Un kick en bleu et noir

Longtemps, le coach allemand s’est distingué par la violence de ses propos tout en possédant une vision novatrice. Mais n’est-on pas trop vieux à 58 ans pour son type de vie rock and roll ?

En 1985, George Kessler, l’entraîneur du FC Cologne, avait demandé à son adjoint, Christoph Daum, de regarder dehors si le soleil brillait. De la sorte, il saurait s’il devait emporter ses lunettes solaires. Bravement, Daum s’est exécuté… comme quand Kessler le pria de mesurer la hauteur du gazon. En son for intérieur, Daum bouillonnait d’humiliation et il se jura d’inverser rapidement les rôles, afin de donner des ordres et ne plus en recevoir. Il pressentait que Kessler n’allait pas rester longtemps à Cologne. Il était trop théâtral, trop orgueilleux. Ainsi Daum dut-il deviner le prix de ses chaussures.  » 200 marks ?  » Non, répondit fièrement Kessler :  » 800 ! »

Christoph Daum n’a pas immédiatement pu se payer de telles godasses. Il a grandi près de Zwickau, une ville industrielle où a été fabriquée la légendaire auto Trabant. Là, dans l’ex-RDA, on filait droit. Daum n’y est pas resté longtemps : juste avant la construction du Mur, ses parents ont rejoint Duisbourg, la porte de la Ruhr. Son père, un ouvrier mineur, est décédé plus tard, enseveli sous des gravats de charbon. Ses grands-parents ont assuré l’essentiel de son éducation. Professeur de sport, il a joué dans l’entrejeu à un niveau modeste jusqu’à 28 ans.

Au rythme des claquements de mains

En 1981, Daum est devenu entraîneur des jeunes de Cologne. Il est déjà un visionnaire, même si par la suite, on a surtout insisté sur sa manière de motiver les joueurs. Pour élaborer ses entraînements, il s’appuie sur des données scientifiques et est parfois surprenant. Il atteint la finale du championnat d’Allemagne pour Scolaires et dispense l’échauffement sur la largeur du terrain, au rythme de claquements de mains. Un véritable ballet.

Daum décortique les moindres facettes du football et travaille tellement que cela s’avère parfois contre-productif. Il ne prend pas le temps de respirer. Tout le monde n’accepte pas cette motivation sans bornes.  » Le problème de Christoph Daum, c’est qu’une journée ne compte que 24 heures mais si elle en faisait 28, il les utiliserait toutes pour le football « , déclare un ami.

A ses débuts comme entraîneur principal de Cologne, en 1986, Daum est modeste et discret. Quelques mois après la finale perdue de Coupe UEFA, Kessler a été limogé et remplacé par Daum. Il change après la trêve hivernale, s’inspirant des conseils d’ Udo Lattek, devenu directeur technique après avoir entraîné avec succès le club rhénan. Lattek lui a soufflé que la Bundesliga est un vaste théâtre où il faut entretenir les rivalités. Daum prend le conseil à c£ur. Il se lance dans de grandes déclarations, qui lui valent le surnom de Cassius, en référence à Muhammad Ali, l’ancien boxeur qu’il admire tant. Daum n’hésite pas à entrer en guerre avec le puissant Bayern. En 1989, lors d’une mémorable émission, il se déchaîne et affirme ainsi que l’entraîneur, Jupp Heynckes, ferait mieux de vendre des somnifères, ajoutant que le bulletin météo est plus intéressant que ses analyses… Daum et Uli Hoeness, alors manager du Bayern, en arrivent aux insultes. Daum aime provoquer et confronter, il crée un champ de tension, conscient que le football est un monde de spectacle.

Par moments, Christoph Daum ne se contrôle plus du tout. Il manque de stabilité dans ses rapports humains. Un moment, il vous demande, sincèrement, comment vous allez, mais à un autre, il vous ignore. Il a toujours été incapable de gérer ses émotions après les défaites. Sa femme lui a d’ailleurs interdit de rentrer à la maison avant de passer par le sauna, pour se calmer…

 » La tête est la troisième jambe « 

Christoph Daum a toujours été à part et sa grande gueule a longtemps éclipsé ses qualités, réelles. Il manie tout particulièrement l’art de motiver ses joueurs. Lors d’un déplacement à Brême, il a demandé 40.000 marks, soit 20.000 euros, au trésorier. Il a accroché les billets à la porte du vestiaire, expliquant à ses joueurs médusés que chacun d’entre eux gagnerait cette somme si Cologne est champion. Il a terminé deuxième.

