TUBES EN OR

Pierre Bilic

Cet incontournable de la légende bruxelloise a fréquenté tous les hit-parades belges et européens avec les boys bands mauves.

A 72 ans, Martin Lippens parle toujours de football avec la verve, la lucidité et l’humour bruxellois qui ont fait de lui un personnage en vue de la grande histoire d’Anderlecht. De 1944 à 1989, l’habitant de la rue des Missionnaires, près du Boulevard Prince de Liège, à Molenbeek, a écrit quelques bibles mauves.

Que ce soit comme promesse du club (1944-1954), titulaire de la Première (1954-1964), entraîneur des jeunes et des Réserves (1965-1975, après avoir été joueur entraîneur durant un an à Hamme), ou T2 de l’équipe A de 1975 à 1989, Lippens a tout connu à Anderlecht. Ensuite, il déposa ses valises à Bordeaux (1989-1992, adjoint de Raymond Goethals, etc.), à Saint-Trond (1992) avant d’assurer durant quelques mois la charge de directeur technique du RWDM en 1993.

Pour nous, il a fouillé dans ses archives, ses souvenirs, ses albums photos afin de remonter le temps. Le coup d’£il reste le même et alors que nous hésitions à propos du nom d’un joueur, il tranche :  » Celui-là, il n’a pas répondu à l’attente du président Constant Vanden Stock : c’est l’Anglais Duncan McKenzie. Mais je vais demander confirmation à ma femme. Mouche ? »

Amusée, cette dernière approuve tout en déposant des tasses de bon café sur la table du salon :  » Bien sûr que c’est lui. Il était arrivé en sandales à Anderlecht car il avait des cors aux pieds « .

Eclat de rire général et Martin Lippens ajouta quelques détails inédits et succulents aux aventures anderlechtoises de ce joueur anglais (9 matches et deux buts seulement en 1976-1977) :  » Constant Vanden Stock l’avait vu en Coupe d’Europe, je crois. Il était persuadé que McKenzie allait marquer des buts à la pelle :-Tu verras que j’ai raison, Goethals… A l’époque déjà, Raymond Goethals ne rêvait que de Horst Hrubesch. Chaque fois qu’on allait voir un attaquant, c’était le même refrain : -Bah, c’est pas Hrubesch, il n’est pas aussi costaud ou -L’Allemand est 100 fois plus fort de la tête… Alors, au jeu des comparaisons, McKenzie ne faisait pas du tout le poids par rapport à Hrubesch. Raymond l’a cédé avec empressement à des Anglais et quand il a montré le prix de vente à Constant Vanden Stock, ce dernier a apprécié : -C’est bien Goethals, c’est bien. Plus tard, en 1984, Raymond a fait venir Hrubesch au Standard « .

En 1976, le groupe Earth, Wind & Fire est en tête de tous les hit-parades avec Sing asong et Anderlecht décroche son premier tube européen…

 » Robby a eu le temps de trouver ses marques  »

Qu’est-ce que cette nouvelle vague des seventies avait de plus que les générations précédentes, talentueuses elles aussi ?

Martin Lippens : A la fin des années 50, et au cours de la décennie suivante, nous n’avons pas pris la mesure de tous les paramètres des Coupes d’Europe. Pour nous, il était impératif de bien jouer, de lécher notre jeu alors que nos adversaires songeaient à la gagne. Anderlecht était le champion du monde des matches amicaux, adorait briller lors de ses matches de gala, se grisait en battant Penarol ou en épatant la galerie lors du célèbre Tournoi de Paris. En 1960, Pierre Sinibaldi a pris la succession de Bill Gormlie et l’entraîneur français a remplacé le WM anglais par une nouvelle occupation du terrain, le 4-2-4 qui devint ensuite 4-3-3, 4-4-2, etc. Sinibaldi me fit passer de l’entrejeu au centre du quatre arrière. Le but était de jouer plus haut, de diminuer l’espace entre les lignes, de ne pas flâner en défense. Il y avait le plus souvent 21 joueurs sur une moitié de terrain, celle de l’adversaire. Même si la défense jouait à plat, on ne misait pas systématiquement sur le hors-jeu, ce que Tomislav Ivic fit plus tard en y ajoutant un formidable pressing sur le porteur du ballon. Sinibaldi a collectionné les titres nationaux. Cette génération comportait des joueurs de grande classe mais elle avait ses limites.

