UNE TOGE EN FEU

Via La Louvière, Laurent Denis était devenu le wonder-boy des avocats du sport. The sky was the limit pour ce fin limier qui risque aujourd’hui 18 mois de prison dans le cadre de l’affaire Ye. Comment l’homme a-t-il pu tomber aussi bas ? Reconstruction.

Revenons un instant au mois de janvier. Anderlecht est mal barré et veut louer Thorgan Hazard, le maestro de Zulte Waregem. Hélas, en football, on ne va pas loin quand le porte-monnaie est vide et les Bruxellois envoient donc John Bico, le conseiller bruxellois de Hazard, dans les tranchées. Dans son sillage, l’avocat Laurent Denis, à la fois conseiller juridique d’Anderlecht et de Bico. Les deux hommes mettent le couteau sur la gorge des négociateurs du Gaverbeek. Le vice-champion s’étonne d’une telle intimidation, d’autant que le manager des Mauves, Herman Van Holsbeeck, ne s’y oppose pas. Mais Zulte Waregem ne plie pas. La suite est connue : le Sporting revient à Bruxelles les mains vides. Hazard achèvera la saison en Flandre.

Denis est un des 32 inculpés qui connaissent depuis la semaine dernière la peine requise contre eux par le procureur pour leur participation dans le plus grand scandale de corruption de l’histoire du football belge. Denis était le bras droit du président louviérois Filippo Gaone fin 2004, quand le Chinois Ye Zheyun a infiltré le club. Le procureur a requis une peine de prison de 18 mois contre lui pour chantage, menaces, abus de confiance, faux en écriture et blanchiment d’argent.

Une image désastreuse

Laurent Denis joue gros dans ce procès. S’il est condamné, ce sera plus que probablement la fin de sa carrière d’avocat. Son image est désastreuse et c’est apparu dès la première journée du procès. Il s’est faufilé le plus discrètement possible au fond de la salle jusqu’à ce que le président du tribunal demande aux photographes et aux équipes TV, présents en masse, de quitter les lieux. Le seul photographe qui est parvenu à faire un cliché de Denis a fait l’objet de gestes très clairs de sa part et de son conseiller. Pas de photos ! L’avocat a été plus rapide que son ombre au moment de quitter le tribunal, à l’issue de la journée.

La même scène s’est reproduite les jours suivants. Par ailleurs, Denis est un des rares accusés à avoir fidèlement assisté aux deux premières semaines du procès, toujours au premier rang, à côté de Gaone. En leur compagnie, Federico Avellino, alors scout du manager Daniel Striani. Il a accompli un boulot de trop pour Ye. Deux rangs derrière eux, Marius Mitu, le seul ancien joueur du Lierse à avoir été présent au quotidien, à l’exception du premier jour. De l’autre côté de l’allée, Olivier Suray et Pietro Allatta, qui sont toujours les meilleurs amis du monde, à en juger par le bisou qu’ils se sont donné en quittant la première audience. Gaone a d’ailleurs également été embrassé par le Sicilien, très amaigri, et y a répondu par un clin d’oeil.

Anderlecht au créneau

Denis n’est arrivé en retard qu’à une seule reprise. Le matin des plaidoiries des parties civiles. Daniel Spreutels venait d’entamer la sienne, au nom d’Anderlecht, quand Denis a pris place. L’avocat maison des Mauves s’en est vivement pris à Mitu. Le Roumain disputait sa première saison à Anderlecht quand le scandale a éclaté, en février 2006. Le club s’est vu contraint de le limoger séance tenante, de même que Laurent Delorge. D’une voix ferme, Spreutels a rappelé :  » Pour les faits qu’ils avaient commis au Lierse. Anderlecht aurait pu se dissimuler mais ne l’a pas fait. Le club a été bouleversé de compter un tricheur en ses rangs.  »

