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Un Tour pas comme les autres

Le Tour, qui démarre samedi à Nice, a rarement suscité autant d’interrogations. Malgré la pandémie, il fallait à tout prix qu’il ait lieu, mais on ne l’achèvera peut-être pas. Dans quelle mesure cette Grande Boucle sera-t-elle vraiment différente ? Passage en revue en cinq thèmes.

LE GRAND DUEL

Si 2020 nous a appris quelque chose, c’est que plus rien n’est normal ni acquis. Ça s’est vérifié la semaine passée, quand le Team INEOS Grenadiers a rayé Chris Froome et Geraint Thomas de sa sélection pour le Tour. Bien sûr, ils avaient été largués au Dauphiné, ce qui est logique dans le cas de Froome, suite à sa terrible chute lors de l’édition 2019. Ils seront leaders à la Vuelta et au Giro.  » Trois grands tours, trois leaders, un seul objectif « , a résumé Dave Brailsford.

Pour la première fois depuis 2012 et Cadel Evans, un seul ancien lauréat prend le départ : Egan Bernal.

Il est resté fidèle à son mantra, mission clarity. Clarté quant au seul chef de file au Tour : Egan Bernal. Un rôle que le Colombien avait plus ou moins exigé en mai. Il n’est flanqué que de lieutenants qui ne risquent pas de mettre en péril la mission. Brailsford a sacrifié ses deux icônes britanniques, mais il s’en tire en les casant dans les autres grands tours. Bradley Wiggins a dit un jour que Brailsford était  » capable de sortir du chocolat des toilettes « .

L'ultime épreuve de force l'avant-dernier jour : un contre-la-montre de 36 km qui se termine par six kilomètres d'ascension vers La Planche des Belles Filles.
L’ultime épreuve de force l’avant-dernier jour : un contre-la-montre de 36 km qui se termine par six kilomètres d’ascension vers La Planche des Belles Filles.© GETTY

En 2013, Wiggins, tenant du maillot jaune, avait été expédié au Giro, Froome devenant le leader de l’équipe au Tour.  » C’est une décision difficile, mais je dois sélectionner une équipe qui gagne.  » Seule la victoire compte pour Brailsford. L’année suivante, Froome est tombé, ses lieutenants Richie Porte et Geraint Thomas ont échoué. Le manager s’est déchaîné. Cet échec l’a renforcé dans sa conviction : on ne gagne pas de prix avec des sentiments, mais en étant pragmatique, en s’appuyant sur des données objectives.

Il ne pouvait sélectionner Froome et Thomas dans l’espoir qu’ils progressent dans la dernière semaine, d’autant que la première est ardue et qu’INEOS a en Jumbo-Visma un fameux rival. INEOS, surnommé The British Empire, n’aligne, pour la première fois, qu’un seul Britannique, le Gallois Luke Rowe. Il s’en moque, de même que Jim Ratcliffe qui, à la tête d’une multinationale, voit plus loin que le plaisir des Britanniques. Ceux-ci supportent un Empire dont l’espagnol est la langue véhiculaire. Ils ne sont pas contents, à en juger par leurs réactions. Bernal est flanqué de l’Équatorien Richard Carapaz, du Costaricain Andrey Amador et de l’Espagnol Jonathan Castroviejo – tous issus de Movistar. Même le directeur d’équipe au Tour, Xabier Zandio, est hispanophone.

Hasard ou non, le manager de tous ces coureurs, y compris du Polonais Michal Kwiatkowski, également repris, est l’Italien Giuseppe Acquadro, qui règne sur le marché sud-américain et représente aussi Nairo Quintana et Rigoberto Uran.

INEOS se rend donc au front français avec les lauréats du Giro et du Tour 2019, Carapaz et Bernal. Leur présence permet des changements tactiques. Une certitude : il n’y aura pas de train, car celui de Jumbo-Visma est plus rapide et possède une locomotive au démarrage sensationnel, Primoz Roglic.

Cette édition comporte des cols pentus et irréguliers. Une tactique plus offensive et plus souple est donc importante. Or, Bernal, Carapaz et le prometteur Russo-Français Pavel Sivakov (23 ans) sont plus explosifs que Froome et Thomas, spécialistes du chrono, qui préfèrent un rythme élevé constant. L’année passée, Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot, véritables ressorts, ont pulvérisé des trains. Avec la participation d’un autre coureur de cet acabit, Tadej Pogacar, et la menace du virus, le Tour s’annonce très offensif.

