UN JOUEUR QUI VAUT DE L’OR

Il y a d’étranges manoeuvres autour du jeune talent mauve : à qui profite tout ce bricolage et ces magouilles ?

Chancel Mbemba Mangulu aurait pu ne jamais porter le maillot d’Anderlecht. A en croire le médecin du club, son dos était trop fragile pour faire de lui un footballeur professionnel. Ariel Jacobs, le prédécesseur de John van den Brom, avait souhaité sélectionner le jeune défenseur africain pour un match amical mais la direction le lui avait interdit. Mais dos fragile ou pas, deux ans plus tard, Mbemba est le seul joueur d’Anderlecht à avoir échappé jusqu’ici aux hauts et aux bas que connaissent ses équipiers. Pour une fois, la direction du club a décidé de passer outre l’avis de ce médecin. Le même qui avait donné le feu vert aux transferts de Ronald Vargas et Gohi Bi Cyriac alors que ceux-ci se remettaient à peine de graves opérations au genou.

C’est en juin 2011 que Fabio Baglio, l’agent de Mbemba, convainc les dirigeants du club champion de Belgique de tester son joueur. Un mois plus tard, celui-ci est inscrit au registre des étrangers de la commune d’Anderlecht et le 24 septembre de la même année, il effectue ses débuts avec les U19 d’Anderlecht face au FC Bruges. Au cours des semaines suivantes, il est régulièrement aligné, toujours en test. Le 17 octobre 2011, le site internet franco-suisse Sharkfoot.fr dévoile un trafic de joueurs entre Anderlecht et le Congo. Avec, dans les rôles principaux : Herman Van Holsbeeck, son juriste Laurent Denis, l’intermédiaire FabioBaglio et l’influent président du club congolais de TP Mazembe, Moïse Katumbi.

L’arme Facebook

L’article ne plaît pas du tout à la direction du club anderlechtois qui, sur son site internet, fait savoir qu’il a transmis le dossier à ses avocats. Elle n’en veut pas tellement à RomainMolina, l’auteur de l’article, mais plutôt à Paulo Teixeira, un Brésilien d’origine congolaise qui fut notamment l’agent de Roberto Carlos mais a laissé tomber cette activité pour une niche plus lucrative : depuis quelques années, il propose à de petits clubs d’Afrique et d’Amérique latine de réclamer les indemnités de formation imposées par la FIFA pour les joueurs que les grands clubs européens viennent leur prendre. Car très souvent, ces clubs ne connaissent pas leurs droits en la matière et les clubs européens en profitent abondamment et Teixeira affirme lutter contre ces abus – en prenant, au passage, une commission de 20 %. Pour ce faire, il utilise notamment sa page Facebook « Training Compensation », sur laquelle il dénonce les abus constatés.

Teixeira s’est manifesté pour la première fois auprès d’Anderlecht à l’été 2011, réclamant, au nom du CS Aigles Verts, 100.000 € d’indemnité de formation pour le transfert de Junior Kabananga Kalonji au club bruxellois. Par fax, Herman Van Holsbeeck lui a répondu qu’il n’était pas question de payer quoi que ce soit parce que Kabananga était déjà professionnel lors de son passage par le FC MK Etanchéité, son dernier club congolais. Selon le règlement de la FIFA, les indemnités de formation ne sont dès lors plus dues lors du transfert suivant.

Teixeira ne tient aucun compte des arguments de Van Holsbeeck et dépose plainte à la FIFA, s’incrustant ainsi tel un pou dans les cheveux anderlechtois. Malin, il décide d’exploiter la piste Chancel Mbemba, faisant remarquer que celui-ci figure déjà sur le site internet du club alors que son transfert n’est pas encore entériné. Il dévoile aussi que la date de naissance de Mbemba mentionnée sur le site n’est pas identique à celle figurant sur les cartes d’affiliation du joueur auprès de la fédération congolaise de football. Selon Anderlecht, le joueur est né en 1994 tandis que pour les Congolais, il a vu le jour six ans plus tôt, en 1988. Pour Teixeira, il n’y a pas de doute : ou Anderlecht fait du trafic de mineur d’âge, ou il falsifie des dates de naissance.

Plainte pour calomnie

Pour Anderlecht, la coupe est pleine. En décembre 2011, le club accuse Teixeira de calomnie et dépose plainte à la FIFA. Pour les mêmes raisons, l’AC Milan s’associe au club bruxellois. La fédération internationale se gratte la tête et décide de refiler la patate chaude à l’Union Belge. Sans succès puisque la fédération belge fait savoir qu’elle n’a aucune trace, dans sa base de données, d’un joueur répondant au nom de Chancel Mbemba. A Anderlecht, on s’énerve. Van Holsbeeck ne veut rien laisser au hasard et, fin mars 2012, il remet Mbemba dans un avion à destination du Congo. Sur son site internet, le club fait savoir qu’il ne proposera momentanément pas de contrat au joueur.

