UNE ÉQUIPE À LUI SEUL

L’avant-centre ghanéen qui vient de rejoindre le Club Bruges a découvert l’Europe de 1998 à 2000 à Wandsbek 81… en D7

Témoin Ralf Naundorf, ancien coach de Wandsbek 81

 » Ici, à Jenfeld, il y avait un parc où quelqu’un l’a vu jouer et l’a mis en contact avec Harald Mende. S’il est arrivé chez nous, c’est par le plus pur des hasards. Combien de coups de fil et de fax n’ai-je pas dû envoyer pour le mettre en ordre avec le Ghana… Ce n’était vraiment pas simple mais cela en valait la peine : il était même trop bon pour la D7 dans laquelle nous nous produisions. Il était nettement supérieur. A la fin, après quelques bons matches, les adversaires ont tenté de le provoquer, puisqu’ils étaient impuissants sur le plan footballistique. En se révoltant, il a accumulé cartes et suspensions. Il a été exclu pour rouspétance ! Sinon, sa mentalité était bonne, un chouette gars. Au début, il ne parlait pas allemand. Plus tard, il ne parlait plus que notre langue (il rit) !

J’ai apporté de la documentation, regardez ! Des articles parus avant une compétition de coupe régionale. Nous avons fait sensation en battant ETV, une formation nettement supérieure. ETV jouait en D4, nous en D7. Dans ce match, Ibrahim a marqué trois buts, les éliminant à lui tout seul. Beaucoup de clubs sont venus le visionner pour tenter de le prendre. Puis, il y a eu de plus en plus d’échos. Ici, un duel avec le stoppeur Karabone Vagneman de l’USC Paloma, le seul à l’avoir contenu en deux années tellement il était grand. Lisez ça : – Il doit avoir des aimants aux pieds, déclare Werner Gorski du TuS Dassendorf. C’était notre perle noire, le seul joueur de couleur dans l’équipe alors que Jenfeld compte beaucoup d’étrangers, Turcs, Arabes. C’est un quartier défavorisé de Hambourg, disons. Salou voulait un jour gagner sa vie grâce au football. Il le déclare dans un article. Nous le payions, lui offrions un repas après les matches mais tout passait par Hans-Peter Rositzki, qui a fait beaucoup pour lui : il lui a trouvé un appartement dont il ne devait pas payer le loyer et lui a permis de s’entraîner avec de meilleures équipes « .

Témoin Hans-Peter Rositzki, manager de footballeurs africains

 » Nul ne sait comment il a débarqué en Allemagne. Il était ici, c’est tout. Je suis entré en contact avec lui par des Ghanéens que je connaissais et me faisaient confiance – je leur avais donné un peu d’argent. Une fois, il a marqué trois buts contre une équipe nettement mieux classée et ensuite d’autres ont voulu le voir à l’entraînement, se demandant ce qu’un footballeur pareil faisait à Wandsbek ? J’avais des contacts au HSV, au Werder Brême et à Sankt Pauli. Salou a donc pu y participer à un entraînement mais durant la deuxième saison, il a longtemps souffert de la cheville et ces clubs l’ont perdu de vue. Il a déprimé et a décidé de tenter sa chance en Belgique, via des copains. Sans cette blessure, je suis sûr qu’il aurait trouvé embauche à Sankt Pauli ou ailleurs en Allemagne. La Bundesliga aurait peut-être été trop dure mais il était capable d’évoluer en 2e Bundesliga.

J’insiste toujours auprès des Africains pour qu’ils maîtrisent le plus vite possible la langue, afin de comprendre ce que l’entraîneur veut. Ibrahim y est vite parvenu. Il était ponctuel, aussi, et se maîtrisait bien, hormis quelques cartes. Il comprenait qu’en tant qu’étranger, il devait en faire plus que les autres. Comme il a vite appris l’allemand, il a su répondre à ses adversaires quand ceux-ci le provoquaient. Parfois, il était frustré et il fallait le remonter, lui dire de se remuer, de cesser de se morfondre tout seul. D’aller courir. Ma femme est kiné, elle l’a souvent soigné. Je l’ai d’ailleurs invité pour la fête des 40 ans de ma femme… Il avait du succès auprès des Allemandes, je dois dire. Mais il en est toujours resté au stade du flirt « .

