Un toboggan d’émotions

Alors qu’il avait rejoint l’élite absolue, il a perdu son père. Sabordé par la presse néerlandaise, il s’est redressé mais le destin a encore frappé. Monologue.

R obert Gesink :  » Je redécouvre tout ce que je fais. Tout a changé depuis ma fracture de la jambe, à la mi-septembre. Elle a vraiment syncopé ma carrière. Jadis, je me fiais aux impressions des années précédentes : j’étais bien en jambes ou pas. J’essaie de retrouver ce sentiment mais ce ne sera plus jamais comme avant. Suite à cette blessure, je n’ai jamais vécu une préparation aussi étrange. Je me suis longtemps entraîné en endurance mais sans intensité car j’étais encore loin de pouvoir concourir. Un sportif doute toujours mais c’était encore pire dans mon cas.

Selon les premières estimations, j’allais rester six mois sur la touche. C’était plutôt optimiste car j’aurais tout aussi bien pu faire une croix définitive sur ma carrière. J’ai chassé cette pensée de ma tête mais il y a tant de gens qui ne sont plus jamais eux-mêmes après une telle fracture et d’autres souffrent du genou à cause des vis du dessous. D’ailleurs, on perd encore un an quand il faut les enlever. Heureusement, mes deux jambes ont la même longueur. Pour le même prix, je pourrais souffrir du dos.

Durant les semaines qui ont suivi ma chute, je n’ai pratiquement rien pu faire, même pas marcher. Tout au plus pouvais-je pédaler doucement sur les rouleaux, la jambe saine effectuant tout le travail. Ce fut une période très pénible. J’avais été opéré et les os étaient reliés les uns aux autres par des plaques et des vis. J’étais alité et bouger ma jambe d’un millimètre à gauche ou à droite était douloureux. Pour sortir de mon lit et aller aux toilettes à béquilles, je devais demander à mon amie Daisy de soulever mon pied puis de faire pivoter lentement la jambe.

Après six semaines, la radio de contrôle m’a rassuré : je pouvais prendre appui. Quel soulagement ! J’ai retrouvé confiance et j’ai su que je reviendrais au plus haut niveau. Cela semble peut-être illogique mais j’ai travaillé moins durement alors que les semaines précédentes, j’avais effectué ma revalidation de manière très intense. En fait, j’ai réalisé que si je continuais sur cette lancée, je n’aurais plus envie de pédaler. Un coureur met en général l’hiver à profit pour recharger ses accus et j’en avais vraiment besoin, après cette année faite de hauts et de bas. « 

 » Maintenant, je me fiche de mon image « 

 » L’année dernière, avant le Tour, j’étais en pleine forme. J’ai terminé deuxième et troisième des dernières étapes du Dauphiné mais j’ai encore progressé par la suite. Puis j’ai échoué au Tour. Un drame. A mon retour, en 2010, quand j’ai terminé cinquième, les Pays-Bas semblaient trop petits, tout était merveilleux et j’étais sollicité de toutes parts. L’année dernière, j’avais consenti tout autant de sacrifices, j’ai sans doute encore souffert davantage mais j’ai terminé 32e. Ce n’était absolument pas conforme à mes ambitions. C’était l’échec total.

Quand une chute vous relègue loin au classement, vous devez être raisonnable et vous rabattre sur la Vuelta. Plus jamais je ne me traînerai au Tour comme je l’ai fait l’année dernière. Mon entourage a loué mon courage, ma ténacité mais j’ai souffert en voyant tous les autres se détourner de moi ou m’ignorer. Je n’ai pas lu tous les commentaires mais la tendance était négative. J’en ai beaucoup appris sur le journalisme à la néerlandaise. Je n’étais soi-disant pas assez résistant mentalement mais quand vous allez à ce point dans le rouge, que vos muscles sont atteints, il est quasiment impossible, physiquement, d’encore signer une performance digne de ce nom au Tour.

En un rien de temps, on m’a collé une fausse étiquette. Durant les premières années de ma carrière, la presse m’avait proclamé futur vainqueur du Tour. Puis j’ai perdu Paris-Nice dans une descente et d’un coup, elle en a conclu que j’étais incapable de descendre. Puis je n’étais pas assez solide mentalement. Maintenant, comme j’émerge de toute cette misère, je le suis redevenu. Je ne me prends plus la tête au sujet de ce que les gens pensent de moi. Pendant des années, j’ai tout mis en £uvre pour convaincre la presse de mon talent et de mes ambitions. Maintenant, je me fiche de mon image.

