Vérités arabes

L’histoire retiendra que les révoltes arabes ont aussi trouvé leur terreau dans les stades. Démonstration…

Le gardien réserviste libyen Guma Mousa est assis sur le terrain du Stade Abdelaziz de Tunis, incapable de marcher. L’équipe nationale de Libye prépare son ultime match qualificatif pour la phase finale de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) contre la Zambie, en donnant la réplique au club tunisien de l’AS Marsa. Cela convient bien aux internationaux libyens, incapables de s’entraîner à Tripoli pendant la guerre civile.

Après tout, la Tunisie n’est-elle pas le berceau de ce fameux  » Printemps Arabe « , ce mouvement de révoltes qui s’est répandu comme une traînée de poudre au Maghreb et au MoyenOrient, exigeant la fin de dizaines d’années de régimes autocratiques ? Guma Mousa a eu une existence paisible jusqu’au début des manifestations contre le régime du colonel Kadhafi en février 2011. Ce joueur, comme 17 de ses coéquipiers, annonce alors qu’il rejoint le mouvement des troupes rebelles basé à Benghazi lorsque la révolte se mue en guerre civile, incluant des frappes aériennes de l’Otan contre Kadhafi. Le ralliement des joueurs à la cause constitue un fameux coup de pub pour les rebelles dans un pays où le foot constitue quasi le seul sport national et dont les derbies les plus acharnés – entre Ittihad et Al Ahly – se disputent devant plus de 90.000 spectateurs.

Des joueurs et des fusils

Des photos sont prises de Mousa posant avec un fusil. Une autre le montre souriant devant des armes anti-aériennes.  » Je dis au colonel Kadhafi de nous laisser tranquilles et de nous permettre de créer une Libye libre « , raconte-t-il lors d’une interview à la BBC en juin dernier.  » En fait, je souhaite plus que tout que Kadhafi quitte cette vie à jamais.  »

Au moins une demi-douzaine de joueurs de l’équipe nationale ont rejoint le front pour se battre aux côtés des rebelles, même après que le capitaine de l’époque – Tariq Taib – déclare que l’équipe soutient Kadhafi, traitant les rebelles de  » rats et de chiens « . Tous, sauf Ahmed Alsagir – touché à l’épaule et qui a rejoint le front après avoir été soigné à l’hôpital – sont revenus en équipe nationale sans une égratignure une fois Kadhafi en fuite.

Mais la chance de Mousa tourne en Tunisie : un tackle appuyé d’un attaquant de l’AS Marsa le blesse ! Ce que n’ont pas réussi les forces loyalistes durant de nombreux mois ! Une blessure de jeu est parfaitement acceptable par un peuple libyen qui a vécu les affres de la guerre civile. L’année 2011 a été riche en événements d’actualité mais le Printemps Arabe restera longtemps dans les mémoires. Avec des révoltes qui continuent en Syrie et ailleurs, ce vent de changement va redessiner sans doute durablement la carte politique au Moyen-Orient. Ce qui est plus surprenant, par contre, c’est le rôle important joué par le ballon rond dans les révoltes politiques dans la région.

Le football est un catalyseur politique largement sous-estimé, un miroir qui reflète les valeurs, les peurs, les espoirs, les rêves et les haines d’une société. Mais le foot dans le monde arabe est devenu bien plus qu’un simple reflet du maelstrom politique qui l’a secoué. Dans de nombreux cas, les joueurs, les supporters, les propriétaires et les dirigeants des clubs ont joué un rôle prépondérant, parfois même vital, dans le changement politique.

Les réformes, la démocratie et la révolution semblent des notions bien lointaines lorsque j’arrive comme reporter sportif au MoyenOrient, en 2004. La realpolitik pratiquée par les puissances occidentales, qui découle de la guerre au terrorisme dictée par les Etats-Unis, signifie que les tout-puissants de la région – Kadhafi en Libye, Hosni Moubarak en Egypte, Ben Ali en Tunisie, pour n’en citer que trois – sont courtisés et choyés. Chacun a un rôle important : empêcher que l’islamisme radical se répande comme une traînée de poudre ou approvisionner le monde en ressources naturelles abondantes (pétrole, entre autres). Ce soutien tacite a réduit les libertés des citoyens de ces pays à peau de chagrin. Protester est impossible : toute révolte est réprimée sans pardon. L’opposition aux régimes de fer est donc neutralisée et peu significative. Pourtant, certaines poches de l’espace public contiennent les ferments du mécontentement et de l’opposition. L’une est la mosquée, l’autre le stade de foot. En Jordanie, en Iran, en Libye, en Tunisie, en Syrie et au-delà, les clubs de foot et leurs supporters trouvent de l’espace pour respirer, même si ce n’est que de courte durée.

