« Une défaite ou un succès, c’est quoi dans la vie d’un homme ? »

Le football et les événements parfois difficiles de l’existence ont façonné le destin du T1 de Charleroi : ses plus beaux succès ont la couleur de l’émotion…

Les profondeurs de l’Adriatique dansent dans ses yeux et la neige des Alpes dinariques commence à se déposer sur son abondante chevelure. Luka Peruzovic est un vrai Dalmate, connu pour son caractère de feu, le ton de la voix qu’il hausse sans le savoir pour défendre ses convictions et ses joueurs qu’il  » adore tous car c’est tout ce qu’il a et qu’un coach ne peut pas réussir s’il n’aime pas ses footballeurs « .

Les Zèbres savent depuis longtemps ce que cela signifie. Avec Luka, il faut y croire. Près de chez lui, où l’histoire avait pris rendez-vous en 1815, des généraux dirigent l’entraînement de la grande armée des joueurs du club local : Waterloo, joyeuse plaine. Les hommes et leurs aventures. Le football et son lot d’imprévisions.  » Je connais très bien un grand globe-trotter : Bora Milutinovic « , dit Peruzovic.  » Il croit au destin qui a dessiné une vie pour vous.  »

Le football a toujours été la boussole de son existence.  » J’ai été façonné par trois civilisations « , avance-t-il.  » J’ai vécu et grandi en ex-Yougoslavie. Après cela, en 1980, je suis arrivé en Belgique : c’était un autre monde, l’Ouest. Plus tard, comme coach, j’ai découvert et beaucoup apprécié l’univers arabe, la richesse de cette culture. Mes voyages en Croatie ou ailleurs ont constitué un magnifique bagage. Je suis un coach multiculturel. Je suis croate, belge, européen, citoyen du monde, je parle français, italien, anglais, croate : le football m’a aidé à devenir un citoyen du monde car mon sport m’a permis de voir du pays. Je suis avide de découvertes, je m’adapte, je respecte, j’apprécie ce que je vois et ce que je vis ; tout est ce qui est intéressant devient alors passionnant. J’ai grandi dans un pays où les différences étaient monnaies courantes. C’est une richesse qui me permet d’être à l’aise partout, à Charleroi, à Tunis, à Marseille ou à Djedda. « 

Les années n’ont pas effacé une mauvaise habitude : il tire toujours sur sa cibiche et ne tient pas en place. C’est ainsi, Luka a besoin d’avoir beaucoup de pain sur la planche. Il est servi : sa tâche est gigantesque au Stade du Pays de Charleroi.  » J’ai accepté cette mission pour deux raisons : j’ai une dette morale à l’égard de ce club et j’avais besoin de travailler « , explique-t-il. Pas pour l’argent. Il n’a même pas signé de contrat. Pas le temps. Une parole et cela a suffi.

Charleroi est le fil rouge de sa carrière, sa rampe de lancement en tant que coach, l’endroit où il a vécu joies et soucis, succès sportifs et gros accident de santé de son épouse, Katarina.  » Je me lève tous les matins à six heures « , dit-elle.  » Dormir, c’est du temps perdu ; je veux rater le moins possible de la vie.  »

 » Le Mambourg, ce baril de poudre « 

Ancienne danseuse de ballet, Katarina a toujours suivi son mari. Elle est là en 1991-92 quand il reprend un Charleroi moribond des mains de Georges Heylens. A la fin de l’exercice, les Carolos sont installés dans le ventre mou de la D1. Cette résurrection unit à jamais Luka et les Zèbres. Rien ne peut entamer l’estime qui lie ce coach et ces supporters. Il les a sauvés, ce club l’a relancé. Peru revient en 1995, après ses expériences à Anderlecht, Genk, Marseille, et les Zèbres vivent deux saisons intéressantes (7e, 13e) tout en lançant une cohorte de jeunes joueurs de la région.