Pendant le dernier Tour, même mon équipe m’a critiqué. Evidemment, nous avions vécu des moments inespérés un an plus tôt et à certains moments, sans doute n’ai-je pas réagi comme il le fallait mais je crois que la direction non plus n’a pas pris les bonnes décisions mais soit, j’ai clos ce chapitre. Nous partons au Tour avec un regard neuf. Même la direction n’est plus tout à fait la même puisque Nico Verhoeven nous accompagne. Il a dirigé plusieurs d’entre nous quand il était directeur de l’équipe continentale de Rabobank et il sait parfaitement comment nous gérer. Un directeur ne doit jamais perdre de vue qu’il peut améliorer un coureur de 20 % en lui insufflant confiance et en lui mettant la pression ou en l’en délivrant au bon moment. Nico maîtrise cet art comme nul autre.  »

 » Mon père a été victime d’une chute en VTT ! « 

 » En vingt mois, ma vie a été bouleversée. En 2010, j’ai été le meilleur au GP de Montréal et au Tour d’Emilie. Le lendemain de ce succès, mon père a chuté et deux semaines plus tard, il n’était plus de ce monde. J’aurais tant voulu rendre tous mes succès et récupérer mon père en échange…

J’ai passé l’hiver dans un état second. Mon printemps a été très bon mais pendant Tirreno-Adriatico, je n’ai plus eu envie de pédaler. J’étais deuxième au classement mais je ne pensais qu’à mettre pied à terre et à rentrer à la maison pour passer du temps en compagnie des miens. Durant ce Tirreno, Bram Tankink m’a beaucoup soutenu. Il a aussi perdu son père. Mes coéquipiers m’ont épaulé également. J’ai commencé à réfléchir : quel sens cela avait-il de me jeter dans une descente à 100 km/h ? Mon père est décédé des suites d’une chute en VTT. Maintenant, j’ai surmonté cette peur de tomber. En mai dernier, j’ai de nouveau foncé comme une fusée au Tour de Californie. Les chutes font partie de notre métier. Un coureur l’apprend. Quand on commence à réfléchir aux risques, on ne parvient plus à pédaler convenablement.

J’ignore d’où je tire la force de me battre chaque fois pour revenir. Je suis sans doute mû par le plaisir de rouler. Le cyclisme est fait de hauts et de bas, après tout. Au propre comme au figuré. J’ai toujours retrouvé rapidement le plaisir de pédaler, à deux exceptions : après Tirreno et après le Tour, l’année dernière. J’aime me fatiguer tous les jours et je crois que c’est l’essentiel en cyclisme. Ma force a toujours résidé dans le fait que je travaille le plus possible et que mon entraîneur doit me freiner. J’essaie de gommer le plus d’incertitudes par la qualité de ma préparation. C’est comme ça que je me sens bien en course. Chacun a ses méthodes, ses trucs.

Le cyclisme est le plus beau métier du monde. Il n’est pas toujours facile de le considérer aussi positivement car quand on veut briller, on se stresse. De toute façon, je tente d’être présent de février à octobre. Pour arriver à quelque chose, il faut aussi éprouver du plaisir à travailler, à s’entraîner. Tant que je m’astreins à un petit tour supplémentaire pour avoir bouclé mes cinq heures pleines et pas cinq minutes de moins, tout va bien. Je reconnais que j’avais vraiment besoin de ce succès au Tour de Californie. Il m’a insufflé du courage. Il me serait vraiment très difficile de m’entraîner des années rien que pour viser les alentours de la vingtième place. « 

 » J’ai toujours eu la chance de rouler pour moi-même « 

 » Plus encore que mes succès sportifs, c’est la pensée que mon père peut être fier de moi qui me motive. Après le drame, c’est vraiment devenu une source de motivation. Il lisait tout, voulait tout savoir à mon propos. Il était mon premier supporter. Peut-être vaut-il mieux qu’il n’ait pas assisté à ma chute ni vécu toute ma revalidation. Je pense constamment à lui et sans doute encore plus depuis que ça va mieux. Je roule pour lui et pour la famille que j’ai fondée. En décembre, je serai père. Je sais que ma famille me soutient et peu m’importe ce que les autres pensent de moi. Je ne peux pas en juger moi-même mais beaucoup de personnes de mon entourage affirment que j’ai un peu changé, que j’ai acquis plus de sérénité.