Témoins Farouk Umar et Jeremy Boakye

On est à Wandsbek Park. Un terrain dur, sans gazon, situé derrière une école. Les murs sont couverts de graffiti, les buts sont dépourvus de filets. Autour, des arbres et un paquet de feuilles pourries, une petite clôture rouillée, une voie ferrée, derrière, et deux énormes containers à ordures.

Farouk :  » Nous jouions le samedi au Stadtpark et le dimanche, tous les Africains du coin se retrouvaient au Wandsbek Park « .

Jeremy :  » Salou a toujours rêvé d’arriver « .

Farouk :  » Jouer au football est difficile pour les Africains en Allemagne, surtout qu’il y a tellement de règles et de lois. Les gens sont gentils mais il est très difficile à un Africain de réussir. Il faut cultiver la patience. Rositski nous a fait venir du Ghana, où il avait été en voyage. Nous l’avons donc mis en rapport avec Salou. Je le connaissais indirectement du Ghana. Nous sommes originaires de la même région et nous avions déjà joué l’un contre l’autre lors d’un tournoi de Pâques. Son père réparait des machines à coudre et son frère Musa a joué en équipe nationale. Salou a été amené par quelqu’un qui devait lui trouver un club mais l’a laissé tomber. Plus tard, il a marqué trois buts dans un fameux match de coupe et on l’a découvert. Nous sommes heureux qu’il ait réussi en Belgique. Il a obtenu la vie dont il rêvait « .

Les mêmes devant un immeuble social gris mais propre dans la banlieue de Hambourg où Salou, Farouk et Jeremy partageaient un appartement trois chambres avec cuisine et salle de bains.

Farouk :  » J’ai d’abord vécu seul avec Salou car Jeremy logeait chez sa mère, qui habite dans le voisinage. Nous avons ensuite déménagé. Nous allions souvent faire du lèche-vitrine en ville et le vendredi, nous allions à la mosquée. Il raffolait des pizzas et des spaghettis, je m’en souviens. A un tel point qu’il pouvait en commander à n’importe quelle heure du jour ! Le week-end, nous allions en discothèque. Il était apprécié des femmes mais il refusait toujours parce qu’il n’avait pas le temps ( il rit). Il sentait qu’il en aurait oublié le football. Il voulait bien des amies mais il ne donnait jamais son numéro de téléphone « .

Jeremy :  » C’était un gars facile et toujours marrant « .

Farouk :  » Quand j’étais sorti en ville, je regardais combien de numéros de filles j’avais sur mon gsm. Il prenait gentiment leurs numéros puis les jetait. Au début, ici, il était impossible de trouver des cartes pour téléphoner en Afrique, donc il fallait écrire des lettres. Il nous demandait parfois de les relire car quand vous apprenez l’allemand, vous perdez très vite votre connaissance de l’anglais. Il vaut même mieux relire un sms. Au fil du temps, on ne maîtrise plus sa propre langue « .

Témoins Wilhelm Ehlert (ex-président) et Uwe Eikmeier (ex-coach adjoint)

On se retrouve dans le local du club, installé dans une charmante maisonnette dans un quartier social. Tout est en bois, les portes sont vertes, les murs blancs.

Wilhelm :  » Dans le quartier, on retrouve des gens du monde entier « .

