« Tout pour être malheureux »

Un personnage! Voici pourquoi il est, en France, aussi populaire que l’Abbé Pierre.

Le Stade Abbé-Deschamps porte les traces des récentes inondations qui ont frappé l’Yonne. Les vestiaires, certains bureaux et la pelouse principale ont été submergés par la crue. Le cadre est modeste. Ici, on accorde cent fois plus d’importance à l’état des terrains d’entraînement qu’au cadre de vie du personnel administratif. Ces terrains qui font de l’AJ Auxerre une référence européenne en matière de formation. Une aire de jeu en cendrée accueille quelques dizaines de gamins pour l’entraînement du lundi. Il faut voir ces gosses, hauts comme trois pommes, enchaîner une cinquantaine de jonglages d’un pied, puis de l’autre.

Avant de nous recevoir, Guy Roux doit encore donner un coup de fil. Même une porte de bunker ne pourrait camoufler les décibels de sa colère. Le directeur sportif de l’AJA est en ligne avec un manager. Le ton est ferme. Il s’énerve, hurle, menace: – Et vous avez osé faire signer ce contrat aux parents d’un pauvre joueur africain de 16 ans? Vous vous appropriez 7 % sur son petit salaire? Vous savez ce que gagnent ces gens-là? Vous devriez être honteux. Ce contrat, déchirez-le tout de suite, ou je le fais publier dans Le Monde et j’alerte le Ministère des Sports, la Fédération et la FIFA. Vous ne savez pas ce que vous risquez? Non, je ne veux même pas vous rencontrer parce qu’il n’y a pas à négocier. Vous êtes hors-la-loi, un point c’est tout.

Le Pape d’Auxerre ne semble pas de très bonne humeur. Une crainte infirmée dès que nous pénétrons dans son « bureau ». Quinze mètres carrés à tout casser, des trophées d’un autre âge et un ordre tout relatif… Mais il est si heureux dans son bordel organisé! « J’ai beaucoup de bazar, mais je lis tout ce qui passe par ici », dit-il.

L’accueil est chaleureux, à l’image de l’homme.

Guy Roux: Vous venez me voir pour parler de la Belgique? Alors, j’en profite pour transmettre mes voeux de bon rétablissement à mon ami « Vaseige »… Je suis persuadé qu’un homme costaud comme lui va se remettre très vite. Ce problème cardiaque, c’est la conjonction du stress et des frites (il rit). Tous les entraîneurs ont le stress, les Belges ont les frites: l’association des deux peut faire très mal…

Chez nous, Ivic a aussi connu des problèmes cardiaques: les entraîneurs sont-ils des cibles privilégiées?

Tout à fait. J’y ai peut-être échappé de justesse en m’arrêtant l’année dernière. Je me faisais suivre deux fois par an et je continue à faire attention. Je savais que je risquais des problèmes. J’ai avalé des pastilles Rennie pendant toute ma carrière. J’étais obligé d’en prendre toutes les deux heures, tellement j’avais d’acidité dans l’estomac. Depuis que je n’entraîne plus, je n’en prends plus. Regardez cette boîte: elle est intacte depuis six mois. Entraîneur, c’est le pire des métiers dans le sport.

Qu’évoque pour vous le football belge?

Pour moi, ce sont les Diables Rouges. Quand j’étais gamin, on dépeignait la Belgique comme un ensemble extrêmement costaud et viril. Les Français passaient pour de meilleurs techniciens et se faisaient manger physiquement par les Belges. Ma première bonne connaissance de votre football remonte au grand Anderlecht de Verbiest et Van Himst, dans les années 60. J’étais militaire en Allemagne. Le dimanche, je prenais régulièrement ma 4CV pour aller voir jouer Anderlecht. Je me souviens de leur 4-2-4 très audacieux. C’était vraiment du beau football. C’est l’une des plus belles équipes que j’aie vues à cette époque-là.

Après cela, il y a eu l’arrivée d’Enzo Scifo à Auxerre et les visites régulières de Guy Thys, qui venait ici avec son épouse. Nous nous sommes liés d’amitié.

De l’EURO 2000, je retiens un premier match formidable contre la Suède. Les Belges ont sans doute trop donné ce soir-là, ils ont brûlé leurs cartouches et n’ont pas pu confirmer ensuite. Ils étaient un rien trop courts pour passer au deuxième tour.

Enzo Scifo est-il le joueur qui vous a le plus marqué à Auxerre?

