UN PARADIS POUR ARBITRES CORROMPUS

Sur la route de l’EURO 2016, les Diables Rouges défieront Chypre dimanche prochain. Un pays qui, aux dires de l’ancien arbitre local Marios Panayi, est champion d’Europe en matière de trucage des matches. Nous l’avons rencontré sur place dans la capitale, Nicosie.

Farouchement, il regarde par-dessus son épaule. Voilà plus de deux heures que nous sommes assis sur une terrasse vide du quartier des ambassades à Nicosie. Malgré l’heure matinale, la capitale chypriote suffoque sous une chaleur étouffante. Que ce soit un client, le propriétaire ou un fournisseur, Marios Panayi sursaute chaque fois que quelqu’un approche. Comme s’il était sur ses gardes. A-t-il peur ?  » Peur ? Non, de personne, hormis Dieu.  »

Panayi a pourtant de bonnes raisons de se méfier. Depuis que cet arbitre de 35 ans a lancé des accusations à propos d’une corruption des arbitres à grande échelle lors d’une conférence de presse très suivie, le 17 décembre 2014, il est devenu un paria dans son pays. Surtout parce qu’il soupçonne des dirigeants fédéraux haut placés de tout manigancer. Ses accusations ont fait le tour du monde, il a été invité au Parlement européen à Bruxelles et il sera bientôt interviewé par la BBC via Skype.

Dans son propre pays, cet empêcheur de tourner en rond s’est surtout fait des ennemis. Il affirme ne pas avoir été réellement menacé.  » Pas directement, en tout cas. Mais des gens qui voulaient se rendre à la police l’ont été. Alors que j’étais à table avec quelqu’un qui souhaitait me donner des informations, cette personne a reçu un coup de téléphone qui lui conseillait de ne pas trop me fréquenter. On surveille les gens que je côtoie.  »

D’autres arbitres ont cependant été la cible d’attaques. Une tendance macabre qui avait déjà été initiée avant que Panayi ne lance sa bombinette. En février 2014, c’est une véritable bombe, elle, qui a explosé sous la voiture d’un arbitre renommé, Leontios Trattou. Heureusement, cette explosion s’est produite la nuit, dans le garage à côté de sa maison. Trattou s’en est sorti indemne.

Six mois plus tard, une grenade a explosé dans le quartier général des arbitres. Ceux-ci ont arrêté le travail. Ce fut ensuite au tour d’un collègue, dont la maison avait déjà été placée sous surveillance en raison de menaces préalables. Les coupables se sont donc rabattus sur celle de sa mère, âgée de 60 ans. Elle s’en est sortie avec une grosse frayeur. Une nouvelle grève s’en est suivie. La voiture de la femme d’un arbitre a alors explosé.

La plupart des attaques se sont produites la nuit et aucune victime n’a été à déplorer. Mais le climat de travail n’est évidemment pas agréable. Il faut être fou pour arpenter un terrain de football chypriote avec un sifflet en bouche. Courageux aussi.  » Courageux ?  » Panayi grimace.  » Leur voiture soufflée est tout de même remboursée. Les gens voient ce qu’il se passe. Ils n’ont plus confiance dans les arbitres. Ces bombes sont la conséquence de leur arbitrage corrompu. Je suis contre les attaques. Mais si les arbitres et la fédération arrêtaient d’influencer les matches, celles-ci cesseraient.  »

POT DE TERRE CONTRE POT DE FER

Cinq minutes de courage politique. Il n’en faut pas plus, estime Panayi. Il suffirait de désigner les arbitres de façon indépendante et le problème serait résolu. Panayi porte un doigt accusateur vers Hans Reijgwart, l’ancien arbitre néerlandais qui, cet été, a tiré sa révérence après avoir été durant quatre années le responsable des arbitres à la Fédération Chypriote. Selon Panayi, Reijgwart s’est laissé volontairement influencer par le vice-président GiorgosKoumas.  » Koumas contrôle les clubs et les arbitres. Il aide les clubs qui lui sont favorables et laisse les autres dégrader. Il s’assure ainsi de sa réélection.  »

En sirotant un café glacé, Panayi explique les connexions politiques et commerciales de Koumas. Ce dirigeant fédéral, qui roule en Porsche Carrera, est propriétaire de Cytavision, une société qui négocie les droits de télévision. L’argent circulerait via des paradis fiscaux.  » En 2010, Cytavision a acheté les droits pour le championnat d’Albanie. Comment est-ce possible ?

