« Un jour, des champions OGM… »

Il nous a fait vivre quarante Tours de France : ses réflexions.

La télévision diffuse en noir et blanc. Le zappeur n’existe pas. Les réseaux de distribution non plus d’ailleurs. Par la force des choses, les téléspectateurs restent fidèles à la RTB, sans F. Nous sommes en 1954. Théo Mathy, ancien journaliste du quotidien Les Sports et de La Cité prend place derrière le micro. Pour la première fois, la TV belge retransmet en direct le Tour de France.

« Nous avions droit à commenter les 20 derniers kilomètres », se souvient-il en souriant. « Une seule caméra demeurait figée sur la ligne d’arrivée. En attendant les coureurs, il fallait meubler. Je vous assure que cela n’avait rien d’une sinécure. Je disposais d’un minuscule téléviseur sur lequel il était bien malaisé de reconnaître qui se soit ». Théo Mathy nous a fait vivre 40 Tours de France! Tant de souvenirs accumulés au fil des ans en font un observateur hors du commun.

Quelle est l’image imprimée éternellement dans votre mémoire?

Théo Mathy : Spontanément, je dirai la victoire de Charly Gaul en 1958. Le Luxembourgeois accusait une dizaine de minutes de retard sur Geminiani. Il pleuvait à seaux. L’étape a duré six ou sept heures. Avec d’incroyables changements de température puisque nous traversions des cols. Après l’arrivée, lorsque j’ai voulu taper mon texte, je me suis mis à trembler comme une feuille. J’étais trempé jusqu’aux os. Moi qui ne bois pas, j’ai avalé une petite bouteille de cognac quasiment d’un trait. J’étais physiquement incapable de travailler. Je n’en étais que plus admiratif devant l’exploit de Gaul qui a rejoint « Gem » avant de le laisser sur place. Par la suite, j’y ai souvent repensé. Surtout lorsqu’il fut question de dopage. Si j’avais dû faire appel à un remontant pour écrire, comment imaginer que les athlètes n’aient pas recours, à un stimulant permettant de tenir le coup.

C’est la souffrance qui vous a marqué?

Elle fait partie intégrante du cyclisme. Quelqu’un n’ayant jamais vécu une étape de montagne disputée dans de mauvaises conditions climatiques ne pourra en aucune manière s’imaginer ce qu’endurent les garçons.

Les passionnés se souviennent aussi d’un reportage assez pathétique que vous avez réalisé en 1968. Vous aviez pronostiqué la victoire de Ferdinand Bracke au contre-la-montre final.

Avant le départ, Bracke demeure invaincu par Janssen au contre-la-montre. Le Wallon est recordman de l’heure. Il reste sur de bonnes performances. Quant à Van Springel, situé en deuxième position, il se montre généralement supérieur au Hollandais dans la spécialité. Seul problème, Herman et Ferdinand résistent mal à la pression. Résultat, Janssen prend 54 secondes à Van Springel et 1 minute 23 à Bracke. Aujourd’hui encore, je suis persuadé que cette tranche de 55 kilomètres, placée dans un autre contexte, n’échapperait pas à la domination de nos compatriotes. Et plus précisément à Ferdinand même si ses piètres qualités de descendeur l’avaient relégué à 1 minute 15 de Janssen lors de la 19e étape, à La Colombière. C’était ahurissant. Pendant que les autres fonçaient, Bracke avait tellement peur qu’il freinait avec ses pieds. Enfin.

Quelque part, Bracke a rendu un immense service à Eddy Merckx!

J’en ai souvent plaisanté avec Eddy. Sans Jan Janssen, 25.000 belges ne se seraient peut-être pas déplacés à Paris l’année suivante. Trente ans après l’exploit de Sylvère Maes un Belge terminait en jaune. Merckx, tout le monde l’attendait. Il a répondu présent. Avant cela, engagé par une firme italienne, il avait remporté le Giro. A 24 ans, on lui demandait de rééditer l’exploit que seuls Coppi et Anquetil avaient réalisé : triompher dans deux grands tours la même année. Son mental lui permit de résister. Ça, c’est la différence séparant un champion fort dans sa tête d’un autre.

Pour un journaliste belge, ça devait être gai de travailler à l’époque. Maintenant, votre successeur doit presque les créer, les stars de notre cyclisme.

Evidemment. Pourtant, techniquement, c’était plus difficile. Pour nous, ainsi que pour les coureurs. Celui qui acceptait l’interview arrivait avec son maillot trempé de sueur. De pluie. Parfois les deux. Il risquait à tous les coups le refroidissement. Cela me gênait terriblement car je leur faisais courir un risque. Je ne pouvais même pas en vouloir à celui qui ne passait pas par la tribune. Un simple rhume compromettait ses chances dans l’épreuve. Maintenant, les équipes disposent de cars équipés de douches. Dès l’arrivée, les coureurs se sèchent.

Ce n’est pas la seule amélioration apportée.