Je le mets sur le même pied que Laurent Blanc. Des gentlemen. Ces joueurs-là, vous leur parlez une fois et c’est gravé dans la bronze. J’ai dit à Laurent Blanc: -Je veux avoir la meilleure défense de France et je compte sur toi. Il adorait monter et je lui ai dit qu’il ne pourrait plus le faire que sur les corners et les coups francs, et une fois par mi-temps sur des phases de jeu. Je n’ai plus jamais dû lui répéter ça.

D’Enzo, on m’avait dit qu’il jouait trop latéralement. Raymond Goethals m’avait même prévenu que si je le prenais, je devrais mettre les buts le long des lignes de touche! Quand Enzo est arrivé, je lui ai expliqué cela et dit: -Maintenant, je voudrais que tu changes de sens. Je n’ai plus jamais dû lui faire d’avertissement par après. C’était en avant, et direct. En une saison, il a mis onze buts et en a fait marquer une quinzaine. Enzo respirait le football dont je rêvais. Il faisait tout ce que je lui demandais et le faisait faire aux autres. Depuis l’EURO 84, j’étais sous son charme. Il faut avoir eu quelques bons souvenirs comme Enzo dans sa carrière pour avoir l’impression d’avoir été heureux. L’homme de talent vous fait plaisir.

Que savez-vous de notre championnat?

Je suis un peu plus votre championnat depuis que mon ami Patrick Remy est à Gand. Et je m’intéresse chaque semaine aux résultats d’Enzo. Je suis allé voir Bruges en début de saison, quand nous suivions Fadiga. Une belle équipe. Bruges, Anderlecht et le Standard joueraient un rôle en France. Ils auraient même leurs chances dans la course au titre.

Vous avez eu Patrick Remy comme joueur à Auxerre.

Pendant deux ans. C’était déjà un caractère. Quand il est devenu entraîneur, j’ai continué à avoir un regard un peu paternel sur lui. J’ai vite vu que c’était un guerrier et je me doutais que ça allait sourire pour lui un jour ou l’autre. Il a mangé longtemps de la vache enragée parce qu’il était un peu embourbé à Beauvais, puis il a bien fait son trou.

On a été surpris de voir débarquer en Belgique des entraîneurs comme Patrick Remy et Daniel Leclercq, qui ont joué la tête du classement en France. Ils se sont engagés dans des clubs plutôt modestes…

Il ne faut pas croire que tous les bons entraîneurs ne veulent travailler que dans des clubs riches. Le plus important, c’est la liberté de travail. Si les dirigeants de Gand et de La Louvière ont pris des entraîneurs français, c’est qu’ils veulent réussir et qu’ils vont les laisser faire.

Envisagez-vous toujours de venir travailler un jour en Belgique?

Je n’y pense plus : je vais rester à Auxerre comme directeur sportif. Nous avons de bons jeunes avec lesquels il est possible de faire de grandes choses: ça me motive. Je suis responsable de tout ce qui touche au sport. Cela va de notre centre de formation à notre club amateur qui fait jouer 450 gosses de la région. La priorité est de prolonger la tradition auxerroise et de bien nous occuper nous-mêmes des jeunes. Je veille à éloigner les managers. Ici, il est hors de question qu’ils s’occupent des joueurs qui ne sont pas professionnels. Ils restent devant la porte. Quand ils viennent, c’est pour essayer de gagner plus d’argent. Ma phrase d’accueil ne varie pas: -Allez vous faire cuire un oeuf.

Comment avez-vous réagi quand Enzo Scifo vous a proposé d’aller à Charleroi?

Enzo et son président sont venus et ils m’ont mis l’eau à la bouche. Je savais que j’aurais travaillé dans de bonnes conditions, qu’il y avait à Charleroi un beau stade et des gens fous de foot. Je me disais que dans une ville cinq fois plus grosse qu’Auxerre, il devait être possible de faire quelque chose de très bien. C’était tentant. Mais je devais reprendre l’avion avec eux le lendemain et c’était exclu puisque j’étais sous contrat ici. J’ai des défauts, mais j’ai toujours respecté mes contrats. Et je n’ai jamais accepté non plus qu’on marche dessus, attention (il rit)… Enzo a tout pour réussir. Il souffre, il va commettre des erreurs, mais il ne les fera pas deux fois. J’en ai commis beaucoup au début: j’étais trop intransigeant, c’étaient des erreurs de début de carrière. En fin de parcours, je suis devenu un peu trop arrangeant. Entre les deux, j’étais bon…

En voulant toujours respecter vos contrats, vous êtes passé à côté de quelques belles oppportunités: Marseille, le PSG, l’équipe de France.