Cologne a mis fin à leur collaboration en 1990, sans qu’on en connaisse les raisons. Daum a rejoint le VfB Stuttgart, qu’il a mené au titre en 1992. Footballeur très intelligent, Matthias Sammer, est particulièrement impressionné par la méthode de Daum, qui dispense des entraînements d’une variété qu’il n’a jamais connue. Daum prône un jeu offensif depuis ses débuts. Parfois, il confie à ses proches qu’il rêvait d’un style Daum : les équipes doivent donc jouer de sorte que les spectateurs reconnaissent immédiatement sa signature.

Pourtant, il est prié de quitter Stuttgart, notamment pour avoir aligné un étranger de trop en Ligue des Champions contre Leeds United, provoquant un replay sur terrain neutre, fatal aux Souabes. Il rejoint alors le Besiktas, avec lequel il conquit la Coupe puis le titre. Il est tellement exigeant envers lui-même qu’il s’effondre et est emmené en ambulance aux urgences, problème attribué à l’usage de drogues.

Malgré les succès récoltés à Istanbul, il rêve toujours de Bundesliga. En 1997, il accepte l’offre du Bayer Leverkusen, alors pensionnaire du ventre mou. Daum surprend encore ses joueurs. Il les contraint à courir sur des tessons de verre puis sur du charbon brûlant pour accroître leur force mentale. Il a un dicton pour mettre en évidence l’importance du mental :  » La tête est la troisième jambe « .

Son engagement et ses méthodes ont séduit le Bayer Leverkusen. Il a aussi recours à des métaphores. Lorsque Ulf Kirsten, son meilleur buteur, ne trouve plus le chemin des filets, il le convoque dans son bureau et le compare à un représentant en aspirateurs. Celui-ci va de porte en porte mais est souvent confronté à des refus.  » Mais tôt ou tard, quelqu’un finit par ouvrir la porte « , poursuit Daum.

Le coach affûte l’équipe de semaine en semaine. Le Bayer parvient à faire basculer le match à plusieurs reprises, alors qu’il est en infériorité numérique, mais le titre se refuse à lui. La dernière journée de la saison 1999-2000, il ne faut qu’un point à Leverkusen sur le terrain du modeste Unterhaching. Il perd la partie suite à un but contre son camp du jeune Michael Ballack. Trente kilomètres plus loin, le Bayern s’impose 2-0 face au Werder Brême et est sacré champion. Uli Hoeness jubile.

Devenu paria, il a fui en Floride

C’est le signe avant-coureur de la période la plus sombre de sa carrière. Triomphe et tragédie se sont succédé en l’espace de quelques semaines. Daum doit endosser le rôle de sélectionneur le 1er juillet 2000. Le peu conventionnel entraîneur est considéré comme le sauveur de la nation : il doit redresser le football allemand, qui reste sur un EURO catastrophique.

Mais deux mois plus tôt, il est convaincu d’usage de drogue (cocaïne). Fait insinué à plusieurs reprises par Uli Hoeness. Par la suite, beaucoup ont estimé que le Bayern s’était vengé. Daum accepte de faire analyser ses cheveux par l’université de Cologne, qui confirme les soupçons. Pour le technicien, la drogue a été une manière de survivre à la pression. Il a souffert d’un divorce pénible et a besoin d’une hanche artificielle… Le fait qu’il ait demandé lui-même l’analyse de ses cheveux démontre qu’il n’est plus capable de penser de manière rationnelle. Devenu paria, Daum a fui en Floride. L’Allemagne tout entière s’est retournée contre lui. Il a entraîné ses enfants de 11 et 14 ans dans sa chute. A l’école, ils étaient la cible des moqueries.

L’affaire lui a également coûté une fortune. Le bureau allemand de la presse sportive évalue sa perte à environ dix millions d’euros : tous ses sponsors le quittent une fois que l’affaire éclate et il n’est plus invité à dispenser ses séminaires dans les grandes sociétés qui l’avaient attiré, contre de plantureux honoraires. L’entraîneur semble détruit.

Les orgies

Mais Daum est un battant. Les contrecoups constituent des défis à ses yeux. En août dernier, il a vaincu un cancer de la peau. Lors d’une visite à l’hôpital, avec son fils, il a montré quelques taches au médecin et est immédiatement opéré. Après le scandale de la cocaïne aussi, il s’est rapidement redressé, même si son image a été écornée par les rumeurs sur sa vie privée. On ne cesse ainsi de parler d’orgies avec des prostituées.