Quand des supporters se muent en leaders d’opinion

Ce sentiment a été le plus présent en Egypte à l’époque. Lorsque je me rends au Caire en 2007 pour relater le derby entre Al Ahly et Zamalek (le plus gros match en Afrique et sans doute l’un des plus suivis sur la planète foot), je rencontre Assad pour la première fois. Il vient de fonder les Ultras d’Al Ahlawy. A l’époque, ce n’est qu’une forme de soutien à son équipe, à l’instar des ultras de l’autre club de son c£ur, l’AC Milan. Mais ce club de supporters s’est rapidement mué en quelque chose de plus large, de plus politique et de plus organisé.

En 2007, Hosni Moubarak, président depuis 1981, semble encore intouchable. Il vient de remporter une élection nationale avec plus de 89 % des suffrages et comme me l’a dit un journaliste du défunt quotidien Daily Star, l’Egypte est  » sans espoir « . La société égyptienne suffoque après trois décennies de dictature, à tel point que les gens trouvent refuge dans le football pour échapper à la grisaille du quotidien. Assad m’a dit :  » Les deux principaux partis politiques en Egypte sont Al Ahly et Zamalek. Ce sont nos échappatoires.  »

Au début, Al Ahly n’a qu’une cinquantaine d’ultras, systématiquement en infériorité par rapport à la police. Aucune contestation, si ce n’est à l’égard des rivaux du Zamalek, ne résonne dans le stade. Deux ans plus tard, l’Egypte est transformée. Un match qualificatif pour la Coupe du Monde 2010 contre l’Algérie tourne au cauchemar et démontre la faillite du système Moubarak à la face du monde. La presse, contrôlée par le gouvernement, n’a eu de cesse de publier des provocations à l’égard des Algériens, dont 4 joueurs sont blessés lorsque le bus des Fennecs est la cible de jets de pierres. Al Ahram, la voix du pouvoir, déclare que les Algériens se sont blessés eux-mêmes pour humilier l’Egypte. Une équipe de télé française et un représentant de la FIFA ont tout vu mais le mal est fait. L’Egypte bat l’Algérie 2-0 et force un test-match au Soudan, cinq jours plus tard.

Ce succès s’avère vain, puisque les Pharaons sont battus à Khartoum. Cette défaite cuisante laisse le peuple égyptien en deuil, humilié et en colère. Le fils de Moubarak, Gamal, qui doit lui succéder, est passé sur Nile TV pour évoquer des tas de théories de conspiration, ce qui le rend enfantin et petit joueur, loin de la stature nécessaire à la conduite de l’Etat. Ce fut un moment psychologiquement important : les Egyptiens ne voient pas d’un bon £il Gamal succéder à son père. Assad s’est alors juré de ne plus supporter l’équipe nationale aussi longtemps que Gamal Moubarak la traiterait avec condescendance.

La colère des ultras

En janvier 2011, le mouvement des ultras égyptiens est devenu imposant, instruit politiquement et anti-gouvernement. Ils sont surtout très en colère.  » Vivre sous Moubarak, c’est comme vivre sous le communisme en Europe de l’Est. Personne ne peut parler à quelqu’un d’influent, capable d’organiser un soulèvement « , explique Assad. Nous nous sommes rencontrés en mars, deux mois après la révolution, lors du premier match d’Al Ahly. Durant le renversement de Moubarak, la saison de foot a été interrompue vu le vide au niveau de la sécurité.