On m’a proposé deux fois de reprendre l’équipe nationale. J’ai eu la main avant Aimé Jacquet et avant Roger Lemerre. La première fois, j’étais arrivé au bout de mon contrat à Auxerre et donc libre. Je n’en ai toutefois pas voulu. La deuxième fois, j’étais intéressé, mais j’étais lié à Auxerre et mon président n’a pas voulu me laisser partir. J’étais en fin de contrat aussi quand le PSG m’a contacté. Mais là, j’avais peur de ne pas être libre de mes mouvements à l’intérieur du club et j’ai refusé. J’exige d’avoir une totale liberté de manoeuvre quand j’entraîne une équipe; c’est pour cela que je n’interviens d’aucune façon dans le travail de Daniel Rolland, qui m’a remplacé à Auxerre. Vous ne m’entendrez jamais parler du match de son équipe. Je renvoie systématiquement les journalistes: -No comment, voyez l’entraîneur.

Comment peut-on refuser d’entraîner l’équipe de France qui se prépare à disputer la Coupe du Monde chez elle?

L’équipe nationale, c’étaient huit ou dix rassemblements par saison. De trois à cinq jours chaque fois. Cela fait environ trente jours par an; et je fais quoi, les 335 autres jours? C’est comme un homme qui aime les femmes et à qui on dit qu’il aura la plus belle fille de Belgique trente nuits par an, mais qu’il n’a pas le droit d’en toucher une autre, le reste du temps… Moi, j’accepterais la plus belle fille de Belgique trente nuits si on me permettait de faire ce que je veux entre-temps (il rit). Mais si je dois me limiter à cela, je préfère la plus belle fille d’Auxerre de janvier à décembre. Bref, j’avais peur de ce vide, de ne plus monter sur le terrain chaque matin, de ne plus avoir en permanence de la soupe sur le feu. Je sais ce que j’aime dans la vie. J’aurais été heureux pendant un mois à la Coupe du Monde. Et après? En refusant, j’ai encore pu entraîner pendant deux ans à Auxerre.

Le terrain ne vous manque pas trop?

Si. Pendant les six premiers mois, ce fut terrible. Je ne parvenais même pas à venir à tous les matches. Il m’est arrivé de quitter le stade après une heure de jeu alors que nous menions 1-0. Maintenant, ça va mieux. Je suis allé donner un stage à des enfants de l’Ile Maurice et j’y suis resté une semaine en vacances. Quand je suis revenu, j’étais guéri. J’ai trouvé des joies particulières, comme dans la rééducation des blessés. Je cours un peu et je joue au ballon avec eux. Faire ça à 62 ans, avec des apprentis professionnels, ce n’est pas donné à tout le monde et c’est un vrai plaisir.

Vous ne vous replongerez pas dans le bain des entraîneurs?

Je ne crois pas. Sauf accident… Un investisseur a récemment proposé de venir à Auxerre, à condition que je retourne sur le banc. J’ai refusé. J’ai fait 39 saisons comme entraîneur, dont 20 en première division. Ça suffit.

C’est compliqué pour votre successeur car on fait inévitablement des comparaisons?

Daniel Rolland se débrouille très bien et il est meilleur que moi dans certains domaines. Il est plus méticuleux dans l’observation des adversaires, par exemple. J’essaye de lui signaler les points où il est moins bon que moi et je lui parle des erreurs que j’ai commises pour qu’il ne les répète pas.

Cela ne vous dérange pas d’être passé dans l’ombre?

Oh, vous savez, moi la gloire… J’ai signé mon premier autographe à 40 ans. Après, j’en ai donné pas mal, mais je n’étais pas demandeur. Aujourd’hui, je m’amuse. Je fais de la télé. Je viens de resigner pour TF1, et Europe 1 me propose de faire le Tour de France, qui est un de mes rêves d’enfance. Je donnerais un commentaire non pas technique, mais en me basant sur les côtés anecdotiques de la course. Le but n’est pas de donner un avis d’expert, mais un commentaire d’innocent… Chaque année, je suis une étape de montagne. Une fois, j’étais debout dans une voiture, avec Bernard Hinault. Pendant 200 kilomètres, les gens au bord de la route ont crié -Hé, c’est Guy Roux, mais ils ne reconnaissaient pas Hinault, qui a gagné cinq fois le Tour. J’étais honteux et je m’excusais sans arrêt auprès de lui… Mais bon, il était en costume-cravate alors que moi, j’avais mon éternel survêtement.

Comment êtes-vous devenu un tel phénomène médiatique?