Son troisième passage en 1998 (précédé par un dépannage fructueux au Standard) est marqué par des drames. Le Mambourg est devenu une fournaise, un baril de poudre. Peruzovic voue une grande amitié à l’égard de Jean-Paul Spaute. Or, ce dernier est attaqué par des créatures politiques. Le club carolo a besoin de sous et Spaute a été cherché Milan Mandaric. La Ville n’en veut pas et entretient d’autres projets pour remplacer Spaute.  » Tous les matins, j’apprenais quelque chose de nouveau en ouvrant le journal « , rappelle Peruzovic.  » Mandaric a compris le premier qu’il n’avait aucune chance de réaliser quoi que ce soit dans ces conditions. Un jour, j’ai projeté une table jusqu’au plafond. Oui, au plafond. Charleroi avait installé ses bureaux dans des containers situés devant le stade en rénovation. Je devais assister à une réunion avec Spaute, Mandaric, Pierre-Yves Hendrickx et Luc Frère. Et à un moment, Frère, qui ne connaissait rien de la D1 ou du football, a cru bon me dire : – Vous jouez un peu trop bas. Quoi ? Trop bas ? Et qui dit cela ? Luc Frère ? Et il est au courant de quoi, Luc Frère ? J’étais hors de moi et j’ai collé la table au plafond. Ah, on jouait trop bas…  »

L’automne 99 tire à sa fin quand Charleroi a rendez-vous avec Alost en Coupe de Belgique. Puni, Peru s’installe dans la tribune du Mambourg sans savoir qu’il est sur le point de vivre les heures les plus stressantes de sa vie d’homme. Sa femme ne l’a pas accompagné pour une fois.  » J’ai dit à ma fille que je ne me sentais pas dans mon assiette ; j’avais des nausées « , se souvient Katarina.  » Et, contrairement à mes habitudes, je suis restée à la maison.  »

A la mi-temps, Luka est prévenu : victime d’un important accident cardio-vasculaire, sa femme a été hospitalisée dans un état grave. C’est la course, l’inquiétude, le début d’une épreuve pour toute la famille.  » Je me suis effondrée dans la salle de bains « , raconte Katarina.  » Ma fille s’est inquiétée ; la porte était fermée et, paralysée, je ne pouvais plus bouger. Les pompiers sont entrés par la fenêtre avant que je sois prise en chargé par le Samu et évacuée vers l’hôpital Erasme. « 

Là, elle est prise en charge par le service du Professeur OlivierDe Witte.  » Il faut vivre une telle épreuve pour mesurer l’énorme qualité des soins médicaux en Belgique « , explique Peruzovic.  » Je ne crois pas que nous aurions atteint un tel résultat dans un autre pays. On se rend alors compte que rien ne vaut la santé, pas l’argent, même pas une fortune, certainement pas un match de football. J’adore mon métier mais une défaite ou un succès, c’est quoi ? Quoi dans le parcours d’un homme ? Rien, c’est la vie qui est une victoire. A l’hôpital, j’ai vu des héros, ceux qui gagnent en sauvant les autres et dont on ne parle jamais dans les médias.  »

Plongée dans le coma, l’ancienne danseuse étoile parle à son réveil mais constate qu’elle est hémiplégique et a donc perdu l’usage de ses jambes suite à cette rupture d’anévrisme. Un long combat commence alors pour ce petit bout de femme. Son mari, sa fille et son fils la soutiennent à fond. Son époux est son premier coach. Ils s’offrent une  » mise au vert  » en Forêt Noire pour mieux lutter ensemble contre ce coup du sort. Luka quitte Charleroi qui s’enfonce dans une crise de folie (Spaute est défenestré, Raymond Mommens qui n’a jamais coaché en D1 assure l’intérim, Manu Ferrera sauve la mise au bout d’un Charleroi-Anderlecht qui précède l’arrivée d’ Enzo Scifo.) mais la famille Peruzovic a d’autres enjeux.

Le pépin de santé de Luka

 » Je me suis tout de suite dit : – Je marcherai, je ne veux pas rester comme cela « , lance Katarina.  » Les miens méritent que j’y arrive. Les médecins avaient prévu entre un et deux ans de chaise roulante. Pas question, c’était trop long.  » Peru en a vu des gaillards qui remontent sur le terrain après une longue convalescence mais, là, c’est quand même une autre paire de manches qu’un ménisque abîmé ou des adducteurs en compote.