Quelques nouveaux cols du Massif Central et des Alpes sont repris. Leur dénominateur commun : leur raideur.

Pour la première fois depuis 2012 et Cadel Evans, un seul ancien lauréat prend le départ : Bernal. Même si Steven Kruijswijk, qui s’est démis l’épaule, doit rester à la maison, on s’attend à un duel entre INEOS et Jumbo-Visma. Il faut remonter à 2009 pour trouver trace de deux blocs aussi dominants : Astana alignait Alberto Contador (lauréat en 2007), Lance Armstrong (sept sacres) et Andreas Klöden (deux fois deuxième) et s’était heurtée à l’équipe Saxo Bank des frères Andy et Fränk Schleck. Ces équipes avaient raflé cinq des six premières places, Wiggins terminant quatrième.

Julian Alaphilippe emmène le peloton. Des étapes venteuses, favorables aux éventails, comme celle de l'an dernier vers Albi, sont très probables.
Julian Alaphilippe emmène le peloton. Des étapes venteuses, favorables aux éventails, comme celle de l’an dernier vers Albi, sont très probables.© GETTY

Le scénario va-t-il se répéter ? Tout dépend de la forme de Roglic. S’il ne se ressent pas de sa chute au Dauphiné, Bernal devra se sublimer pour priver le Slovène et son équipe de la victoire.

LE PARCOURS

Le parcours a été tracé avant la pandémie, mais il est unique. C’est une mini-boucle, dans le sud de la France. Après le départ à Nice, le peloton traverse les régions vinicoles jusqu’à Poitiers, l’arrivée de la onzième étape, à 350 km au sud-ouest de Paris. C’est le point le plus septentrional du tracé, qui oblique ensuite vers l’est, à travers le Massif Central et les Alpes, pour disputer une étape plate en Franche-Comté le vendredi. L’avant-dernière journée est consacrée à un contre-la-montre vers les Vosges et La Planche des Belles Filles.

Le parcours est donc compact, les déplacements sont plus courts et, pour la première fois de l’histoire du Tour, une seule étape compte plus de 200 km : la douzième, vers Sarran. À titre de comparaison, dans les quatre éditions précédentes, il y avait en moyenne 6,5 étapes de plus de 200 km.

Autre exception, liée au départ à Nice : après une première étape très vallonnée, le peloton aborde les Hautes-Alpes le deuxième jour pour un dénivelé total de 4.000 mètres et deux ascensions au-dessus de 1.500 mètres. Ça s’était déjà produit durant le premier week-end en 1979, avec trois étapes pyrénéennes après le prologue de Fleurance.

Thierry Gouvenou, le concepteur du parcours, a prévu une première arrivée en côte le quatrième jour, à Orcières-Merlette (1.825 mètres), puis le sixième, au Mont Aigoual (1.560 mètres). Ces trois étapes et quelques autres en éventail doivent décanter le classement.

On a introduit quelques nouveaux cols dans le Massif Central et les Alpes. Leur dénominateur commun ? Leur raideur. Le Col de la Loze, un étroit chemin au pourcentage maximum de plus de 20% au-dessus de la station de ski de Méribel, pourrait être décisif.

Reste une ultime épreuve de force l’avant-dernier jour : un contre-la-montre de 36 km. Le seul de ce Tour, dans la lignée des éditions précédentes. Il est quand même unique, dans la mesure où il s’achève à La Planche des Belles Filles, avec les six derniers kilomètres en côte. Durant la dernière décennie, cette course contre le chrono est devenue un classique du samedi, mais sur un tracé plat ou légèrement vallonné, à moins qu’il n’alterne avec une dernière étape de montagne, comme en 2019, avec l’arrivée à Val Thorens. On passe par Mélisey, le village de Thibaut Pinot, dont le père Régis est le maire. Si le Français y passait avec le maillot jaune, filant vers la victoire finale, l’Hexagone oublierait tous les efforts entrepris par Christian Prudhomme pour imposer le Tour malgré la pandémie.

LA MÉTÉO

Le coronavirus a conduit à de nombreuses premières, à commencer par les dates : le Tour se déroule du 29 août au 20 septembre, six semaines plus tard qu’en 1908 et en 1950, quand La Grande Boucle avait débuté le 13 juillet. Depuis, il n’a jamais débuté plus tard. La dernière fois qu’il s’est achevé en août (le 2), c’était en 1998 : il avait débuté le 11 juillet à cause du Mondial français de football.

