Un 10 pas comme les autres

Il y a cinq ans, Toni Kroos se sentait bien seul au Bayern Munich. Prêté au Bayer Leverkusen, il aurait préféré ne pas revenir en Bavière. Aujourd’hui, le Real Madrid lui déroule le tapis rouge.

Printemps 2010. Sur le terrain d’entraînement du Bayer Leverkusen, qui jouxte l’autoroute, un joueur effectue une série interminable de tirs au but. Après chaque envoi, il regarde où le ballon a atterri. ll a 20 ans et a effectué ses débuts en équipe nationale allemande un mois plus tôt, contre l’Argentine. Mais le Bayern ne l’a pas jugé suffisamment bon et l’a envoyé se refaire une santé au Bayer Leverkusen.

Toni Kroos ne surgit pas du néant. Ce joueur pâle et timide semble avoir été programmé pour être footballeur. C’est pourquoi, à Leverkusen, il se soumet chaque jour au même rituel : alors que les autres joueurs sont déjà sous la douche, il affine sa technique de frappe. Il ne semble jamais content de lui, même quand c’est très bon. En match, il ne perd jamais son calme et garde toujours le contrôle des opérations, comme un vieux routier.

 » Toni Kroos est un stratège qui joue de façon tellement réfléchie et tellement détendue que je pense qu’il deviendra une star mondiale « , dit Jupp Heynckes. Beaucoup le louent. Joachim Löw le reprend dans sa sélection pour le Mondial en Afrique du Sud puis il retourne au Bayern Munich. Contre son gré.

Le football, un projet familial

Un joueur peut très rapidement être dans l’impasse et Toni Kroos en est l’exemple parfait. Le médian qui, au Brésil, a impressionné par la précision de ses passes et de ses coups francs ainsi que par son sens du démarquage a vu le jour peu après la chute du Mur à Greifswald, dans l’ex-Allemagne de l’Est, une ville qui abrite une des plus vieilles universités d’Europe. Ses parents ont bien profité du système mis en place pour les sportifs en RDA. Sa mère a été championne nationale de badminton et son père a fait de la lutte jusqu’à ce qu’une blessure à la main le contraigne à opter pour le football. Toni et son jeune frère Felix passent donc des heures à shooter sur un terrain sablonneux sous le regard du père qui ne cesse d’insister sur la technique de frappe et la qualité des centres. Le football est au centre des préoccupations, c’est une espèce de projet familial.

Lorsque Toni a douze ans, la famille déménage à Rostock. Son père devient entraîneur des jeunes au Hansa, qui évolue alors en Bundesliga et où Toni et Felix s’affilient. Le talent de Toni ne passe pas inaperçu et en 2004, il est invité au Bayern Munich avec ses parents. La famille est logée au Vier Jahreszeiten, un hôtel luxueux, elle visite le centre d’entraînement et est conduite au bureau du manager, Uli Hoeness. Celui-ci veut savoir si Toni a envie de porter le maillot du Bayern. Evidemment, la réponse ne se fait pas attendre : c’est le rêve de tout jeune joueur et plus encore de ses parents.

Toni Kroos entre alors à l’internat, il évolue très rapidement et est couronné meilleur joueur du Mondial U17 en Corée du Sud. Peu après, il devient le plus jeune footballeur de l’histoire du Bayern à effectuer ses débuts en équipe première. Uli Hoeness lui a gardé le maillot frappé du numéro 10, celui des meneurs de jeu. L’avenir lui sourit.

Il ne voit pas le bout du tunnel

C’est alors que Jürgen Klinsmann débarque au Bayern en tant qu’entraîneur. Kroos se retrouve sur le banc et parfois même en tribune. C’est l’incompréhension. Klinsmann, qui a pourtant la réputation d’aimer travailler avec les jeunes, ne lui parle pas. Kroos laisse tomber les bras et se sent de plus en plus esseulé. Il a quitté l’internat pour habiter seul et deux joueurs du Bayern seulement s’occupent de lui : Mark van Bommel, le capitaine, et Miroslav Klose. Mais ils ne peuvent remplacer ses parents, qui habitent à 800 km de là. Pour avoir de la compagnie, Kroos s’achète un chien.

En janvier 2009, alors qu’il a déjà passé plusieurs mois sur le banc, le Bayern le prête au Bayer Leverkusen. Il y rencontre Jupp Heynckes, un entraîneur à la fois sévère et paternaliste. Kroos est titulaire, c’est lui qui fait tourner l’équipe, Leverkusen progresse tandis que lui-même est de plus en plus stable et puissant. Plus fort au duel, il travaille aussi défensivement. En mars 2010, il est appelé en équipe nationale. Les gens du Bayern n’en croient pas leurs yeux.

C’est ainsi qu’à l’été 2010, alors qu’il vient de passer un an et demi à Leverkusen, ils le rappellent à Munich. Mais lui n’a aucune envie d’y retourner. Il demande à pouvoir rester un an de plus à Leverkusen, Karl-Heinz Rummenigge lui dit qu’il le comprend mais que le numéro 10 l’attend. Il a déjà entendu cela. Pour Rummenigge, Kroos doit être le nouveau meneur de jeu du Bayern. Et le nouvel entraîneur, Louis van Gaal, a vu de nombreux DVD de lui qui l’ont impressionné. Mais Toni Kroos n’est pas convaincu. La cicatrice de son premier passage par Munich n’est pas encore refermée.