Les gens se souviennent que j’ai souffert pour gagner. Auxerre, ce n’était pas Marseille ou le PSG, c’était plutôt le phénomène qu’avait connu St-Etienne. Si les Français nous ont aimés, c’est parce que nous leur avons fait vivre des moments extraordinaires. Auxerre est le dernier club de ce pays à avoir participé aux quarts de finale de la Ligue des Champions. J’ai fait le doublé. L’année suivante, un quart de finale de la Ligue des Champions avec un tiers de mon effectif en moins. Un an plus tard, nous sommes encore allés en quart de finale de la Coupe de l’UEFA avec un autre tiers en moins. Puis on m’a enlevé le troisième tiers et nous avons fini le championnat à la quatorzième place.

Je n’ai peur de personne et je reste toujours naturel, c’est sans doute pour cela aussi que j’ai une bonne image. J’ai provoqué un scandale diplomatique après un match entre Auxerre et Dortmund parce que l’arbitre autrichien n’avait pas arrêté de discuter avec Sammer. A la conférence de presse, j’ai rappelé que l’Autriche et l’Allemagne avaient une partie de leur histoire en commun, et que des personnages célèbres nés en Autriche étaient devenus allemands. Tout le monde a vu Hitler mais je n’ai pas prononcé son nom. Quand on m’a posé des questions, j’ai dit: -Comme moi, vous avez sûrement pensé à Mozart! L’ambassade d’Autriche a écrit une lettre de protestation au Ministère des Affaires Etrangères, qui l’a transmise à la Fédération. Je devais m’excuser et j’en ai remis une couche avec un montage photos où on voyait notamment Hitler entrer triomphalement dans Vienne, puis marcher sur les Champs-Elysées. J’en ai profité pour rappeler le scandale du match Allemagne-Autriche à la Coupe du Monde 82. Et en dessous, j’ai écrit un mot d’excuses. Les gens de la Fédération m’ont demandé si je n’étais pas devenu fou, ils avaient peur d’une nouvelle guerre mondiale… J’ai dit: -Vous envoyez ça ou rien à l’ambassade. Ils ont laissé tomber (il se marre)… Le président Chirac m’a remis la Légion d’Honneur l’année dernière. Je n’avais pas envie de la refuser mais j’ai demandé à mon père si je pouvais l’accepter. Lui-même l’avait reçue pour des raisons autrement plus sérieuses: il avait combattu au front. Je lui ai demandé s’il trouvait normal de recevoir la même distinction pour avoir réussi dans le foot. Il m’a répondu que je devais respecter la République et que Napoléon n’avait pas créé la Légion uniquement pour les militaires. J’ai aussi reçu une récompense de l’UEFA et j’y accorde plus d’importance qu’à la Légion parce que c’est une reconnaissance qui vient des gens de mon métier. Ça, c’est la vraie médaille du travail.

On vous voit à l’aise dans tous les milieux.

J’ai été lâché très tôt par la vie, c’est une bonne école. Je résume souvent ma vie en disant que j’avais tout pour être malheureux, mais que j’ai été heureux. J’ai été élevé par mes grands-parents pendant la guerre, mon père avait été arrêté par les Allemands. Il était officier de carrière. Plus tard, il est parti en Indochine. Ma mère est tombée malade et est décédée très vite. J’ai toujours dû me battre.

J’ai gagné ma vie de onze manières différentes. A 15 ans, j’ai pris mon vélo et je suis parti traire des vaches dans les alpages en Suisse, pour m’acheter une montre. Je couchais sur de la paille. J’ai été pion au lycée, joueur de foot, entraîneur, directeur sportif, assureur, commentateur pour la télé et la radio. J’ai fait de la publicité, j’anime des conférences sur le management au profit de l’association des paralysés de France. Je leur ai déjà rapporté 300.000 francs français cette année. Moi, il faut que je bouge.

Votre réputation de radin vous fait rire?

Elle est complètement fausse. Quand je suis avec mes copains, je suis le premier à payer mon coup…

Comment réagissez-vous au retour de Bernard Tapie dans le football français?

Si Marseille récupère les bons côtés de Tapie, c’est bien. J’espère qu’il a oublié ses mauvais côtés. Nous avons beaucoup lutté l’un contre l’autre quand Auxerre et son OM jouaient le titre. Je le respectais, mais cela ne m’a pas empêché de prendre mes responsabilités à la Ligue suite au scandale de Valenciennes. J’ai voté pour que l’on entame des poursuites. Plus tard, j’ai participé à l’émission de télé qu’il animait. Personne ne voulait y aller et je lui ai fait plaisir car je trouve qu’il faut toujours donner une deuxième chance aux gens, quel que soit leur passé.

Pierre Danvoye, envoyé spécial à Auxerre

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