Deux mois plus tard, Claude Leroy sélectionne Mbemba pour un match de qualification pour la Coupe d’Afrique entre le Congo et les Seychelles. Un grand moment pour le joueur, qui ne cache pas sa joie. Quelques jours plus tard, un tribunal de Kinshasa rend son verdict : le juge confirme que Mbemba est né le 8 août 1994 et pas en 1988. Selon l’agent du joueur, c’est bien la preuve que les cartes d’affiliation ont été falsifiées. Et le 8 août 2012, jour de son 18e anniversaire, Mbemba signe un contrat de trois ans.

Sûr de son fait, Anderlecht revient sur cette affaire. Début 2012, il fait procéder à une analyse densimétrique des os du poignet de Mbemba. Selon le club, les résultats prouvent que le joueur n’a jamais menti sur son âge et qu’il a bien 18 ans. Deux semaines plus tard – plus d’un an après les plaintes d’Anderlecht et de l’AC Milan, la FIFA suspend Teixeira pour deux mois et lui inflige une amende de 8.000 francs suisses.  » Même si Monsieur Teixeira dit la vérité, il n’a pas le droit d’utiliser une plateforme sociale comme Facebook pour rendre de telles informations publiques « , écrit la FIFA dans ses attendus. Mais elle ne se prononce pas sur le fond de l’affaire – le doute concernant l’âge de Mbemba.

Quatre âges différents

L’affaire semble close mais c’est sans compter sur Romain Molina. Fin janvier 2013, dans un reportage pour la chaîne américaine CNN, le journaliste parle des quatre âges différents de Chancel Mbemba. Teixeira dit avoir trouvé un site internet évoquant la sélection de Mbemba face aux Seychelles et sur lequel il est indiqué que le joueur est né en 1991. Il a demandé une copie de la feuille de match officiel aux deux fédérations mais n’a pas obtenu de réponse. Enfin, selon CNN, Mbemba aurait lui-même déclaré dans des interviews être né en 1990.

L’affaire revient aux oreilles des médias belges mais ne fait guère de remous. Pour le grand public, Mbemba est toujours un illustre inconnu. Le défenseur congolais brille avec les U21 d’Anderlecht mais Van den Brom n’a pas encore fait appel à lui et, contrairement à son compatriote Dieumerci Mbokani, il ne joue pas en Coupe d’Afrique des Nations en Afrique du Sud. Anderlecht ne se soucie guère du reportage de CNN et s’en réfère à l’enquête menée par la FIFA. Une enquête dont on n’a plus entendu parler jusqu’ici et qui, selon Teixeira, n’a jamais eu lieu. Il en veut pour preuve que, bien qu’il n’ait pas payé l’amende à laquelle il a été condamné, la fédération internationale le laisse en paix.

L’adresse de Mazembe

Lorsqu’il débarque à Bruxelles en provenance de Kinshasa, où il a grandi, Chancel Mbemba parle à peine le français. Il n’accorde pas de grandes interviews et on ne sait pas grand-chose de ses origines. Même son agent admet ne pas bien connaître la famille du joueur. On sait juste que ses parents sont séparés et que sa maman a un bel emploi au Ministère des Finances. Officiellement, il n’aurait qu’un seul frère, plus jeune que lui.

Dans son pays natal, Mbemba a joué dans trois clubs : Etoiles Sportives La Grâce, AS Mputu et MK Etanchéité. Anderlecht entretient une relation privilégiée avec ce club puisque, avant Mbemba, c’est là qu’il est allé chercher Junior Kabananga. Dans les deux cas, c’est Fabio Baglio qui a servi d’intermédiaire. Cet Italien né en Belgique a débarqué dans le monde du football il y a une dizaine d’années. En 2003, il a même fait parler de lui dans les pages sportives des journaux lorsque, avec son magasin de sport Planet Foot, il a fourni les équipements Nike célébrant le centenaire du Sporting de Charleroi. Mogi Bayat, qui était alors l’homme fort des Zèbres, l’avait invité à monter sur le podium au cours de la conférence de presse.

Il préfère ne pas trop en dire sur la façon dont, à cette époque, il est entré en contact avec le Congo mais le fait est que c’est lui qui a fourni de nouveaux équipements au TP Mazembe et à l’équipe nationale. Il se met donc à voyager entre la Belgique et le pays africain où, selon ses dires, il est domicilié. C’est ainsi qu’il découvre les joies du management. Il frappe son premier grand coup en 2007, avec le transfert de Dieumerci Mbokani du TP Mazembe au Standard même si, à cette époque, il n’est pas l’agent de Mbokani. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, il est toujours très controversé au sein du syndicat des joueurs congolais. Un peu plus tard, il liquide Planet Foot et décroche sa licence d’agent au Congo. Aujourd’hui, il habite à nouveau la périphérie bruxelloise et possède une licence belge car sa licence congolaise a été temporairement suspendue.

