour de jouer pour Liverpool.

L’ambiance familiale est un leitmotiv chez les apprentis footballeurs.  » On a beaucoup d’amis, c’est comme une famille « , sourit Bat qui reconnaît que ses parents lui  » manquent parfois, un peu…  » mais qu’il  » préfère rester ici  » que de retourner dans sa maisonnette surpeuplée de province .

Bien sûr ils rêvent tous d’un destin à la Zinédine Zidane. Mais s’ils reconnaissent sans exception vouloir un jour jouer pour l’équipe nationale thaïe, aucun ne veut évoluer dans le cham-pionnat local.  » On veut tous jouer en Europe, c’est là qu’il y a le meilleur football « , lâche Koto.

En six mois, la réputation de l’académie s’est déjà propagée à travers le royaume. Un après-midi, le personnel d’encadrement technique a eu la surprise de voir débarquer 200 Thaïs venus en bus de Had Yai, grande ville du sud. Ils suivaient un séminaire dans la région et avaient été invités à visiter l’académie par l’un d’eux, père de Don, un des petits sudistes de la promotion.

 » Lorsqu’on revient chez nous pendant les vacances, nos amis nous posent beaucoup de questions sur l’académie « , ajoute Pom,  » On est très fier de leur répondre et leur expliquer comment cela se passe « .

En août dernier, quatre petits Ivoiriens ont rejoint les 16 Thaïs à l’académie. Messi, Koffi, Cyrille et Allassane faisaient partie de la nouvelle promotion de l’académie d’Abidjan qui pour de multiples raisons, n’a pu ouvrir cette année. Le football et le sens de l’accueil à la Thaï ont vite balayé les différences culturelles et linguistiques.

 » On a tout de suite aimé la Thaïlande, on a été très bien reçu « , dit Messi.  » Ici c’est un peu comme l’Afrique… Le riz, les épices, le soleil… Au début on communiquait par signes mais bientôt on pourra parler puisqu’on apprend le Thaï « .

Le soir du 6-0 historique, le couvre-feu de 20 heures a été exceptionnellement prolongé et les petits Ivoiriens ont invité leurs camarades thaïs dans leur chambre. Sur la chaîne audio compacte qu’ils avaient apportée d’Afrique dans sa boîte d’origine, ils ont joué un CD d’un groupe d’Abidjan. Les apprentis Zidane se sont mis à danser. La nuit venue, ils ont sans doute rêvé qu’un jour Thaïs et Ivoiriens se retrouveraient en finale d’une coupe du monde.

THIERRY FALISE

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