VAINCUS PAR CHAOS

Bercé par le kick and rush, dépoussiéré par les managers étrangers et gavé de centaines de millions de livres, le football anglais est un étonnant mélange d’intensité physique, de chaos tactique et de surexposition médiatique. Immersion dans un football à part.

C’est une histoire qui se raconte le samedi soir, avec la télévision allumée sur la BBC pour ne pas manquer une miette de Match of the Day. Ceux qui osent mettre leur voix en concurrence avec celle de Gary Lineker pendant la grand-messe du football anglais racontent que les éternelles pluies qui s’abattent sur les Iles seraient à l’origine du style british. Comme si la boue qui recouvre le sol était un adversaire supplémentaire, les Anglais ont donc inventé le one-two-three : dégagement, déviation, tir. Le kick and rush était né. Pourtant, même en Angleterre, certains ont tenu à le combattre. L’immense Brian Clough, champion national avec Derby County et double champion d’Europe avec Nottingham Forest, n’a-t-il pas déclaré un jour que  » si Dieu avait voulu que le football soit joué dans les airs, il aurait mis de l’herbe dans le ciel  » ?

Mais les clichés ont la vie dure. Convoité par plusieurs clubs de Premier League l’été dernier, Yehven Konoplyanka a finalement opté pour Séville. Avec cette justification :  » Si j’avais mesuré deux mètres cinquante et que je ne savais pas contrôler un ballon, j’aurais signé en Angleterre.  » Les racines britanniques auraient-elles vraiment la vie dure, dans un championnat où neuf des dix premiers sont entraînés par des managers étrangers ? Rafael Benitez, passé par Liverpool et Chelsea, s’en explique :  » L’Angleterre n’est pas facile pour les coaches, parce qu’elle met à mal les concepts qu’on utilise dans d’autres pays.  »

Carlo Ancelotti, titré lors de son passage à la tête de Chelsea, résume le style britannique :  » La plupart des équipes jouent en 4-4-2. En général, les deux lignes de quatre sont assez proches et agressives, surtout dans leur propre camp, avec des joueurs qui occupent toute la largeur.  » Les fameux ailiers chers à Sir Alex Ferguson font toujours la pluie et le beau temps dans un championnat où le 4-4-2 s’est légèrement modernisé en 4-2-3-1 sous l’impulsion de coaches venus d’ailleurs.

BALLE À SUIVRE

Des managers qui doivent donc composer avec la réalité anglaise. Un football où la transition est la norme.  » Ça va à 2.000 à l’heure, d’un but à l’autre « , raconte EdenHazard pour résumer un style de jeu qui ne s’embarrasse pas d’une possession de confort. Le football anglais se joue à vol d’oiseau, droit vers le but dès la récupération, quitte à être imprécis. Avec 78,6 % de passes réussies, un ballon sur cinq est perdu et donne l’opportunité à l’adversaire d’inventer du danger. Une invention facile, grâce à l’arme de toujours des Anglais.  » En Premier League, si tu vas presser un côté, ils balancent le ballon vers ton rectangle « , explique Rafael Benitez.  » Ils sprintent alors tous pour jouer le deuxième ballon, et ton pressing est déjà mis en pièces.  »

Impossible, donc, d’envisager la possession de balle comme une manière de récupérer son souffle. L’Anglais ne supporte pas les temps morts ou la gestion du score. EliaquimMangala l’explique à Onze Mondial :  » Même contre le dernier, si tu mènes 1-0 à vingt minutes de la fin, tu sais que ça va être la guerre et que tu vas souffrir.  » Ça tombe bien, le public adore ça.

Le spectateur anglais s’impatiente quand ses billets très chèrement payés ne lui rapportent pas son quota d’occasions et pousse donc ses joueurs vers le rectangle adverse : le public ne doit généralement attendre que 34 passes avant de voir un tir au but. Et si l’adversaire ferme les portes de son rectangle, les tirs partiront de plus loin : 41,9 % des frappes de Premier League se font en dehors des seize mètres.

Et pour créer ce fameux danger permanent, le long ballon à l’anglaise reste une arme redoutable.  » Ici, les petites équipes sont difficiles à manoeuvrer parce que les longs ballons sont très fréquents « , justifie ThibautCourtois. Rafael Benitez confirme, calculatrice à la main :  » Les chiffres de la Premier League montrent que dans beaucoup d’équipes, c’est le gardien qui fait le plus de passes vers le dernier tiers du terrain.  »

Le milieu de terrain, si important pour le contrôle du jeu dans le football espagnol, est alors réduit à un rôle de marathonien, contraint de courir d’un rectangle à l’autre pour batailler à la retombée des 130,8 longs ballons qui volent dans le ciel anglais à chaque rencontre. Comme si tous les milieux de Premier League étaient des box-to-box.