Spreutels a jugé le procès  » nécessaire « . Parce qu’il fait triompher l’éthique. Il n’est pas normal qu’il se déroule quasi dix ans après les faits mais cela ne peut pas nous autoriser à les banaliser. Ils sont ce qu’ils sont. Même dix ans plus tard, il est important de les sanctionner. C’est un signal : nous ne pouvons tolérer ces faits.  » Pas un mot à propos de Delorge. Anderlecht a trouvé un arrangement avec lui il y a plusieurs années. Denis a également échappé au discours de Spreutels sur les normes et les valeurs. Jusqu’à présent, le fait que son conseiller juridique soit sur le banc des accusés n’a pas incité Anderlecht à se distancier de lui. Le collaborateur juridique d’Anderlecht, Renaud Duchêne, et Yvon Verhoeven, autre fidèle serviteur du club, ont attentivement écouté Spreutels. À l’issue de cette longue journée, ils ont quitté le palais de justice en compagnie de Denis, par une porte dérobée. Sur le trottoir, le trio anderlechtois a encore longuement discuté avant de s’en aller, Denis abandonnant sa énième cigarette.

Un night-club bruxellois comme QG

À droite de Spreutels, à deux mètres à peine, Mitu n’a cessé de prendre des notes dans un calepin à la tranche dorée. Il n’a pas levé les yeux une seule fois. Mitu est défendu par Luc Misson, l’avocat devenu célèbre grâce à l’arrêt Bosman, chez lequel le jeune Denis a effectué son stage de trois ans. Denis, qui a grandi à Ath et a étudié le droit à Namur et à Louvain-la-Neuve, a été un stagiaire intéressant pour Misson, grâce à sa spécialisation en droit sportif, suivie à Limoges.

Misson a rapidement compris que Denis ne s’attarderait pas dans son cabinet liégeois. Avant même la fin de son stage, l’impatient jeune avocat s’est surtout occupé de ses propres affaires. Denis voit grand, davantage en tout cas que Misson, qu’il juge trop à cheval sur ses principes. Misson, lui, l’a toujours trouvé un rien moins brillant qu’un autre ancien stagiaire, Jean-Louis Dupont, celui qui a vraiment posé les jalons de l’arrêt Bosman.  » Tôt ou tard, il se brûlera les ailes « , a prédit son ancien maître, des années plus tôt.

Après son stage chez Misson, Denis a travaillé pour Lint & Associés. Ce cabinet situé avenue Louise, à Bruxelles, partage son entrée avec Le Rosa, l’ancien night-club fréquenté par les footballeurs et le beau monde, l’endroit où Denis, Allatta et Ye ont organisé maintes fêtes durant leur période commune à La Louvière.

Poings et points dans l’affaire Proto

Denis débarque à La Louvière juste après la victoire en Coupe, en 2003. Quelques jours avant la finale, Allatta, le manager de Silvio Proto, alors âgé de 20 ans, a pris Ariel Jacobs à la gorge, dans les catacombes du Tivoli. Ses menaces ne laissent planer aucun doute.  » Si Silvio ne joue pas la finale, je te casse les jambes.  » Jacobs ne plie pas. Proto fait banquette pendant 90 minutes. La réponse ne se fait pas attendre : le manager général, Roland Louf, reçoit un recommandé par lequel le gardien rompt son contrat.

Quand la presse annonce que Proto va signer en Italie, Louf reçoit un coup de fil de Denis, qu’il ne connaît pas encore. Le jeune avocat lui propose ses services et fait bloquer le transfert international du gardien. Proto est coincé. Il fait marche arrière, présente ses excuses et conclut un nouvel accord avec La Louvière. Denis a laissé sa carte de visite.

Moins d’un an plus tard, Louf est parti. Jacobs quitte également le club à la fin de la saison. Gaone leur a expliqué que l’avenir de la Louvière était plus qu’incertain. Denis y voit sa chance. Il supervise la gestion juridique et administrative du club. Il se rend aux réunions de la Ligue Pro en compagnie de Gaone mais se fait remballer, gentiment mais fermement, essentiellement sur l’insistance du Standard.