Cette compétition n’est diffusée nulle part dans le monde. Même pas en Albanie. Mais bien à Chypre, donc. Ce n’est pas un hasard si un homme politique siège dans cette société. Je possède des documents qui le prouvent. C’est la raison pour laquelle Koumas ne m’attaque pas : il n’ose pas.  »

Les liens entre le football et la politique expliquent, selon Panayi, pourquoi rien ne bouge.  » Reijgwart a dit à un arbitre qu’il était bon, mais qu’il ne serait malgré tout pas promu parce qu’il avait été affilié à Omonia. Politiquement, APOEL est à droite, alors qu’Omonia est à gauche. Si l’on appartient à un club de gauche, on ne doit pas se faire d’illusions.  »

Il soupire. Il a l’impression d’être le pot de terre qui lutte contre le pot de fer.  » J’essaie d’abattre une armée de F16 avec une petite arme de poing. J’en ai déjà eu la conviction après deux mois. Même l’UEFA ne fait rien. En ce moment, Koumas est même délégué UEFA.  »

Panayi parle avec conviction, ses yeux brillent. N’exagère-t-il pas un peu ? La justice s’est tout de même saisie de tous les ordinateurs de la Fédération Chypriote, non ? Il fulmine.  » Après 15 jours ! Il y avait assez de temps pour supprimer tous les documents compromettants. Dans un pays honnête comme le vôtre, la fédération se serait déjà réunie le jour même de ma conférence de presse.  »

Reijgwart s’est empressé de réfuter ces accusations dans l’hebdomaire néerlandais Voetbal International. Il parle de Panayi comme d’un arbitre frustré pour ne pas avoir été repris sur la liste des internationaux. Nous avons décidé d’envoyer un mail à Werner Helsen. Le préparateur physique des arbitres UEFA belges est actuellement en vacances, mais il s’est empressé de répondre : il ne connaît pas Panayi.

Mais il se manifeste rapidement par la suite avec ‘informations fiables provenant d’un homme qui connaît parfaitement la situation chypriote’. Il s’agit de Jaap Uilenberg. Un autre ancien arbitre néerlandais, responsable de la formation des arbitres sur l’île méditerranéenne.

 » Marios Panayi était un arbitre FIFA qui a échoué « , écrit Uilenberg.  » En 2014, lorsqu’il a découvert qu’il n’était plus repris sur la nouvelle liste 2015, il a voulu se venger. Il a lancé toutes sortes de bruits, soutenus par les médias qui sont friands de ce genre de récits concernant la corruption. Les enquêtes que la police a menées par la suite n’ont débouché sur rien. Aux dernières nouvelles, Panayi serait lui-même soupçonné actuellement.  » Et il conclut :  » Si j’étais journaliste, je ne me fierais pas à lui. Panayi n’est pas digne de confiance.  »

VOIE LENTE OU VOIE RAPIDE

Panayi en rigole. Il n’a jamais entendu parler d’une enquête contre lui.  » Certes, des personnes affirment qu’il vaut mieux m’éviter. Elles ont peur. Le président du syndicat des arbitres a déjà été arrêté. Il était le bras droit de Reijgwart, Uilenberg et Koumas.  » Il ajoute une autre anecdote qui doit être prouvée :  » Lorsque Trattou présidait le syndicat des arbitres, j’étais son bras droit. Trattou est comme un frère pour moi. Reijgwart nous a affirmé qu’il était sur le point de se retirer. Selon lui, parce que Koumas lui imposait une trop grande pression. La nuit, il devait se rendre dix fois aux toilettes, à cause du stress. Peut-on être plus clair ?  »

Panayi a lui-même été confronté à l’inavouable durant sa carrière. A trois reprises. Deux fois lorsqu’il sifflait dans les divisions inférieures, une fois en D1. Il a toujours refusé la proposition.  » Le message était clair. J’en suis très fier.  » Il pouvait se le permettre, car il est le propriétaire d’un restaurant dans la capitale grecque, Athènes, et d’un bar dans la cité balnéaire chypriote de Paphos. Il loue aussi des terrains synthétiques.  » Sur le plan financier, je suis indépendant. Personne ne peut m’influencer.  »

Il affirme avoir refusé, en 2012, sa désignation pour un match concernant la relégation, de crainte de devoir influencer le résultat. C’était l’année où il a été élu meilleur arbitre de Chypre.  » J’ai donné à Reijgwart les noms de deux arbitres qui convenaient mieux pour ce match. Il a choisi l’un d’eux. Après cinq minutes, il a sifflé un penalty et exclu un joueur.