Uwe :  » L’allemand est la seule langue étrangère, au fond ( il rit). Ibrahim était trop bon pour nous. Nous étions en Bezirksliga. Que pouvait-il encore apprendre avec nous ? Il pouvait acquérir plus de sens tactique mais il faisait ce qu’il voulait. A la fin, il ne nous aidait même plus puisqu’il faisait tout lui-même. Il formait une équipe à lui seul. Il pouvait conserver le ballon en l’air et faire ainsi le tour du terrain. Quand il servait les autres, ceux-ci n’avaient plus qu’à tirer mais c’est lui qui marquait la majorité des buts. Il était impliqué dans 80 % des goals et les 20 autres relevaient du hasard. Il a failli jouer à Sankt Pauli. Je pense qu’il avait un peu peur. J’aurais dû l’accompagner. Nous le comparions toujours à ThimotéeAtouba, du HSV, car il était aussi le chouchou noir du public et connaissait plein de ficelles techniques. Quand il affrontait une équipe où jouaient des amis, il courait partout, avide de montrer ce dont il était capable. Il courait avec le ballon et entrait dans le but. Le jour où il a inscrit trois buts, il a joué à un contre onze. Une fois, il s’est battu avec un adversaire mais nous avons sauvé les meubles car nous étions bien vus à la commission de discipline. Il n’a été suspendu que trois semaines alors qu’il aurait dû prendre deux ans… Nous n’avions pas emmené Ibrahim avec nous car…  »

Wilhelm :  » Il devait travailler ( clin d’£il)  »

Uwe :  » Il disait parfois des bêtises. Il arrivait aussi toujours juste en retard. Vous pouviez régler votre montre. Il venait en bus. S’il prenait le premier, il était sans doute beaucoup trop tôt. Une fois, il a fait le disc jockey. Il s’y connaît en musique. Mais au fond, nous ne le voyions qu’à l’occasion des matches, une heure avant et une heure après « .

Wilhelm :  » Naundorf a essayé de le transférer à Sankt Georg mais la saison touchait à sa fin et d’un coup, il s’est retrouvé en Belgique « .

Témoin Harald Mende, ex-entraîneur principal de Wandsbek 81

Des enfants ont envahi le terrain du club et les mères se baladent sur la piste d’athlétisme en cendrée. Il n’y a pas de tribune. A l’arrière-plan, on aperçoit des logements sociaux

Harald :  » Dans un tournoi, la Wandsbek Cup, 1.800 personnes s’étaient déplacées. C’était un grand moment. Il est arrivé sans chaussures de foot. Quelqu’un lui a dit qu’il ne pouvait pas jouer sous peine d’écoper d’une longue suspension. Nous l’avons convaincu et l’avons accompagné chez lui pour chercher ses chaussures. Il a finalement joué. Nous sommes fiers qu’il ait porté les couleurs de notre club. Même les gens qui n’aimaient pas trop les Africains ont fini par l’applaudir. Nous n’avons pas dû lui inculquer beaucoup de discipline. Il en avait déjà. Il était toujours soigné et souriant. La classe. Il y a sept ans, je me suis remarié et il a assisté à la cérémonie. Il était vraiment agréable. Il y a trois ans, à la Noël, il m’a téléphoné, simplement pour me souhaiter une excellente année. Cela m’a fait grand plaisir. J’ai été surpris, aussi. Je n’ai même pas reconnu sa voix. Il portait toujours le numéro 11 et nous procédions avec trois attaquants, même s’il reculait parfois dans l’entrejeu. Il aurait même pu jouer au libéro. Il était amoureux du ballon, aimait réaliser des actions en solitaire. Il en était capable. Passer trois ou quatre adversaires ne lui posait pas le moindre problème. On vous a sans doute déjà expliqué qu’un pensionné, Dietlef Blunck, qui est décédé entre-temps, l’avait découvert alors qu’il s’exerçait tout seul dans le parc. Oui, c’est le souvenir que nous conservons de lui : d’abord seul dans le parc puis seul sur le terrain… « .

RAOUL DE GROOTE, ENVOYÉ SPÉCIAL À JENFELD

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