Un homme qui mange à tous les râteliers

Le milieu du football découvre un homme qui mange à tous les râteliers. Denis devient l’avocat de clubs, de joueurs, d’entraîneurs et de managers. Il entretient des contacts particulièrement étroits avec Lokeren, Gand, La Louvière, le Germinal Beerschot, Anderlecht et Charleroi. Ça ne se passe pas sans conflits d’intérêts mais il s’en tire toujours aisément. L’incompatibilité entre la profession d’avocat et celle de manager ne semble pas le gêner. Maître Denis combine allègrement les deux emplois, sans que personne ne s’en offusque. On le surnomme le Dragon à sept têtes à cause de sa déontologie à géométrie variable mais il reste copain avec tout le monde.

Denis fait la connaissance de Ye Zheyun en octobre 2004.  » Par l’intermédiaire d’Albert Cartier « , a-t-il déclaré, surprenant tout le monde au premier jour du procès. Cartier a succédé à Jacobs au poste d’entraîneur de la Louvière quelques mois plus tôt. Pendant le dîner VIP précédant le match contre le Germinal Beerschot, Denis, qui a amené ses enfants, est à la table d’honneur avec le président Gaone, les managers anversois René Vijt et Walter Mortelmans, et un Chinois accompagné d’une interprète. C’est le premier signe de vie de Ye en Belgique.

Le ballon éclaté de Baseggio

Deux semaines plus tard, La Louvière s’incline 2-1 sur le terrain d’Anderlecht. Walter Baseggio a marqué le but de la victoire, devenu célèbre. Le ballon a éclaté alors qu’il se dirigeait vers le but wallon et la Louvière décide de contester la validité du goal. Denis voit là une affaire très médiatique mais son audace se retourne contre lui. Il vient de glisser un pied au Sporting, grâce aux transferts de Mbo Mpenza et de Christophe Grégoire. Le stade Constant Vanden Stock est tellement impressionné par l’avocat qu’il adapte son règlement interne afin de pouvoir lui demander conseil. Les Mauves n’apprécient donc pas qu’il plaide contre eux dans l’affaire du ballon explosé.  » Nous y réfléchirons à deux fois avant de faire encore appel à lui « , déclare Van Holsbeeck. Denis, effrayé, se retire de l’affaire.

L’été 2005 est crucial, compte tenu de la situation dans laquelle se trouve Denis. Anderlecht veut Silvio Proto mais refuse de s’asseoir à table avec Allatta. Quand Van Holsbeeck se présente au cabinet de Denis pour y discuter du gardien dans la plus stricte intimité, il y découvre, stupéfait, le petit Sicilien, malgré ce qui a été convenu. Le manager d’Anderlecht s’en va. Le transfert n’est conclu qu’au terme de longues et pénibles négociations qui s’étirent sur des semaines.

L’avocat de Ye

Anderlecht verse une somme toutcompris à La Louvière. La façon dont le club hennuyer cédera sa commission à Allatta ne le concerne pas. La Louvière dépose finalement 350.000 euros sur le compte d’une société luxembourgeoise au nom d’un entrepreneur ami d’Allatta. Le procureur décrète maintenant qu’il s’agit d’une construction frauduleuse, établie avec de fausses factures et mise en scène par Denis.

A ce moment, Denis défend également Jean-Pierre La Placa, que l’Union Belge accuse d’avoir tenté de corrompre un ancien coéquipier de Waasland. Maintenant, le procureur considère ces faits comme avérés et requiert une peine de prison de 12 mois à l’encontre du joueur qui, ce même été, a rejoint Allianssi, un club finlandais, en compagnie de Ye et de Suray, et a perdu son premier match 8-0. La Fédération finlandaise menace Allianssi de lui retirer sa licence à cause d’irrégularités lors de la reprise du club. Denis s’envole donc pour le Grand Nord afin d’assister juridiquement Ye et Suray. La semaine dernière, le procureur s’est interrogé sur le double rôle endossé par Denis.  » Je voulais pouvoir continuer à travailler avec La Louvière après la reprise « , se défend le natif d’Ath.  » C’est dans cette logique que je suis devenu l’avocat de Ye.  »

