Une vie FLEUVE

Pierre Bilic

Trouet a quitté le Zaïre il y a 50 ans et vit toujours au bord de l’Escaut.

Un large sourire dévoile sa bonne humeur. Léon Mokuna nous réserve le même accueil chaleureux qu’autrefois, en août 1987, à Kinshasa.

Là, il nous avait servi une mousseuse et passait régulièrement sur la table un tissu imbibé d’essence afin d’éloigner les mouches. Il fallait couvrir les verres d’un bout de carton afin de ne pas avaler un insecte. Mais le bonhomme était tellement passionnant, son trajet sportif et humain si riche que seul le sport importait. Il est resté le même. Son enthousiasme n’a pas pris une ride malgré le temps qui passe.

 » J’ai dans les… 70 ans. « , dit-il.  » En Afrique, à l’époque de ma naissance, on ne notait pas tout avec précision « . La première perle noire du football belge débouche une bonne bouteille de mousseux et glisse un verre de bière sous nos yeux :  » Ce n’est pas de la Simba ou de la Skoll, comme à Kin’, mais elle est bonne quand même « .

Revenu à Gand depuis belle lurette, Léon Mokuna est installé dans un appartement qui donne sur l’Escaut :  » C’est joli mais ce n’est pas le fleuve Zaïre. Quand je suis arrivé en Belgique, j’avais déjà entendu parler de ce cours d’eau. Je m’attendais à un Escaut large et puissant. Mais cela n’a rien de commun avec le fleuve de mon pays d’origine. Plus loin, si vous regardez bien, on devine des terrains d’entraînement des jeunes de Gand « .

Des défenses d’éléphant et d’autres objets en ivoire garnissent le salon. Des statuettes en malakite achèvent la décoration. Le football, Léon Mokuna y pense sans cesse. Les artistes africains assument désormais un rôle en vue, que ce soit en Belgique ou dans les autres championnats européens et le continent noir a obtenu l’organisation de la phase finale de la Coupe du Monde 2010. C’est la réalisation d’un rêve comparable à celui de Martin Luther King. Le rêve européen de Léon Mokuna commença en 1954. A l’époque, ce fils de policier était la star de Vita Club, un des grands clubs de Kinshasa. Attaquant puissant et inventif, il était couvé du regard par le père de laKéthulle de Rykhove qui chapeautait et organisait le football de l’ancienne colonie belge.

Intervention politique pour bloquer son transfert

Des équipes de la Métropole se rendaient de temps en temps au Congo. Ce fut le cas du Beerschot en 1954 avec, en attraction, sa Majesté Rik Coppens. Le père de la Kéthulle de Rykhove décida d’opposer une sélection euro-africaine au onze anversois. Et non sans un certain succès.

 » A la mi-temps, le Beerschot menait 1-3 « , se souvient-il.  » Au repos, nous avons décidé de réagir car Coppens et ses amis ne nous étaient pas nettement supérieurs. J’ai marqué trois buts et la rencontre se termina sur un 5-5 intéressant « .

Le père de la Kéthulle de Rykhove s’est probablement rendu compte ce jour-là que Léon Mokuna serait happé tôt ou tard par un club grand européen. Pourtant, il adorait et tenait à ce gamin qui avait découvert le football dans les rues de Léopoldville, devenu Kinshasa après l’indépendance du Congo. Mais s’il usa ses premiers studs dans les équipes du Collège Sainte-Anne, ce n’est pas en Belgique qu’un vol de Pan Am déposera d’abord Mokuna. Le Sporting Portugal Lisbonne, un géant européen à l’époque, s’était arrêté à Léopoldville en revenant d’Angola. Les Lisboètes se mesurèrent à la sélection euro-africaine du père de la Kéthulle de Rykhove et Léon fut à nouveau étincelant.