 » Après 66 jours seulement, elle a commencé à marcher seule « , intervient Peruzovic.  » Ses premiers pas se sont déroulés dans notre living. » Les médecins n’en croient pas leurs yeux. Les progrès aidant, Peruzovic peut reprendre le cours de sa carrière. Il y a encore eu des accidents de parcours. Désormais blonde ( » Je me suis fait teindre les cheveux car cette couleur cache les cicatrices qui strient ma tête « ), Katarina a volé de progrès en progrès :  » Jusqu’au jour où j’ai été victime d’une fracture du col du fémur. Mais, bon, ça va maintenant. « 

Il y a quelques mois, Peruzovic est lui aussi stoppé net par un pépin de santé :  » J’étais de passage chez mon frère à Split qui a remarqué que mon visage était gonflé sous une oreille. J’ai passé une batterie d’examens qui ont révélé une tumeur de la parotide. Dans 80 % des cas, ce n’est pas grave mais il demeure un risque de cancer. Entre les examens et les résultats, il y a eu une dizaine de jours pas évidents à vivre. On gamberge, on imagine ce qui pourrait arriver à la famille si les nouvelles qu’on attend devaient être mauvaises. Heureusement, il ne s’agissait pas d’une tumeur maligne. J’ai alors reçu trois offres très intéressantes de l’étranger. Mais cette parotide pouvait-elle me gêner ? Probablement pas. Finalement, j’ai suivi le conseil du professeur qui m’a dit, qu’à ma place, il se ferait opérér. Je suis passé sur le billard et je suis resté en Belgique. « 

Le football n’a pas tardé à retrouver tous ses droits.  » Luka n’a pas changé « , souligne Pierre-Yves Hendrickx, le secrétaire général des Zèbres.  » Je ne l’ai aperçu que quelques fois dans mon bureau. Si je dois le voir, je sais où il est : lui, son domaine, c’est le vestiaire ; il vit avec ses joueurs. Il veut tout le monde autour de lui, même les blessés.  » Luka est-il le même ? Pas sûr. L’homme a forcément changé avec le temps. Les épreuves bonifient, les voyages aussi.

Luka d’Arabie

En 2000, il devient Luka d’Arabie en signant à Al Ahly. L’Arabie Saoudite le fascine tout de suite. Le regard de Peru s’illumine encore un peu plus quand il parle du Prince Mohamed Al Abdullah Al Fayçal Al Saud, petit fils du légendaire RoiFayçal.  » Pour moi, ce furent des années exceptionnelles que je n’oublierai jamais ; une nouvelle vie commençait pour nous « , affirme Peruzovic. Nous, c’est lui et sa famille, lui et sa femme. Katarina se soigne à Bruxelles mais prend l’avion pour se rendre en Arabie Saoudite. Elle appréhende son premier vol long-courrier mais tout se passe bien : une victoire de plus. Bien qu’étroitement lié à la Belgique et à la Croatie, le couple Peruzovic adore cette découverte du monde. Djedda leur présente ses différences et ses atouts dans des décors de rêve ou rien ne leur manque. L’Arabie Saoudite a le monde entier à ses pieds. Katarina parle anglais et aide ses nombreux amis européens dans leurs contacts administratifs.

Elle apprécie ce pays où sa santé s’améliore :  » Il y fait évidemment extrêmement chaud et cela a eu un effet tonique sur ma musculature.  » Le hasard et les succès emmènent ensuite Peruzovic vers le Qatar.

A Al Saad, Peruzovic vole de succès en succès et reçoit même un cadeau : un star brésilienne de 37 ans. Romario est un joueur sur le retour qui traîne quelques kilos de trop. Il ne prend part qu’à quelques matches mais cela suffit pour éloigner son club du titre.  » Romario m’a accusé : c’était à cause de moi. Foutaises, évidemment : il était la seule raison de ses problèmes. C’était la saison en trop. Il nous a fait rater le titre. Romario était trop court pour bien négocier les ballons contre des arrières décidés à se payer son scalp. Sans lui, je le lui ai dit, nous aurions réalisé la passe de quatre : titre, Final Four, Coupe du Qatar, Coupe de l’Emir. Romario m’en a voulu mais il s’est excusé peu avant son retour vers le Brésil. C’est le terrain qui l’avait condamné, pas moi. Tout est toujours très clair sur une pelouse…  »