NBA DU FOOT

Le parallèle n’est pas neuf : la Premier League est une sorte de NBA du football. Et pas seulement parce que les équipes semblent n’avoir droit qu’à 24 secondes de possession avant de tirer au but. On parle d’un championnat qui dispose d’une telle puissance financière que même ses représentants les plus modestes peuvent s’offrir les fleurons de la plupart des autres ligues européennes. Newcastle s’est offert les buts d’AleksandarMitrovic, West Ham a aligné les billets pour les passes tranchantes de DimitriPayet et Stoke City a acheté les services de XherdanShaqiri. Chacune des vingt équipes du championnat possède donc des armes offensives suffisantes pour faire douter les meilleures défenses du pays, mises à mal par un long ballon difficile à négocier.

En NBA, cette individualité s’appelle le franchise player. Et bien souvent, elle conditionne l’intégralité du jeu de son équipe. Là encore, la Premier League emboîte le pas. Là où l’Espagne construit des projets de jeu depuis son centre de formation, le football anglais cherche simplement à mettre son joueur-phare dans les meilleures dispositions possibles. Une arme à double tranchant quand  » l’homme-équipe  » s’envole vers d’autres cieux. Parce qu’il a fallu toute la patience de MauricioPochettino pour que Tottenham puisse se remettre du départ de GarethBale, ou parce que Liverpool n’a toujours pas réussi à oublier le départ de Luis Suarez.

Le franchise player fait la loi dans le football anglais. S’acheter une star est plus simple que de prendre le temps d’équilibrer son équipe, et le talent offensif supérieur à celui de l’adversaire suffit souvent pour gagner des matches sur le sol anglais.  » On a SergioAgüero, mais il nous manque un autre joueur spécial « , déclarait ainsi ManuelPellegrini pour expliquer une déconvenue des Citizens la saison dernière.

Un manque d’équilibre tactique et d’intelligence défensive qui pourrait bien être la raison principale d’un football anglais où, selon l’expression consacrée,  » tout le monde peut battre tout le monde « . Carlo Ancelotti explique d’ailleurs que  » les concepts de marquage et de couverture sont pris en moindre considération en Angleterre. Cela augmente la possibilité pour l’adversaire d’attaquer directement en profondeur avec un attaquant et de trouver l’espace entre les lignes. C’est pour ça qu’en Premier League, on peut souvent assister à des matches aux résultats étonnants.  »

MEILLEURE MARQUE

Les dernières prestations européennes des cadors de Premier League ont fait naître une nouvelle théorie : et si le vingtième pouvait battre le premier à cause de la faiblesse du leader, plutôt que l’inverse ?  » On nous a lavé le cerveau pour nous faire croire que la Premier League est le meilleur championnat du monde, mais c’est seulement la meilleure marque « , affirme un RoyKeane amer après les désillusions européennes de la saison dernière.

La Premier League se vend très bien, c’est sûr. Impossible de ne pas frissonner en revoyant le but d’Agüero au bout des arrêts de jeu de la dernière journée pour offrir le titre à City en 2012. L’atmosphère est cinématographique, au point qu’on en oublie que tout part d’une touche offensive honteusement perdue par QPR et que l’Argentin parvient à marquer sur un simple décalage malgré un 5 contre 9 en faveur des Londoniens dans le rectangle.

Le football anglais est parvenu à se mythifier, et raconte tellement bien ses histoires qu’on en vient à croire ceux qui nous disent que le titre se joue chaque année entre six équipes alors que seuls trois clubs différents ont été sacrés lors des onze dernières éditions.

Pourtant, les Britanniques ont perdu leur mainmise sur le football continental. Parce que pendant qu’ils achetaient des stars, les autres championnats trouvaient des alternatives sur le tableau noir ou dans leur centre de formation. L’histoire a basculé à Wembley, au printemps 2011, quand le Manchester United de Sir Alex Ferguson a refusé de s’adapter et a été ridiculisé par le Barça de PepGuardiola dans le temple du football anglais. Depuis ce jour-là, les Bale et Suarez ont commencé à quitter l’Angleterre, et la Premier League les a remplacés par des MesutÖzil, AlexisSanchez ou BastianSchweinsteiger. De grands talents, certes, mais des joueurs devenus excédentaires dans les trois meilleures équipes du continent. Sur le podium du football européen, il semble ne plus y avoir de place pour les clubs de Premier League.

Privés des meilleurs joueurs, les Anglais sont également sevrés de trophées continentaux. Parce qu’en Ligue des Champions,  » les matches sont plus tactiques, tu ne joues pas de la même façon « , explique Mangala.  » Les équipes s’observent, la moindre erreur se paie cash. La C1, c’est un jeu d’échecs. Alors que la Premier League, c’est de la boxe. On se rend coup pour coup.  »

Les Anglais pourraient apprendre à jouer aux échecs pour éviter les éliminations européennes face à Monaco, Kiev ou plus récemment Wolfsburg. Mais est-ce vraiment dans la culture du pays ? Pour comprendre l’Angleterre, il faut toujours se souvenir de cette phrase de BobbyRobson, presque éliminé par le Cameroun au Mondial 1990 :  » On ne les a pas sous-estimés, ils étaient juste meilleurs que ce que nous pensions.  »

PAR GUILLAUME GAUTIER – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Si j’avais mesuré deux mètres cinquante et que je ne savais pas contrôler un ballon, j’aurais signé en Angleterre.  » YEHVEN KONOPLYANKA

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