Un coach plus réaliste aurait-il pu faire mieux que Sinibaldi et décrocher un succès européen au cours des golden sixties ?

Non, Sinibaldi a permis à Anderlecht d’avancer mais il restait des pas à franchir. C’est tout le club qui devait inté-grer la dimension européenne. Cela ne se fait pas en un jour. Un coach peut être aussi brillant qu’on veut mais c’est d’abord l’équipe qui gagne ou qui perd. Anderlecht dominait la D1 : et alors ? C’est une tradition d’avant et après les années 60, d’aujourd’hui et de demain aussi probablement mais l’Europe comporte une autre dimension. En 1962-1963, nous avons éliminé le grand Real Madrid (3-3 en Espagne, 1-0 au retour à Bruxelles) mais deux tours plus loin, Anderlecht a été sorti par le FC Dundee. Nous jouions agréablement, techniquement, gentiment et cela nous a valu des déconvenues car nous ne tenions pas trop compte des forces de l’équipe adverse. Le football est en évolution permanente et dans tous les systèmes, Anderlecht a toujours essayé de contrôler la circulation de la balle. Sinibaldi nous a appris à marcher mais il fallait désormais apprendre à courir.

En 1970, Paul Van Himst, Jan Mulder et leur bande franchissent un pas même s’ils perdent la finale de la Coupe des Villes de Foire contre Arsenal (3-1 à Bruxelles, 3-0 en Angleterre). Ça annonçait la naissance imminente d’une grande équipe européenne ?

Probablement. Mais à l’époque, on s’offrait un luxe si je compare par rapport aux réalités actuelles : le temps. Robby Rensenbrink est arrivé à Anderlecht en 1971 et, à 24 ans, il avait déjà un vécu : DWS Amsterdam, deux ans au Club Bruges. Le style de jeu de Bruges n’était pas fait pour lui. C’était l’époque de Raoul Lambert que ses équipiers lançaient sans cesse en profondeur. Robby m’a affirmé un jour : -A Bruges, j’ai eu autant de torticolis qu’au cours de toute ma carrière. Constant Vanden Stock avait compris que ce joueur était fait pour Anderlecht. Mais Robby a eu le loisir de trouver tranquillement ses marques avant d’atteindre les sommets. Il est resté neuf ans à Anderlecht ! Ce serait impensable actuellement. J’adore Mbark Boussoufa. Il est pétri de talent et peut devenir un des grands de l’histoire d’Anderlecht. Mais patience : il n’a que 22 ans, deux de moins que Robby au moment de son arrivée. Je vois en Mbark un nouveau Lozano. Mais Juan avait déjà du vécu avant de régner à Anderlecht : il était une valeur affirmée du football belge grâce au Beerschot. De plus, Boussoufa a été jugé trop léger à l’Ajax et à Chelsea. Cela me choque d’ailleurs qu’on néglige un tel talent. Ce gamin a relevé la tête à Gand mais il reste du chemin à la recherche de sa véritable place. A mon avis, quand on possède un joueur de ce type-là, il faut le libérer, lui permettre de faire ce qu’il veut, s’organiser en fonction de lui.

 » La vista de Haan a beaucoup apporté  »

Comme ce fut le cas avec Rensenbrink ?

Tout à fait. Robby ne se souciait que de création offensive, Lozano aussi. Ils adoraient la liberté. Boussoufa et Sergio Conceiçao aussi mais qu’est-ce qu’ils peuvent apporter en contrepartie. Il faut les laisser faire. Frankie Vercauteren et Jean Thissen ont beaucoup travaillé pour lui. Thissen en parlait souvent avec nous : -Vous ne voulez pas demander à Robby de reculer de temps en temps ? Chez Rensenbrink, cela rentrait par une oreille et cela sortait par l’autre. Il s’en foutait. Un jour, à Winterslag, Goethals en avait assez de le voir désintéressé sur le terrain alors que nous étions menés 1-0 en vue de la fin du match. Il voulait le remplacer mais je lui ai demandé d’être patient : -Non, coach, on ne sait jamais avec lui. Un peu plus tard, il s’évadait seul du centre du terrain : 1-1. Robby remit cela avant le coup de sifflet final : 1-2. Il n’avait touché que deux ballons mais Anderlecht récolta tout l’enjeu. Il est vrai qu’il préférait les grandes occasions et Goethals me disait alors : -C’est bon Martin, fieu, il n’y a plus qu’à s’asseoir, Robby a mis son smoking.