Plus tard, il est apparu dans un rapport de l’UEFA que ce match avait été considéré comme suspect. Pourtant, l’arbitre a reçu une note de 8.3 de la part de l’examinateur. Deux ans plus tard, ce dernier a reconnu qu’il avait été mis sous pression pour accorder une bonne note. Malgré ces révélations, rien ne s’est produit : cet arbitre a continué à siffler.  »

Il a encore attendu deux ans avant d’étaler toutes ces affaires sur la place publique. Trattou venait de perdre l’élection à la présidence du syndicat des arbitres, contre un homme appartenant au clan Koumas. Tout espoir de réforme était perdu. En septembre 2014, Panayi a été désigné pour la dernière fois pour arbitrer un match : Apollon-AEK. Puis, plus rien. Au départ, à sa propre demande, en raison de problèmes personnels. Mais d’autres considérations entraient en jeu aussi.  » Reijgwart m’a dit qu’il avait reçu des instructions de la fédération pour que je ne sois plus désigné. Ce fut, pour moi, le signal m’incitant à ne plus me taire.  »

A partir de 2011, il avait commencé à analyser le système, poursuit-il.  » Cela commence déjà dans les divisions inférieures. Celui qui siffle en fonction des souhaits de la fédération, est promu. Pour celui qui ne le fait pas, la promotion peut se faire attendre. Très tôt, il faut donc se décider sur le chemin que l’on veut emprunter : la voie lente ou la voie rapide. Celui qui choisit la voie rapide, est corrompu dès le départ. Et lorsqu’on arrive en D1, on est prêt à faire tout ce que l’on vous demande. ‘

Lui-même a emprunté un long chemin pour arriver au sommet.  » J’avais étudié pour devenir pilote lorsque quelqu’un m’a emmené à un match de football dans le village. Devenir arbitre est devenu mon nouveau rêve. Mon père était furieux. J’avais 19 ans lorsque j’ai commencé et, en 2001, je suis devenu le plus jeune arbitre promu en D2. Ce n’est qu’en 2007 que j’ai atteint la D1. Pour la plupart, cela ne prend que trois ans.  »

Cela l’a révolté. En 2006, il a été suspendu pour 15 journées de championnat suite à des critiques envers la Commission d’Arbitrage.  » Je n’avais pas des chances égales aux autres. Un autre arbitre a été promu, alors que je sifflais déjà en D2 depuis cinq ans.  »

UN HOMME SEUL POUR LUTTER

Le restaurateur a dû attendre jusqu’en 2010 pour recevoir un badge FIFA. Cette année-là, il a sifflé son premier match international, en U19. En 2011, il a arbitré le Stade de Rennes et le club géorgien de Metallurg Rustavi, au tour préliminaire de l’Europa League. A Bruges, certains se souviennent peut-être de lui : en octobre 2012, il était cinquième officiel lors d’un match d’Europa League entre le Club et le CS Maritimo Funchal. Le Club l’avait emporté 2-0.

En 2013, il a sifflé son seul match de qualification à la Coupe du Monde : Saint-Marin contre la Moldavie. Il affirme ignorer s’il aurait pu arbitrer, un jour, un match de Ligue des Champions League.  » On m’a dit que ma démarche n’était pas bonne, lorsque je me déplaçais. OK, mais je prenais de bonnes décisions.  »

S’il le dit… Entre-temps, il n’arpente plus les terrains, sifflet en bouche. Panayi s’est exclu lui-même avec sa conférence de presse. Le président de la fédération, Costakis Koutsokoumnis, a pourtant essayé de le raisonner.  » Nous nous sommes vus à son bureau. Mon ami Trattou était présent. Je lui ai dit que ma personne n’était pas la plus importante, mais que cela concernait surtout de jeunes arbitres qui poursuivaient un rêve. J’ai refusé sa proposition. Une première fois en mars, puis encore en mai.  »

L’emmerdeur a préféré une ultime provocation : il s’est mis en tête de postuler pour le poste de président de la Fédération Chypriote. Il n’arrivera finalement pas jusque-là : il ne répondait pas à quatre critères nécessaires et, faute d’avoir pu réunir les quatre soutiens préalables, Koutsokoumnis a été réélu sans opposition.  » Les médias n’ont même pas publié le communiqué faisant état de ma candidature. Ils sont plongés dedans jusqu’au cou. Les clubs réclament du changement, mais lorsqu’on leur en propose, ils se rétractent. Je mène une lutte solitaire.  »

Il est fier en constatant qui se distancie de lui : des gens auxquels Koutsokoumnis apporte ouvertement son soutien, à savoir les présidents des clubs d’Ermis et d’Ethnikos Achna. Le premier a échappé jadis à un attentat. Son père, une figure du milieu des paris, a eu moins de chance : il a reçu une balle dans le cou. Ethnikos évoque certains souvenirs en Belgique : c’est ce club qui a infligé un étrange 5-0 à Roeselare en 2006.  » Chaque année, ils font l’objet d’un rapport de l’UEFA « , explique Panayi.  » C’est l’un des clubs les plus douteux de Chypre. Demandez à Stéphane Demol, il y a travaillé.  »

Nous nous revoyons le soir. Sur la même terrasse, entourés par une demi-douzaine d’écrans de télévision. Trois clubs chypriotes sont engagés au tour préliminaire de l’Europa League. Nous avions l’intention d’aller assister, en live, au duel entre Omonia et Bröndby, mais Panayi nous le déconseille : il n’a guère envie de perdre son temps dans les embouteillages. Pour avouer ensuite qu’il est fatigué. S’en prendre à l’ordre établi, c’est dur.