Le Tour de France reste la course principale et la plus délicate. Les enjeux sont considérables et le parcours ne se prête pas toujours aux sprints massifs, ce qui accroît le risque de chute. L’année dernière, regarder le Tour n’était même plus agréable pour beaucoup de gens, après la chute de tant de favoris. J’espère que l’organisation en a tiré des leçons. Au sein du peloton, beaucoup de coureurs entretiennent une relation de haine-amour avec cette épreuve. On en rêve pendant toute l’année, on veut en être mais une fois que ça y est, on n’a envie que d’une chose : que ça passe le plus vite possible. Ceux qui prétendent le contraire ne disent pas la vérité. Cadel Evans pense certainement avec plaisir au Tour de l’année dernière mais en 2010, il a vécu un vrai cauchemar. Il pleurait sur son vélo, pendant l’ascension de la Madeleine.

J’espère être épargné par les coups durs cette fois. Depuis ma fracture, ma condition n’a fait que progresser, sans heurt. C’est ce qui a été formidable : ma revalidation a été longue mais elle s’est déroulée sans accroc, sans rechute. Je progresse en ligne droite depuis l’automne. Les premiers progrès sont évidemment considérables. En mon for intérieur, j’ai d’abord cru que la revalidation serait plus rapide que ce que les médecins avaient pronostiqué mais ensuite, j’ai eu l’impression de stagner. Les classiques ardennaises ne m’ont pas vraiment réussi, même si rouler Liège-Bastogne-Lège de bout en bout était déjà fantastique, sachant d’où je revenais. « 

 » Je pense que je vais revenir à mon meilleur niveau pendant le Tour « 

 » J’ai été vraiment surpris d’être aussi performant au Tour de Californie, une épreuve que nous avions insérée dans mon agenda pour me permettre d’acquérir plus de rythme, au détriment de la reconnaissance des étapes de montagne sur le Tour. Jamais je n’aurais imaginé que ça irait aussi bien ! Finalement, mon rôle chez Rabobank, c’est de signer des résultats. Jamais encore je n’ai apporté un bidon à quelqu’un et je ne sais même pas combien je dois en glisser dans mon maillot. J’ai toujours eu la chance de rouler pour moi-même, en supportant bien sûr la pression qui va de pair. « 

Je suis enchanté que d’autres Néerlandais réalisent des performances, même si ce n’est pas encore évident, comme le début de la saison l’a démontré. Steven Kruijswijk, qui a terminé huitième du Giro l’année dernière, doit aborder le Tour de France avec décontraction. On verra bien ce qu’il en ressort. Dans le passé, Bauke Mollema a prouvé qu’il était capable de faire aussi bien que moi, voire mieux. Comme j’ai été cinquième à Paris, je pourrais exiger d’être le leader de mon équipe mais compte tenu des prestations de Bauke et de mon début de saison, j’estime ne pas pouvoir demander qu’il sacrifie ses chances pour me servir.

L’équipe a l’embarras du choix. Elle compte plusieurs leaders en ses rangs. Bauke et moi communiquons bien. C’était plus compliqué avec Denis Menchov : la barrière de la langue était énorme, nous étions issus de milieux très différents, il était renfermé et moi, j’étais jeune et inexpérimenté.

Sur base de tout ce dont je suis déjà capable, je pense que je vais revenir à mon meilleur niveau pendant le Tour et rouler pour les premières places. Dans le passé, j’ai développé 430 watts en moyenne dans mes meilleurs contre-la-montre. Durant le Tour de Californie, j’étais déjà à 410 watts. J’étais donc très proche de mon meilleur niveau. J’ai déjà roulé des grands tours en compagnie d’Evans, en l’égalant ou même en le surpassant. Or, il a remporté le dernier Tour. « 

PAR BENEDICT VANCLOOSTER

 » Evans pense certainement avec plaisir au Tour 2011 mais en 2010, il pleurait sur son vélo. « 

 » Le cyclisme est fait de hauts et de bas. Au propre comme au figuré. « 

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