Nous allons d’abord évoquer l’aspect technique. La plus grande révolution concerne l’information radio coureurs-directeurs sportifs. Des ténors tels Gaul et Anquetil, qui faisaient parfois la course en queue de peloton, se sont laissés piéger par une échappée. Cela ajoutait du piment, obligeant les leaders à se comporter en tant que tels. Impossible de nos jours! Prenons Armstrong. Quand il gagne son premier tour, il ne connaît quasiment rien de ses adversaires. Johan Bruyneel, depuis sa voiture l’informe, le tranquillise. Lui permet de récupérer. Je prétends que sans la présence d’une oreillette, Armstrong n’inscrit pas son nom au palmarès. Le stress et l’obligation d’être présent au front le mineront. Le cas échéant, l’avancée technique va à l’encontre du sport. Avantageant les plus riches.

Que dire des transformations subies par les vélos alors?

Je ne suis pas contre le progrès, à condition que l’on sache quel genre de sport on veut avoir. L’admission des roues lenticulaires engendre un scandale. Moser les utilise en premier pour l’établir le record du monde l’Heure en 1984. Un homme de son entourage, le professeur Del Monte, contourne alors le règlement interdisant l’utilisation de moyens destinés à faciliter la pénétration dans l’air. L’équipe de Moser déclenche un grand éclat de rire en prétendant le contraire… Prenez un bassin d’eau. Faites y tourner deux roues. La lenticulaire ne provoque quasiment aucun remous. Les rayons par contre engendrent un bouillonnement. La comparaison se démontre sans frais! Ces roues, plus le profil de son vélo, testés en soufflerie, lui permettent, à Mexico, d’économiser trois secondes au kilomètre. En affinant l’aérodynamisme d’une voiture, on diminue considérablement sa consommation. Il en va de même pour un homme. L’exemple de Moser a été suivi. Voilà pourquoi, lors des contres-la-montre, les participants enfourchent des machines adaptées.

On a effectivement l’impression que le déroulement du Tour bascule. Là où les grandes décisions se faisaient avec panache en montagne, à présent, les écarts se creusent lors des contres-la-montre.

Deux éléments interviennent. D’abord, hormis Pantani, je ne vois plus de très grands grimpeurs. Ensuite, on en revient à l’ultra-modernisation du matériel. LeMond bat Fignon à la faveur d’une étape épique parce qu’il utilise un vélo de triathlon. Suite à des études, effectuées sur des mannequins lancés d’un avion en vol, on sait que les bras fabriquent la prise d’air la plus importante. En proposant un guidon sur lequel reposent les coudes et les avants-bras, la surface de la poitrine se réduit. Le corps offre moins de prise au vent. La posture favorise également l’explosivité des muscles fessiers, donc la propulsion.

A cela s’ajoute la sophistication de la préparation et inévitablement la prise des produits dopants. Impossible de ne pas y faire allusion.

Le point de départ de beaucoup de choses provient de la lutte contre l’acide lactique. L’anaérobie, lorsque le corps ne produit plus assez d’oxygène par rapport à la demande, favorise l’arrivée d’acide, dangereux pour les muscles. Les médecins investissent la scène en cherchant à lutter contre cette rébellion de l’organisme. En découlent les transfusions sanguines, etc.

Est-ce un scénario de science-fiction de penser que la génétique prendra le pouvoir?

Pas du tout! Si ce n’est déjà le cas, la consultation et la manipulation génétique constitueront des bases de travail. Un jour viendra où les grands champions seront des OGM. La vision, pour effrayante qu’elle soit n’en demeure pas moins réaliste.

On pourrait cloner Eddy Merckx?

Pas jusque-là! Quoi que. Toutes les dérives sont possibles. Toutes, hélas!

Désolé d’insister, mais quelle position adoptez-vous par rapport au dopage?

J’aime et je n’aime pas en parler. Le problème est tellement vaste, dépendant de tant de paramètres que le thème nécessite des heures, des jours, des semaines de débats avant d’espérer faire le tour objectivement. Le dopage a toujours existé. Sous des formes mineures puis scientifiques. J’y réfléchis depuis 50 ans. Le dopage que l’on stigmatise et que je ne criminalise pas, n’est rien de moins que le miroir de notre société. La recherche du profit et celle du rendement maximum sont les fondements d’un système basé sur l’argent. Régime carné imposé à des animaux végétariens, sang contaminé, dioxine, détérioration de la couche d’ozone dont les Américains se préoccupent peu, présentent un dénominateur commun. Faire n’importe quoi. Unique condition : obtenir une fortune immédiate! Voilà,le dossier à charge du 21e siècle. C’est le procès d’un mode de vie que l’on doit instruire. Pas celui du cyclisme. Les gendarmes, les enquêteurs, les juristes n’éradiqueront rien. Surtout pas en mettant la caravane sens dessus-dessous jusqu’aux petites heures de la nuit avant une étape de montagne. Lamentable, ce manque de respect à l’égard de sportifs alors que tant d’autres actes nauséabonds se produisent ailleurs.

Daniel Renard

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