La saison suivante, avec l’apport de l’impeccable Frank Leb£uf, Peruzovic et Al Saad s’emparent du titre. Luka devient un des rois du football dans le Golfe. Le football s’y installe pour de bon. L’événement Romario n’est qu’une opération de marketing pour placer le Qatar sur la carte du monde. Peru dirige ensuite l’équipe nationale du Bahreïn, qui rate la qualification pour la Coupe du Monde 2006 d’un fifrelin après des test-matches contre la Jamaïque. On le retrouve ensuite en Arabie Saoudite et en Tunisie.  » La révolution tunisienne était prévisible « , dit-il.  » Il y a évidemment des différences considérables entre riches et pauvres dans ce pays. Ceux qui n’ont pas d’avenir sans éducation fuient la Tunisie, s’embarquent pour Lampedusa : c’est terrible. Il n’y a pas de travail et des diplômés ne savent que faire de leur temps et de leur vie.  »

Peruzovic a sauvé Marseille

Charleroi est une autre planète. Peru avait déjà eu des contacts avec Abbas Bayat avant que les Zèbres optent pour Stéphane Demol. L’affaire n’alla pas plus loin. Cette fois, c’est différent : d’abord conseiller sportif, Peruzovic a pris les affaires en mains après la défaite à l’issue du premier match des play-offs 3 à Eupen. Il y a gros à parier que Zoltan Kovac a payé une gestion des remplacements irrationnelle. La suite est d’abord passée par du dialogue et une rapide remise en place.  » Dans notre situation, il faut que cela se passe vite : il y a urgence « , souligne Rudi Riou, le capitaine des Zèbres.  » Tout le monde connaît son job et le coach a tout de suite mis l’accent sur la rigueur.  » Riou a joué à Marseille. Le gardien n’a pas dû sonner tous les Marius du Vieux-Port pour mesurer le souvenir que Luka a laissé à l’OM.

A l’époque, les anciens champions d’Europe sont relégués en L2 à cause de l’affaire de corruption OM-VA. Les données du problème sont simples et compliqués à la fois : suite à une décision de la Fédération française, Marseille doit descendre d’une division en 1995. La seule façon d’échapper à un plongeon catastrophique en National est de décrocher un billet de montant pour rester en… L2. Le stress est permanent et l’ombre de Bernard Tapie plane sur le stade Vélodrome. Marius raconte que Luka vira un jour Tonton Tapie du vestiaire.

Ce n’est pas une galéjade : Super Tapie a un plan tactique que le bougre veut présenter aux joueurs. S’il y a une chose que Peruzovic déteste par-dessus tout, c’est bien cela. Dehors Tapie, Peru n’a pas besoin de ses tuyaux pour gagner le championnat de L2. Le boss du vestiaire, c’est lui, personne d’autre. Abbas Bayat doit le savoir : et une table collée un jour au plafond s’en souvient encore. L’avenir ? C’est le prochain match. Mais encore ? Luka jongle parfois avec une nouvelle : devenir directeur technique d’un club de D1. En Belgique ou à l’étranger ? Il ne sait pas. N’a-t-il pas trop d’énergie pour prendre du recul par rapport au terrain ? Le temps a peut-être fait son £uvre. Serait-il intéressé par un projet si Charleroi devait rester en D1 ? Ce n’est pas à l’ordre du jour. Plus tard, plus tard.

Peru est catalogué coach wallon en Belgique. Il y a quelques années, un journaliste lui affirma que  » le Club Bruges lui irait comme un gant mais il y avait le problème de la langue « . Bruges était alors coaché par Trond Sollied, qui ne parlait pas encore néerlandais.  » L’effectif carolo est composé de nombreuses nationalités « , précise-t-il.  » Il faut aller à l’essentiel car le temps presse. Tout le monde comprend l’anglais.  » De 1980 à 2011, de son arrivée à Anderlecht à son quatrième passage à Charleroi, le monde a beaucoup changé : le Mur de Berlin est tombé, l’ex-Yougoslavie a éclaté en mille morceaux, l’Union européenne s’est élargie, le football s’est globalisé, mondialisé.

 » Durant mes six saisons passées comme joueur à Anderlecht, j’ai été très impressionné par les valeurs de l’effectif « , dit-il.  » Il dégoulinait de classe mais il y avait autre chose en plus : le travail, la motivation, le sérieux et la passion du football.  » Si tout va bien, Katarina assistera au prochain match des Zèbres à domicile. Elle aura le sourire, comme d’habitude car comme elle le dit :  » La vie est si belle. « 

PAR PIERRE BILIC – PHOTOS: REPORTERS

 » J’étais hors de moi et j’ai collé la table au plafond ! « 

 » J’ai une dette morale à l’égard de Charleroi. « 

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