 » Le concept d’une organisation indépendante n’a pas existé sous le Raïs. Ni au niveau des syndicats ni au niveau des partis politiques. Rien n’a été organisé. Nous avons alors lancé les clubs de supporters ultras. Il n’est alors question que de sport mais on a senti un frémissement chez les jeunes : ils sont très intelligents et peuvent se mobiliser rapidement. Le pouvoir nous a considérés comme une menace. Plus, ils ont essayé de nous intimider, plus notre statut est devenu culte. Le ministre et les médias nous ont décrits comme un gang violent. On n’a pas supporté juste une équipe de foot, on s’est battu contre un système et un pays entier. Nous avons affronté la police, le gouvernement, nous nous sommes battus pour nos droits. Avant la chute de Moubarak, la police et le gouvernement n’en ont fait qu’à leur tête. Les ultras nous ont alors demandé de nous exprimer. En 2007, nous avons planté la semence qui a éclos début 2011. « 

Les techniques développées pendant 4 ans par Assad et les ultras d’Al Ahly pour affronter les forces de l’ordre autour des stades se sont avérées bien utiles lors de la révolution du 25 janvier et du  » Jour de la Colère « , qui a eu lieu 72 heures après. On a vu pendant plusieurs jours des confrontations violentes entre des forces de police rodées à la répression des opposants et un public totalement pas préparé à cela.

 » Je n’irai pas jusqu’à affirmer que nous sommes seuls responsables de la chute de Moubarak « , poursuit Assad.  » Mais notre rôle a été de faire rêver nos concitoyens, leur dire que quand un flic te tape, tu peux lui rendre son coup et pas t’enfuir. Nous avons vécu dans un Etat policier et notre rôle a débuté bien avant la révolution. Pendant les jours cruciaux, il y a eu les Frères Musulmans, les activistes et les ultras. C’est tout. « 

De l’autre côté du Caire, d’autres ultras autrefois ennemis jurés – les Zamalek Ultra White Knights (UWK) – ont rejoint le mouvement pour la bataille ultime de la Place Tahrir. Le très sérieux New York Times a remarqué que les UWK font partie du groupe qui a envahi puis incendié le siège du Parti Démocratique National de Moubarak. Lors de la fameuse  » Bataille des chameaux  » – lorsque les troupes loyalistes ont envahi la place Tahrir sur des chameaux et armés de machettes – les ultras UWK utilisent l’expérience acquise pour désarçonner leurs adversaires de la police lors des matches.

 » C’est une guerre entre nous et la police « , dit Amir, l’un des leaders qui organise les activités des ultras.  » Nous les affrontons à chaque rencontre. Nous savons quand ils courent et quand nous devons les faire courir ! Nous avons appris aux protestataires comment lancer des briques, utiliser des bâtons, des tactiques de guérilla. Au début de la bataille des chameaux, les gens ont pris peur mais nous nous sommes défendus pour finalement attaquer la police montée. « 

Mohammed, un autre leader haut placé parmi les ultras, ajoute :  » Le jour de la colère, nous avons établi un plan. Chaque groupe d’environ 20 personnes évolue séparément des autres. Cela n’a l’air de rien, mais tous ensemble sur le square cela représente 10 à 15.000 personnes qui se battent sans peur. Les ultras ont dirigé l’opposition.  »

Des groupes de supporters particulièrement bien informés aussi : un ultra raconte que les opposants tunisiens les ont aidés à faire face à la riposte policière. C’est ainsi que les Egyptiens ont mis du Pepsi dans leurs yeux, ce qui semble annihiler l’effet des gaz lacrymogènes. Une tactique des opposants du régime Ben Ali à Tunis quelques semaines avant.

Joueurs en prison au Bahreïn

Au Bahreïn, en Syrie et en Libye, ce sont les joueurs qui utilisent leur popularité comme arme, avec des résultats variables. Lorsque les protestations ont commencé en février à Manama, la capitale du Bahreïn, plusieurs joueurs de l’équipe nationale ont rejoint les rangs des rebelles : A’ala Hubail, son frère Mohamed et Sayed Mohamed Adnan, ancien nominé au titre de Joueur asiatique de l’Année.

Ce tout petit pays du golfe Persique, dirigé par un roi sunnite mais dont la majorité des centaines de milliers d’habitants est chiite, a souvent joué les premiers rôles dans la zone Asie. L’équipe nationale, surnommée les Rouges, ont été à un but de la qualification lors des phases préliminaires deux dernières Coupes du Monde. Mais les protestataires footeux sont arrêtés et emprisonnés, tout comme plus de 150 joueurs, arbitres et personnalités du sport. Ils ne sont relâchés que lorsque la presse internationale s’intéresse à leur sort à l’occasion du GP de Formule 1 et que la FIFA examine si leurs peines ne s’assimilaient pas à  » de l’interférence politique « .