Avant de travailler sous les ordres de Raymond Goethals, Robby Rensenbrink a mûri avec Hans Croon : quel genre d’homme et de coach était-il ?

A l’époque, après m’être occupé des jeunes, j’entraînais l’équipe Réserve. Il ne m’a jamais déçu et s’est tout de suite fondu dans les habitudes du club. Robby était là depuis quatre ans quand Hans Croon est arrivé en 1975, après Urbain Braems. Il ne devait pas commencer par intégrer une vedette dans son effectif. De plus, il hérita d’un autre joueur de format mondial : Arie Haan. Celui-là, ce n’était pas rien. Il avait tout gagné avec l’Ajax, notamment trois titres européens. Arie avait dix kilos de trop en arrivant mais qu’est-ce qu’on a vu quand il retrouva sa ligne ! Extraordinaire. Anderlecht est devenu grand avec Rensenbrink, c’est certain mais Haan a beaucoup apporté avec sa science du jeu, son intelligence, sa vista exceptionnelle. Il était le stratège. La ligne médiane servait du caviar aux attaquants. Je ne sous-estime pas non plus le talent belge : Ludo Coeck, Vercauteren, François Vander Elst, Thissen, Jean Dockx, Hugo Broos, etc. Cela s’est emboîté. C’était une génération gagnante, la plus belle, la plus grande qu’Anderlecht a connue. Il y a eu deux autres icônes que Rensenbrink dans l’histoire du club : Jef Mermans et Paul Van Himst. Jef était le buteur des années 50 et Paul a embelli le football belge. Mais ils n’ont rien gagné en Coupe d’Europe et cela s’explique par leur époque : leur équipe n’était pas taillée à la mesure des défis européens. Croon et Goethals ensuite avaient leur équipe et ils s’y tenaient. On ne parlait pas de turnover. Comment peut-on tisser des automatismes si on modifie sans cesse les grands axes de son équipe ? De 1974 à 1980, l’équipe n’a pas beaucoup changé et les saisons étaient longues aussi.

 » Goethals n’était pas vite content et réveillait tout le monde  »

Quand Raymond Goethals succède à Hans Croon, en 1976, il vous offre le poste d’adjoint : étiez-vous certains tous les deux de continuer sur la lancée du succès en finale de la Coupe des Coupes contre West Ham ?

Oui. Même en cas de changement de système tactique, il y avait l’essentiel : un effectif et la splendeur de ses qualités. Cette équipe était capable de répéter ses gammes ou de varier les coups. Croon était calme et posé. Goethals, c’était, tout le monde le sait, un phénomène. Les spectateurs l’entendaient, même de l’autre côté du terrain. Il transmettait sa rage de vaincre, son ambition, son souci du détail et de la perfection. Goethals n’était pas vite content et il réveillait tout le monde. Je ne dis pas que l’effectif se serait embourgeoisé avec Croon mais il était bon d’avoir quelqu’un comme Goethals pour secouer le cocotier. Nous discutions presque tous les jours de football chez moi jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Anderlecht a perdu la finale de Coupe des Coupes suivante contre un très grand Hambourg. Un an plus tard, à Paris, nous avons pris notre revanche face à l’Austria Vienne. Il n’y avait pas photo entre les Autrichiens et les Allemands. Austria, c’était une division en dessous d’Hambourg.

En 1978, Blondie chantait Denis, Anderlecht avait un refrain à succès Robby…

La finale de Paris a semblé facile. En fait, l’équipe était à son apogée, en pleine maturité et possession de ses moyens. Gille Van Binst est arrivé deux fois loin pour marquer, Robby avait déjà ajouté deux buts à sa collection. Il y a eu d’autres grands moments mais Paris, c’était spécial avec du spectacle et une impression de perfection.