Brûlé en Allemagne, Daum reste apprécié en Turquie. Après une thérapie à Cologne, il rejoint le Besiktas. Le ministre turc de l’Intérieur exige qu’il s’engage par écrit à ne plus consommer de drogue. Il entraîne ensuite l’Austria Vienne, avec lequel il remporte le titre et la Coupe. Partout, il motive ses joueurs, à sa façon. Ainsi, à l’Austria, il fait la lecture d’extraits de la biographie de Muhammad Ali, à dix heures du soir, pendant une mise au vert. Daum poursuit sa vie de nomade. Il conquiert deux titres de rang avec Fenerbahçe. Puis sa santé commence à le lâcher et il rentre en Allemagne. En 2006, il redevient l’entraîneur du FC Cologne, qui est alors en 2e Bundesliga. Il y est accueilli en messie. Plus de 10.000 spectateurs envahissent le stade pour assister aux premiers entraînements. Plus tard, Daum racontera qu’il se sentait dans la peau du leader d’une secte, appelé à bénir ses troupes. Il ramène Cologne parmi l’élite et poursuit sa conquête des supporters en épousant, en secondes noces, la chanteuse Angelica Camm dans le rond central du stade.

Après trois saisons en Rhénanie, il repart à Fenerbahçe puis revient en Allemagne mi-2010. Indépendant financièrement, il veut profiter de la vie. Mais de quoi ? Daum est obsédé par le foot. Il est né pour le ballon rond. Alors, en mars dernier, quand l’Eintracht Francfort, qui lutte contre la relégation, l’approche, il s’empresse d’accepter. Il ne gagne pas le moindre match, ne prenant que trois unités sur 21. Le club descend et il ne peut rester. Sa confiance en prend un sacré coup.

Des £uvres caritatives

Reste à voir dans quelle mesure Daum va trouver en lui la force de recharger ses batteries. Le Club Bruges constitue une bouée de sauvetage car à la maison, il commençait à grimper aux murs. Il n’a guère eu d’offres ces derniers mois. Il est classé en Allemagne. Même s’il ne le montre jamais, ça le touche profondément. Daum dissimule ses sentiments sous son masque d’assurance, ce qui ne le rend pas toujours sympathique. Pourtant, derrière ce masque se dissimule un homme généreux qui offre de grosses sommes à des £uvres caritatives.

Au Club Bruges aussi, Daum va travailler à sa façon. Selon lui, le succès se planifie, à condition d’approcher les gens de la bonne façon. Il a toujours jugé important d’insuffler aux footballeurs une certaine assurance en les impliquant dans certaines décisions et les incite ainsi à s’effacer au profit du groupe. C’est pour cela, répète-t-il, qu’il est ouvert à toute conversation, sans jamais perdre son contrôle du groupe.

Daum a jadis déclaré sentir ce qui se passait au sein d’un groupe. Selon lui, c’est sa principale qualité, même s’il ajoute savoir aussi ce que pense un joueur, ce qui lui permet de moduler son approche. Cette grande gueule est donc également en mesure de faire preuve de finesse.

Il s’intéresse aux gens. Quand il a étudié les sciences du sport, il a consacré son travail final à l’importance des moyens psychologiques pour un entraîneur. Il puise constamment dans cet arsenal, avec la réussite qu’on sait : cinq titres et deux Coupes. Il est particulièrement vigilant durant les périodes fastes car il le martèle : le succès divise, à cause de la jalousie. C’est dans ces moments que Christoph Daum se sent le mieux car se glisser dans la peau d’un psychologue lui donne un kick.

Il n’a plus besoin de se lancer dans des déclarations fracassantes car, a confié un de ses proches, cette violence verbale est chaque fois un appel au secours. Daum s’est longtemps senti incompris et a éprouvé le besoin d’être écouté. Il lance des boules de neige pour déclencher une avalanche, comme il l’a reconnu. Le fait de n’avoir jamais joué parmi l’élite l’a longtemps perturbé mais il n’a jamais voulu se placer sur un piédestal. Ainsi ne veut-il jamais raconter qu’il apprécie les £uvres de Berthold Brecht car cela le ferait passer pour un intellectuel, ce dont il se garde.

Il reste une constante dans sa turbulente carrière ; jamais Daum n’a toléré d’immiscion dans son travail. A Fenerbahçe, il a été confronté à l’opinion d’un président et de quinze vice-présidents. A une reprise, quelqu’un a osé émettre un avis sur la composition de l’équipe. Il n’y a pas eu de seconde fois.

PAR JACQUES SYS – PHOTOS: IMAGEGLOBE

Pour Daum, les contrecoups ont toujours constitué des défis.

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