Quelques heures plus tard, il était reçu dans un grand hôtel de Léopoldville par la haute direction du Sporting Portugal Lisbonne. Le joueur exprima son accord à propos d’un transfert mais ce ne fut pas une mince affaire. La politique s’en mêla. Le père de la Kéthulle de Rykhove freina des quatre fers, préférant que Léon joue en Belgique, intervenant vainement auprès du ministre des Affaires Etrangères et de Paul-Henri Spaak, grande figure politique belge, afin de bloquer l’obtention d’un passeport. C’est dire à quel point le prestige de Mokuna était vif au Congo. A un moment, il fut question d’une garantie de 1.250 euros que le joueur devait payer lui-même afin de pouvoir quitter le territoire.

 » Une fortune car je ne gagnais que 22,5 euros par mois « , dit-il. Tout finit par s’arranger et, en 1954, l’année de la fondation de l’UEFA, Léon Mokuna enfila sa tenue de joueur du Sporting Portugal Lisbonne. Là, les supporters se firent un plaisir de traduire son sobriquet : Trouet devint Fura Redes, troueur de filets. Il est vrai que son tir meurtrier avait perforé pas mal de cages adverses.

 » Ce surnom collait à ma force de frappe mais la vérité m’oblige à dire que je l’avais déniché en observant un remorqueur sur les rives du fleuve Congo « , se rappelle-t-il.  » Ce bateau appartenait à un certain Léon Trouet. C’était amusant, je me suis approprié ce nom, et je m’appelle officiellement Léon Mokuna Trouet « .

Deux fois vice-champion, finaliste de la Coupe du Portugal, Mokuna devint une icône à Lisbonne avant qu’ Eusebio ne défende le prestige du grand ennemi, Benfica. Au Portugal, le mot racisme n’existait pas. Ce pays avait l’habitude depuis longtemps d’accueillir des sportifs de couleur venus de ses colonies, du Brésil, d’Afrique. Cela explique, en partie, le style et la richesse technique, jamais démentie, de son football. Puissance coloniale, le Portugal était pauvre et vivait sous la botte du dictateur Antonio Salazar dont le régime ne fut balayé qu’en 1974 par la Révolution des £illets emmenée par des militaires opposés aux guerres coloniales.

Léon joua trois ans au pays du fado avant d’être l’attraction d’une sélection de Léopoldville qui multiplia les matches en Belgique : battu 9-1 à Anderlecht, 3-3 au Standard et au Beerschot, victoires à l’Olympic Charleroi (1-4) et à La Gantoise (2-4) avec une dizaine de buts de Léon Mokuna à la clef. L’ancien secrétaire général d’Anderlecht, Eugène Steppé, le rencontra à plusieurs reprises, même quand il jouait à Gand, car l’esprit créatif des joueurs africains l’intéressait au plus haut point. Le regretté Eugène Steppé était le grand-père de Serge Trimpont, un agent de joueurs qui se passionne pour le talent africain et est, entre autres, le conseiller d ‘Aruna Dindane.

International B

Les Buffalos, tuyautés par le journaliste sportif de leur cité Bob Deps, signèrent un beau coup en attirant Léon Mokuna dans leur écurie. Il ne tarda pas à y trouver ses marques, marqua une flopée de buts, brilla sur la pelouse d’Anderlecht et fut repris dans le noyau élargi de l’équipe nationale. C’était une époque formidable. Bruxelles vivait au rythme de l’Expo ’58, tout était possible, l’économie tournait à plein régime même si les événements tragiques n’allaient pas tarder à se précipiter au Congo. Le légendaire Luc Varenne lança un appel à ses chers-z-auditeurs afin de savoir si Mokuna devait être retenu par le sélectionneur national, Constant Vanden Stock, afin de jouer contre la Hongrie. Si Mokuna cartonna lors de ce sondage, il ne fut cependant pas repris parmi les Diables Rouges, se retrouva quatre fois en équipe nationale B et dut oublier ses plus beaux rêves.

 » Ce fut un coup dur mais je ne me suis jamais découragé « , assure-t-il.  » J’étais sûr de moi, de mon football, de mon potentiel. Mais si j’avais porté les couleurs d’un club bruxellois, ou de Wallonie, j’aurais été le premier Diable de couleur « .