C’est là aussi qu’Anderlecht avait acquis un de ses surnoms :  » Les enfants de Paris « , ceux qui dominaient le tournoi de la Ville Lumière. Ce 4-0 contre l’Austria a transformé les Mauves en adultes de la Coupe d’Europe, non ?

Oui, c’était peut-être symbolique. Les enjeux devenaient de plus en plus importants. En 1980, Rensenbrink est parti. C’était la fin d’une époque, confirmée un an plus tard par le transfert de Haan au Standard. Robby est parti sans faire de bruit. Il n’aimait pas les flonflons. Constant Vanden Stock a été peiné par sa décision de quitter Anderlecht pour Portland, en Amérique. J’ai été saluer Robby chez lui la veille de son départ pour les Etats-Unis avec Fernand Beeckman : c’était émouvant. Robby était quasiment aussi doué que Johan Cruijff. Il rayonnait sur le terrain mais était dis-cret, silencieux en dehors. C’était une moule. Sans cela, il se serait vite imposé comme patron en équipe nationale de Hollande. Cela ne l’intéressait pas. Il n’avait pas la forte personnalité d’un Conceiçao, par exemple. Si vous me proposez 200 Conceiçao, je les prends tous. Quand le Portugais change d’aile, il donne ses ordres pour qu’on le remplace à droite. Robby ne demandait rien et…

 » Le football actuel est plus physique et agressif  »

… cela se faisait automatiquement ?

Tout à fait.

N’est-ce pas dès lors l’expression la plus profonde, même la plus pure, d’un talent qui éclate et s’impose sans aucun autre apport ?

Exact.

Quel énorme défi de succession pour Tomislav Ivic et Paul Van Himst…

Oui. Ivic a bouleversé les habitudes. C’était révolutionnaire avec le jeu haut, le pressing, une récupération du ballon. Il était en avance sur son temps et a permis à Anderlecht de gagner ce qu’il attendait depuis 1974 : le titre. Beaucoup d’équipes belges ont essayé de jouer de cette manière-là. Lozano apportait son génie technique. Malgré cette présence, cela manquait de super star à la Rensenbrink. Il fallait compenser par un autre style de jeu. L’équipe avait perdu beaucoup de qualités. Ivic a été critiqué à tort. La presse ne le suivait pas et ne le comprenait pas dans sa rupture de style. Il devait chercher dans d’autres directions et cela a permis à plus long terme de mettre au point l’équipe de la finale de Coupe de l’UEFA gagnée contre Benfica en 1983. Van Himst avait pris la succession d’Ivic. Paul était plus calme. Cela a marché mais le risque de revenir au style des années 60, donc de reculer, était réel car la presse voulait en revenir au jeu d’antan. Erwin Vandenbergh, Coeck, Friman, Olsen, Lozano, Degroote Peruzovic, Broos et les autres, c’était bien et même supérieur à Benfica mais cet effectif n’était cependant pas comparable à celui de 1974-1980. Le talent étranger était encore accessible et on ne perturbait pas sans cesse le groupe. Aujourd’hui, un jeune joue quelques bons matches et les managers sont là. Un autre ne joue pas assez souvent selon lui, comme Serhat Akin, et veut partir.

Peut-on comparer l’époque actuelle à la génération actuelle ? A quand le prochain tube européen d’Ander-lecht ?

Le football actuel est plus physique et agressif. C’est plus dur, plus long, plus fatigant car on dispute plus de matches. Il y a du talent belge pourtant. En équipe nationale, je découvre des joueurs que je n’ai jamais vus en D1. Ils ne se donnent pas le temps de grandir en Belgique et filent au plus vite vers la Hollande : ce n’est normal. On revient à mon refrain : le temps. Il faut revoir la formation, la perfectionner, inciter les jeunes à rester dans leur club formateur, etc. De plus, à part quelques exceptions, les joueurs étrangers sont désormais des deuxièmes ou troisièmes garnitures par rapport à Rensenbrink et Haan.

PIERRE BILIC

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