Un trio infernal à Rixensart

En août 2005, Allatta et deux comparses, les gardes du corps de Ye, qui comparaissent aussi à Bruxelles, pénètrent dans la villa d’Harald Svain, à Rixensart, et menacent le manager norvégien, qui a amené Trond Sollied à l’Olympiacos. Denis a envoyé le trio car il estime avoir droit à une commission sur le transfert, réalisé en partie par ses soins. Denis a faxé une facture de 25.000 euros à Sollied, qui réclame une note détaillée.

Les négociations se sont déroulées tout sauf d’une façon professionnelle à Athènes. Le comportement déplacé de l’amie de Denis, qui semblait considérer le voyage comme un chouette trip touristique, a suscité une profonde irritation. Quand, après cinq jours de folie, l’avocat est de retour en Belgique, on s’aperçoit qu’il n’a pas payé la facture de l’hôtel, qui se monte à 7.000 euros.

Sollied s’en acquittera plus tard. Le procureur estime qu’en envoyant Allatta et quelques armoires à glace chez le manager de Sollied, Denis n’a pas employé  » une manière sympathique de récupérer son argent.  »

Retour aux affaires avec Zola

Le 17 mars 2006, le parquet de Bruxelles soupçonne Denis d’abus de biens sociaux. Van Lint & Associés n’apprécie pas la publicité et s’est déjà séparé de son wonder-boy. Celui-ci se fait discret mais ça ne dure pas. Il revient au premier plan grâce à la rupture de contrat très médiatique de Zola Matumona, alors au Brussels, pour racisme. Il a installé son bureau chez Manuel Gigot, un lobbyiste auprès de l’Union Européenne, qui a établi sa société au boulevard Lambermont, à Schaerbeek. Ensemble, ils transfèrent Ernest Nfor du Cameroun à Gand.

Entre-temps, Denis a de nouveau ses bureaux avenue Louise, chez son ami Louis Derwa. En 2008, celui-ci a été le manager controversé de Tubize pendant la seule saison du club en D1. Il était présent, discret, au tribunal, en début de semaine passée, lors du réquisitoire du procureur. Tout aussi discret, d’ailleurs, que pendant l’ultime tentative d’Anderlecht de débaucher Thorgan Hazard de Zulte Waregem. Il s’est cantonné dans un rôle d’observateur, laissant le boulot à Bico et à Denis, un homme devant lequel Anderlecht n’a cessé de dérouler le tapis rouge pendant les années de silence de l’enquête Ye.

Une perte totale des normes et valeurs

 » Je regrette que deux avocats doivent comparaître pour s’être moqués de la loi sur les pratiques de blanchiment « , a déclaré, sévère, le procureur, faisant référence à Denis et à l’ancien président du Lierse, Chris De Nijn. C’est le seul moment durant lequel Denis s’est tourné vers son avocat. Selon le ministère public, le fait d’avoir placé l’argent de Ye sur son compte en fiducie pour y prendre du liquide afin d’aider Gaone à sortir du rouge ses entreprises en difficultés financières, abandonnant du même coup à leur sort de nombreux fournisseurs impayés de La Louvière et le fisc, tout en versant frauduleusement une commission de 350.000 euros à un homme tel qu’Allatta, tout cela témoigne d’une perte totale des normes et valeurs. Lundi, la défense de Denis fera son plaidoyer.

PAR JAN HAUSPIE – PHOTOS : IMAGEGLOBE

Si Laurent Denis est condamné, ce sera probablement la fin de sa carrière d’avocat.

Laurent Denis est surnommé le Dragon à sept têtes à cause de sa déontologie à géométrie variable.

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