Le Berlusconi africain

Baglio n’aime pas trop qu’on dise qu’il est l’intermédiaire des transferts entre Anderlecht et le Congo. L’inverse est pourtant difficile à croire : il a été impliqué tant dans les transactions entre Etanchéité et le club bruxellois pour Kabananga et Mbemba que dans celles entre Mazembe et le Sporting pour Mbokani, Patou Kabangu et Bedi Mbenza. Il a donc beaucoup d’influence au Congo : pratiquement toute l’équipe nationale fait partie de son portefeuille. Ce statut, dit-on, il le doit aux liens de confiance qu’il a patiemment tissés avec Moïse Katumbi. Ceci semble confirmé par l’adresse à Lubumbashi à laquelle l’Italien est toujours renseigné sur le site de la FIFA. Selon Romain Molina, il s’agit de celle d’un administrateur du TP Mazembe.

Katumbi n’est pas n’importe qui. Il est non seulement président de Mazembe mais surtout gouverneur du Katanga, plus grande province du Congo et, surtout, celle qui offre le sous-sol le plus riche. L’or, l’uranium et le charbon font du Katanga une des régions les plus riches du monde. Dans le film Moïse Katumbi : foot, business et politique, qui vient de sortir en DVD, on peut voir combien les activités politiques et économiques de Katumbi sont liées. Il est présenté comme le prototype du leader néo-féodal, richissime et fier de l’être. Tel un populiste, il contente son peuple de façon paternaliste à coup de billets. Le football fait partie de sa stratégie. Ce n’est pas un hasard si on dit de lui qu’il est le Berlusconi africain, en plus jeune.

Eminence grise

Les accords de collaboration précédents entre Anderlecht et des clubs africains n’ont jamais vraiment marché. Le FC Bibo (Côte d’Ivoire) a amené Cheikh Tioté et Bouba Saré au Sporting tandis que la Kadji Sports Academy (Cameroun) n’a fourni que Sébastien Siani. Ces deux accords ont pris fin en 2009, au moment où Anderlecht s’est allié au TP Mazembe et au MK Etanchéité. Le président d’Etanchéité, un club de Kinshasa, à 2000 km du Katanga, est Max Mokey, que beaucoup considèrent comme un pion de Katumbi. Teixeira prétend détenir les preuves que c’est Mokey qui a fourni à Mbemba sa nouvelle date de naissance officielle.

Aux normes africaines, Mazembe est un club modèle. Depuis deux ans, il a une académie, dirigée par Régis Laguesse, l’ex-bras droit de Jean-Marc Guillou. Pour Anderlecht, il s’agit d’un vivier de talents potentiel. D’aucuns pensent néanmoins que les intérêts des Bruxellois ne sont pas seulement sportifs. Etienne Davignon, un des actionnaires principaux du club, connaît bien le terrain katangais. Selon le sociologue Lode De Witte, grand connaisseur du Congo, celui qui allait devenir l’éminence grise de l’establishment belge a joué un rôle important dans l’assassinat du Premier ministre Patrice Lumumba au moment de l’indépendance du Congo, voici plus d’un demi-siècle. Davignon était alors diplomate stagiaire au département des Affaires Etrangères et il séjournait souvent dans l’ex-colonie belge. En 1963, il était retourné au Katanga pour y donner, pendant trois ans, des cours à Lubumbashi. Selon De Witte, on a toujours masqué jusqu’ici le rôle qu’il a joué dans la crise du Congo. Romain Molina n’en parle pas non plus : il a reçu des menaces de mort.

Un coup de pouce inattendu

Tout cela n’intéresse évidemment pas Chancel Mbemba. Lui, ce qu’il veut, c’est réaliser son rêve. Ses clubs précédents suivent son évolution avec attention. Le fait qu’il ait soudain rajeuni de six ans constitue, pour eux, un coup de pouce inattendu. Selon le règlement de la FIFA, une indemnité de formation internationale est due lorsqu’un joueur signe son premier contrat professionnel avant la fin de la saison au cours de laquelle il atteint l’âge de 23 ans. L’indemnité doit être payée pour la période entre la saison où il atteint l’âge de 12 ans et celle de son 21e anniversaire. Pour ES La Grâce, AS Mputu et MK Etanchéité, la  » cure de jouvence  » de Mbemba signifie donc une sacrée différence. Il peut désormais rapporter quelques dizaines de milliers d’euros.

Paulo Teixeira n’abandonne pas la lutte. Il a tout fait pour officialiser la date de naissance de Mbemba (1994). Sans cela, il pouvait faire une croix sur sa commission. Selon lui, Anderlecht n’a pas versé l’indemnité de formation directement à un club mais par le biais d’intermédiaire. Et l’argent n’est pas arrivé au bon endroit. Il promet d’en dire bientôt davantage sur sa page Facebook. Affaire à suivre…

PAR JAN HAUSPIE

La nouvelle date de naissance officielle de Mbemba ne concorde pas avec celle qui figure sur ses cartes d’affiliation à la fédération congolaise. Selon son agent, ces dernières avaient été falsifiées.

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