Il a raison : sous Louis van Gaal, il stagne à nouveau. Et on ne lui explique toujours pas ce qui coince. Très sensible, Kroos ne voit pas le bout du tunnel, il sombre. Même les dirigeants du Bayern, qui lui avaient pourtant prédit un avenir doré, commencent à douter. On le considère de plus en plus comme un éternel espoir. Il dispute néanmoins 27 des 34 matches mais son rendement est très limité : un but et cinq assists.

L’intermédiaire

Dans une carrière de footballeur aussi, l’important est de rencontrer les bonnes personnes au bon moment. A la mi-2011, Jupp Heynckes devient entraîneur du Bayern. Or, c’est lui qui, à Leverkusen, avait rendu confiance à Toni Kroos. Les deux hommes se font mutuellement confiance. Heynckes prend son médian à part, lui explique qu’il doit être plus solide au duel, qu’il ne doit pas se laisser bousculer ni intimider.

C’est un nouveau départ. Kroos évolue souvent en médian défensif mais on lui demande aussi parfois d’avancer d’un cran pour diriger l’équipe. En équipe nationale aussi, il occupe ces deux postes, au point que Joachim Löw définit son rôle comme celui d’intermédiaire. Kroos estime cependant qu’il est plus utile lorsqu’il joue offensivement. Heynckes loue sa flexibilité et constate qu’il a beaucoup évolué sur le plan mental.

Toni Kroos, qui porte désormais le maillot frappé du numéro 39, revient ainsi progressivement au sommet. Sous Pep Guardiola aussi, il est une charnière importante de l’équipe bavaroise. Mais il a toujours des hauts et des bas. Au début, on lui reproche de ne pas répondre présent dans les moments importants. Il subit trop le match et fuit ses responsabilités. C’est le cas en 2012, lors de la finale de la Ligue des Champions face à Chelsea, lorsqu’il refuse de tirer un penalty. Le doute règne donc encore à son sujet et la saison dernière, lorsqu’il demande une révision à la hausse de son salaire, celle-ci lui est refusée.

En équipe nationale non plus, il ne convainc pas tout à fait. Il n’est titulaire ni lors du Mondial sud-africain ni à l’occasion de l’Euro en Ukraine et en Pologne. Sami Khedira et Bastian Schweinsteiger lui font de l’ombre et ce n’est que lorsque ce dernier se blesse qu’on lui confie davantage de responsabilités. Il saisit cette chance à deux mains et s’impose définitivement en équipe nationale où, soudain, le monde semble le découvrir, notamment lors de la rencontre mémorable face au Brésil.

On loue autant sa technique que sa frappe et sa vista mais on oublie souvent sa plus grande qualité : son jeu sans ballon. Il ne cesse de se déplacer dans les espaces. Sa lecture du jeu et son sens tactique sont impressionnants. Il ne se contente pas de distribuer le jeu mais se déplace constamment entre la défense et l’entrejeu. C’est un numéro dix mais un numéro dix d’un autre type. Il structure l’équipe, fait le lien entre les différents compartiments, dirige, réfléchit et exécute rapidement, délivre des centres précis et pense toujours en fonction des intérêts de l’équipe.

Lors de la dernière Coupe du monde, Johan Cruijff, pourtant avare de compliments, a loué plus d’une fois la qualité de ses prestations, soulignant notamment un aspect qu’il estime important : Kroos ose s’éloigner de ses partenaires pour créer de l’espace. Sa seule lacune, c’est la vitesse. Il faut en tenir compte lors de la composition de l’équipe et l’encadrer de joueurs dynamiques.

Rester concentré

A 24 ans, Toni Kroos semble prêt pour une nouvelle aventure. Il le sent. Le Real Madrid se dit prêt à mettre 25 millions d’euros sur la table pour s’attacher ses services et le Bayern est enclin à accepter car le contrat de Kroos prend fin en juin 2015, il pourra alors quitter le club gratuitement. Même un club aussi riche que le Bayern n’a pas envie de passer à côté d’un tel montant. D’autant qu’il ne devra même pas aller chercher ailleurs le remplaçant de Kroos. Mario Götze, héros de la nation après son but face à l’Argentine en finale de la Coupe du monde, peut parfaitement remplir ce rôle. Cela fait un bout de temps qu’il lorgne la place de Toni Kroos.

A Madrid, Kroos gagnera cinq millions d’euros net par an mais cela ne l’empêchera pas de continuer à vivre pour le football. Quand on lui demande dans quel domaine il a le plus progressé, il répond qu’il est désormais beaucoup plus présent dans le match alors que, par le passé, il lui arrivait parfois d’oublier ce qui se passait autour de lui. Il admet toutefois que, parfois, il a encore des black-outs. Comme lors de la finale face à l’Argentine, lorsqu’il donna carrément le ballon à Gonzalo Higuain. Que se serait-il passé dans sa tête si l’Argentin avait concrétisé cette occasion en or ?

PAR CHRISTOPH BIERMANN ET JACQUES SYS – PHOTOS : BELGAIMAGE

On loue autant sa technique de frappe que sa vista mais on oublie souvent sa plus grande qualité : son jeu sans ballon.

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