Une pointe de racisme ? Des propos fondés ? A prendre avec un peu de recul. A l’époque, pourtant, il n’était pas encore question de la théorie de Roger Petit, l’ancien patron du Standard, qui parlait de l’anderlechtisation du football belge. Quand le Congo bascula dans la guerre d’indépendance, Mokuna ne fut plus repris en équipe nationale B et, de toute façon, il avait ses plus belles années dans le rétro.

A l’époque, un champion noir ne passait pas inaperçu. La Belgique était encore loin d’être un pays multiculturel comme de nos jours :  » La différence est importante. Aujourd’hui, les joueurs noirs apportent des plus au jeu un peu partout. J’ai été bien accueilli et choyé, j’avais un chouette boulot au journal Het Volk. Je gagnais bien ma vie. A l’époque, une victoire rapportait 75 euros. Le président de Gand quadrupla cette prime après un succès à Anderlecht. Et il nous donna 200 euros après un triomphe au Standard. La Gantoise détenait une formidable équipe avec Armand Segers, Richard Orlans, etc. Cette formation aurait même pu s’emparer d’un titre. Mais à la longue, il y a quand même eu des tensions. A Gand, certains ne supportaient pas que je monopolise le ballon : c’était de la jalousie. Je ne demandais rien. C’est le jeu qui permettait de briller, rien d’autre. Je préfère ne garder que les bons souvenirs… Je suis resté un Buffalo. Je retourne au stade quand je le peux mais je dois y payer mon billet. On ne m’invite pas. Par contre, quand je me rends au Portugal, on déroule le tapis rouge. Les gens se souviennent de tout de ce que j’ai fait pour le Sporting, de mes buts, de ma réputation. Je ne dois jamais rien payer, je suis l’hôte de mon ancien club et j’ai même pu serrer la main d’anciens adversaires : Eusebio et Coluna, de Benfica, entre autres. Je parle encore un peu portugais. C’est loin tout cela, mon ami… Prendrez-vous encore une bière ? »

Après le long épisode gantois, Mokuna évolua trois ans en D2, à Waregem, fut victime d’une fracture de la jambe à Malines et fut joueur entraîneur à Latem-Saint-Martin. Puis, il se lança dans les affaires, s’occupa d’import-export à travers toute l’Afrique centrale et devint un homme d’affaires en vue à Kinshasa. La zaïrianisation signifia cependant son arrêt de mort en tant que businessman. Les autorités politiques, du temps du régime du maréchal Jo-seph Mobutu, nationalisèrent son affaire.

Léon Mokuna jette un regard par la fenêtre. L’Escaut est toujours là. Songe-t-il à l’autre fleuve ? Au Vita Club ? A cette école de télécommunication où il devint opérateur TSF avant que le football ne s’empare de lui. A la discrimination qui empêchait alors les étudiants noirs de fréquenter les universités ? A la misère actuelle de l’Afrique qui s’abîme dans des guerres raciales interminables ? A la faim ? Au sida ?

Lui, il s’en est sorti grâce au football. Ses enfants ont mené à bien de bonnes études. Une fille est infirmière, d’autres occupent des places intéressantes à Bruxelles et à l’étranger.  » Oui, le football a été important pour moi  » : il y a 50 ans, Léon Mokuna a indiqué une voie suivie par Paul Bonga-Bonga, Julien Kialunda puis, plus tard, par tant d’autres. Vincent Kompany et Antony Vanden Borre, et les autres, sont les héritiers du premier de cordée : Léon Mokuna. Mais pourquoi a-t-il fallu patienter aussi longtemps avant de le comprendre ? Quand Trouet consulte son album photos, mesure-t-il l’importance du chemin parcouru depuis son arrivée à Gand ?

Pierre Bilic

 » A Gand, certains étaient jaloux que JE MONOPOLISE LE BALLON « 

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