 » Je me sens comme un nageur en plein milieu de l’océan, qui n’aperçoit pas encore les côtes. Même si l’on est très costaud, on finit par s’émousser. Et je préfère ne pas croiser trop de gens. Ils me posent toujours les mêmes questions. Si cela ne dépendait que de moi, je ne regarderais même pas le match à la télévision.  »

PENALTIES, EXCLUSIONS ET ÉLIMINATIONS

Mais, pour faire plaisir à son visiteur belge, il le fait tout de même. A deux reprises, Omonia refait un retard. Chaque fois, grâce à un penalty accordé pour une faute légère. Un troisième but chypriote est annulé pour hors-jeu. A la grande colère des supporters fanatiques qui bombardent le juge de ligne. Les joueurs et les arbitres se réfugient à l’intérieur. Violence et hooliganisme, encore un cliché du football chypriote qui semble coller à la réalité.

Un ancien arbitre nous a rejoints à notre table, dans ce bar désormais bondé. Il a arrêté l’année où Panayi a été promu en D1. Peut-il confirmer les rumeurs de corruption qui circulent ? L’homme sourit et se tait. Lorsqu’il est parti, Panayi nous fait remarquer :  » Avez-vous vu sa tête ? Son regard en disait long.  »

Entre-temps, l’Apollon Limassol a également débuté son match contre une équipe d’Azerbaïdjan. La décision tombe encore sur un penalty, et dans les arrêts de jeu, un carton rouge est adressé. Plus tard dans la soirée, l’AEK Larnaca échoue contre Bordeaux. Deux nouveaux cartons rouges sont brandis. Un tour préliminaire d’Europa League émaillé de penalties et d’exclusions : on pourrait en tirer toutes sortes de conclusions, nous ne le ferons pas. Nous retiendrons toutefois les trois éliminations chypriotes.  » Cela ne me fait plus rien. Ce sont les clubs qui ont démoli le football chypriote. Celui-ci est devenu si sale que vous allez le détester.  »

Panayi n’espère pas vraiment d’amélioration. Certes, Reijgwart est parti, mais il n’attend pas vraiment de changement de la part de son successeur Alan Snoddy. L’ancien arbitre nord-irlandais a veillé à ce que Chypre puisse participer au programme de formation des arbitres de l’UEFA.

 » Cela rapporte 300.000 euros à la fédération. Snoddy est ainsi récompensé.  » Il affirme vouloir lancer une procédure contre Reijgwart.  » Il a brisé ma carrière.  » Et il veut aussi s’opposer à Koutsokoumnis.  » Selon les règlements de la FIFA, il n’a pas le droit d’être le président de la fédération car il possède des parts à l’APOEL. J’en ai la preuve. Et je les enverrai à la FIFA.  »

Mais ces soi-disant preuves sont difficilement utilisables. Car à Chypre, les enregistrements de conversations ne sont pas considérés comme preuves par la justice. Panayi acquiesce :  » Mais en Italie, oui. Là-bas, des joueurs et des dirigeants de clubs ont été appréhendés sur base de conversations téléphoniques. A Chypre, c’est illégal, mais je m’en fous. Je n’ai jamais eu l’intention d’apporter des preuves à un tribunal. Ce sont les supporters qui me préoccupent. Je veux leur montrer ce qu’il se passe. Tout le monde doit savoir.  »

Il a décidé de quitter Chypre pour déménager en Angleterre, où il espère relancer sa carrière d’arbitre. Il affirme déjà disposer d’une licence de niveau 3, qui lui permettrait de siffler dans les compétitions régionales. Il va vendre son restaurant à Athènes.  » La vie à Londres est chère et arbitrer au niveau 3 ne rapporte pas grand-chose. Mais je continuerai à me battre jusqu’à ce que je gagne. Je n’abandonne pas. Si je pouvais revenir en arrière, je referais exactement pareil. Peut-être un peu plus intelligemment. Et j’entamerais mon combat beaucoup plus tôt.  » ?

PAR JAN HAUSPIE – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Le football chypriote est à ce point corrompu que vous allez le détester.  » MARIOS PANAYI

 » Ces bombes destinées aux arbitres ou à leurs proches sont la conséquence de leurs décisions malhonnêtes.  » MARIOS PANAYI

 » Marios Panayi n’a rien raconté de neuf. Il est tout simplement le premier à le déballer sur la place publique.  » SPYROS NEOFITIDES

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