Les coureurs échapperont normalement à la canicule, ce qui sera bénéfique pour leur récupération, surtout dans le chef de ceux qui supportent mal la chaleur, comme Tim Wellens et Thibaut Pinot. Les allergiques ne souffriront pas du pollen.

Dans les Alpes, ils devront peut-être enfiler des maillots à manches longues. Par contre, il y aura moins de risques d’orages. L’année passée, on a dû neutraliser l’étape de Tignes à cause d’une coulée de boue dans la descente de l’Iseran. Par contre, dans les Pyrénées, les 5 et 6 septembre, la météo est plus instable et orageuse qu’en juillet.

Le peloton n’ira pas au-dessus de 1.753 mètres dans les Pyrénées et ne devrait donc pas craindre la neige, pas plus que dans les Alpes, qui ne comportent qu’un col de plus de 2.000 mètres, le Col de la Loze. Mais sait-on jamais… En 1996, il a fallu supprimer le Galibier et l’Iseran dans l’étape de Sestrières. Mais globalement, les chutes de neige ne sont plus probables qu’à partir de la mi-octobre. La sixième étape de la Vuelta, qui s’achève au Tourmalet le 25 octobre, pourrait donc se disputer dans des conditions dantesques.

Autre facteur décisif, le vent. Éole est nettement plus puissant en septembre qu’en juillet. Certains cols des Pyrénées, comme le Port de Balès et le Peyresourde, y sont exposés, de même que la vallée du Rhône. Christian Prudhomme a dit que c’était un des avantages du report de l’épreuve : il y aura plus d’étapes en éventail. Celle de Lavaur ou encore celle qui relie l’île d’Oléron à l’île de Ré, le long de la côte, s’y prêtent bien.

SOUS LA MENACE DU VIRUS

 » Tout le monde sait qu’il est possible que le Tour n’arrive pas à Paris. La lutte pour le maillot jaune commencera donc très tôt. Car si le Tour est arrêté après dix jours, le leader du moment en sera le lauréat. Les spécialistes du classement n’attendront donc pas les trois derniers jours.  » C’est en tout cas l’avis de Philippe Gilbert, interrogé sur l’impact du corona. La pénibilité de la première semaine le renforce dans sa conviction.

Une question : si le Tour est interrompu, après combien d’étapes le jury peut-il établir un classement officiel ? Maximilian Schachmann a remporté Paris-Nice, mais on n’en a rayé que la dernière étape. En fait, nul ne connaît la réponse, ASO reste muet à ce sujet.

Le règlement de l’UCI (article 2.2.029) et du Tour stipulent que seul  » le président du jury, en concertation avec l’organisation, peut annuler ou maintenir le classement d’une course si un incident influence son déroulement, en tenant compte des écarts de temps au moment de l’incident.  » Toutefois, il ne parle que d’une étape, pas d’un Tour. L’incertitude qui plane à ce sujet va donc accroître la combativité générale, mais aussi la nervosité, déjà très intense au Tour. Cela peut entraîner encore plus de chutes.

LES MESURES ANTI-CORONA

Le triathlète Frederik Van Lierde a été très dépité que le bourgmestre de Nice annule l’Ironman qui devait se dérouler dans sa ville le 11 octobre, sous prétexte que les événements de plus de 5.000 personnes sont interdits. Pas de course d’adieu donc pour Van Lierde, qui se demande pourquoi le Tour peut débuter à Nice, bien plus tôt que l’Ironman.

Pourquoi ? Tout simplement parce que les hautes sphères du gouvernement français sont persuadées que le Tour doit avoir lieu, pour des raisons économiques, financières, touristiques et symboliques. La Grande Boucle est aussi la seule bouée de beaucoup d’équipes. Et c’est la vache à lait d’ASO : le Tour génère entre 130 et 150 millions en droit TV, sponsoring et indemnités des villes qui l’accueillent, sur un budget total de 233 millions.

ASO et le gouvernement français vont tout mettre en oeuvre pour ne pas arrêter le Tour : 29.000 agents vont devoir limiter ou même interdire les spectateurs le long de 26 côtes ou cols, veiller au port du masque dans toutes les zones de départs et d’arrivées, les bus et les voitures des équipes. La caravane est réduite de 60%, les journalistes ne pourront interviewer les coureurs que dans une zone mixte très limitée, les commentateurs travailleront depuis Paris ou Bruxelles, les équipes forment des bulles, qui ont leur propre étage et leur salle à manger dans chaque hôtel.

Sera-ce suffisant ? En mars, Paris-Nice a été arrêté un jour avant l’arrivée, à cause de la pandémie. Or, le nombre de contaminations remonte en France. Il a dépassé les 4.700 jeudi dernier. Ce record post-confinement ne va pas diminuer de manière drastique en septembre.