Depuis, Adnan a fui vers l’Australie où il défend les couleurs des Brisbane Roar, alors que les autres joueurs arrêtés sont à présent bannis de l’équipe nationale.

Les joueurs libyens, quant à eux, ont connu la peur des arrestations pendant des décennies. Kadhafi, tout comme le président iranien MahmoudAhmadinejad, a toujours eu des relations d’amour-haine avec le ballon rond. Passionné par les émotions fortes que le jeu apporte, mais craintif de ne pas avoir le contrôle total sur le foot. Le médian Walid El Kahatroushi témoigne :  » L’ère Kadhafi a été très rude. Le monde ne connaissait que lui car il ne laissait à personne d’autre le droit d’être populaire.  »

Ce joueur a quitté le camp d’entraînement avant un match de CAN en juin pour prendre les armes contre l’oppresseur. Ses frères d’armes rebelles l’ont convaincu de disputer tout de même ce match, expliquant ce qu’une qualification peut apporter au pays.  » Mon président de club m’a raconté que le colonel Kadhafi a tout le temps été embêté que les derbies de Tripoli entre Al Ahly et Ittihad attirent plus de 90.000 personnes.  » Comment se fait-il que tant de gens viennent au match alors que j’ai du mal à rassembler des partisans lors de mes allocutions « , a dit l’ex-dictateur.

Son fils, Saadi, n’a pas eu tant de scrupules. Il a été capitaine de l’équipe libyenne et a même fait quelques brèves apparitions sous le maillot de Pérouse et de l’Udinese en Serie A. Mais il a manqué de talent pour le plus haut niveau, à tel point que les fans de Al Ahly à Bengazi ont fait parader un âne portant un maillot avec son numéro durant un match en 2000. La réponse du paternel ne s’est pas fait attendre : le terrain d’entraînement du club a été démoli et le club interdit de championnat pendant 6 ans.

Contre toute attente, la Libye s’est qualifiée pour la phase finale de la CAN qui débute en janvier. Un événement qui va être utilisé par le gouvernement transitoire pour tenter de panser les plaies de la guerre civile. Les joueurs effectueront d’ailleurs un tour du pays en bus avant la compétition continentale.

Ailleurs, en Egypte et en Tunisie, les ultras sont retournés à leurs anciennes occupations : affronter les supporters des autres clubs, tout en gardant un £il attentif sur les policiers. Les tribunes en Jordanie abritent plus de violence que jamais alors que le championnat de Syrie – où le foot a été l’une des seules occasions pour le peuple syrien de s’exprimer contre le pouvoir – a été suspendu. L’équipe nationale syrienne a été exclue des qualifications pour la Coupe du Monde 2014 après avoir aligné un joueur non qualifié.

Des transferts vers la liberté

Alors que les révolutions continuent au Moyen-Orient, d’autres éléments de la société civile rejoignent le monde du football, ce qui en dilue l’influence. Mais jusqu’à aujourd’hui, le foot reste une manière de comprendre la région et un catalyseur du changement.

 » Comme joueur libyen sous Kadhafi, vous n’avez jamais eu le droit de choisir votre club. Tout était rapporté au fils du colonel, Saadi, qui décidait pour vous. Il a contrôlé notre valeur marchande, notre argent et n’a laissé partir personne « , explique El Kahatroushi.

Cela signifie que seule une poignée de loyalistes ont eu le droit d’évoluer dans des championnats étrangers. Un mois après la fin du régime tyrannique, plus de 20 joueurs libyens ont signé des contrats avec des clubs étrangers. Et beaucoup d’autres vont suivre, bénéficiant d’une liberté de mouvement encore inimaginable il y a quelques années.  » Les choses changent. Le futur sera plus beau « , conclut El Kahatroushi.

PAR JAMES MONTAGUE (ESM)

 » Les deux principaux partis politiques en Egypte sont Al Ahly et Zamalek. Ce sont nos échappatoires.  »  » On n’a pas juste supporté une équipe de foot, on s’est battu contre un système et un pays entier. « 

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