Outre les mesures d’hygiène et préventives, on se concentre sur la détection des cas positifs. Le 25 août, tous les membres des 22 équipes-bulles (de maximum trente personnes, comprenant les coureurs, deux réserves, le directeur sportif, les mécaniciens et les soigneurs) devaient être présents à Nice, à l’exception des participants à l’EURO de Plouay ce mercredi.

Après un premier test samedi, dimanche ou lundi, en fonction des championnats nationaux, tout le monde subira un second test mardi, mercredi ou jeudi – pour les participants à l’EURO). Les résultats seront connus mercredi soir ou jeudi. Pendant le Tour, un laboratoire mobile sera présent à chaque départ (coût : 200.000 euros). Il doit effectuer jusqu’à 400 tests sérologiques par jour sur les personnes présentant des symptômes. Matin et soir, chacun doit d’ailleurs remplir un formulaire-santé avec le médecin de l’équipe. Tout le monde sera encore testé durant les deux journées de repos.

Si quelqu’un est positif, il est directement placé en quarantaine pour quatorze jours. Et ses compagnons de bulle ? Avant le Dauphiné, ASO a annoncé qu’en cas de double contrôle positif d’un de ses membres, toute l’équipe serait placée en quarantaine. Sous la pression de certaines équipes, elle a revu cette règle : il faut deux tests positifs en une semaine ou la présence de deux personnes présentant des symptômes graves pour limiter le risque de faux test positif (1 à 2%). Même cette adaptation est mal vue, car toute l’équipe sera exclue si un soigneur et le chauffeur sont positifs, par exemple. Il y a eu une ultime concertation ce mardi, car imaginez que l’équipe du maillot jaune doive quitter le Tour : l’image de la course en pâtirait gravement.

Si le Tour doit être arrêté, après combien d’étapes pourra-t-on établir un classement ? ASO reste muet à ce sujet.

Les autres équipes poursuivront la course, leurs coureurs ayant été exposés à  » un risque faible « . Mais chaque médecin d’équipe transmettra-t-il objectivement d’éventuels symptômes graves, risquant ainsi l’exclusion de sa formation ? Quid si plusieurs équipes comptent simultanément un ou plusieurs tests positifs ? Quel est le taux acceptable de contaminations dans une ville ou région que traverse le peloton ? Que se passera-t-il si la ville est confinée ?

La décision d’arrêter le Tour ou, en cas de confinement local, de supprimer une étape, sera prise par ASO en concertation avec le coordinateur Covid du Tour et les autorités françaises. Un choix qui sera peut-être nécessaire, car le risque de contamination est beaucoup plus élevé au Tour, un cirque imposant qui se déplace pendant trois semaines de ville en ville et d’hôtel en hôtel, que dans les classiques d’un jour et les plus petits tours qui ont déjà eu lieu, malgré les mesures drastiques qui ont été adoptées. En outre, pour des raisons pratiques et financières, chacun ne sera pas testé au quotidien pendant la course, bien que les experts le recommandent. Il s’écoulera de dix à onze jours entre le dernier test du mardi ou du mercredi avant le Grand Départ à Nice et celui du 7 septembre, durant le premier jour de repos. Le labo mobile peut tester les coureurs présentant des symptômes avant chaque départ, mais pendant cette dizaine de jours, le Tour peut être contaminé par des coureurs asymptomatiques, qui se sentent très bien et ne seront donc pas testés. Ou à cause de résultats tardifs ou faussement négatifs.

Les résultats du labo mobile seront connus de 24 à 48 heures plus tard. Un coureur contaminé aura donc roulé dans le peloton toute une journée.

Pendant trois semaines, tous les membres de la caravane vont donc être sur la corde raide. On ne peut qu’espérer que tout le monde conserve son équilibre. Sans quoi ce Tour 2020 sera encore plus particulier qu’il ne l’était déjà. Le Tour de la (dés)illusion corona.

Le port du masque, comme ici au Dauphiné avec de gauche à droite Thibaut Pinot, Daniel Martinez et Guillaume Martin, ne sera que l'une des nombreuses mesures prises pour éviter la propagation du coronavirus.
Le port du masque, comme ici au Dauphiné avec de gauche à droite Thibaut Pinot, Daniel Martinez et Guillaume Martin, ne sera que l’une des nombreuses mesures prises pour éviter la propagation du coronavirus.© GETTY

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