THE BOYS IN GREEN

L’Irlande, adversaire des Diables en juin, a été ridicule lors du dernier championnat d’Europe : elle n’a inscrit qu’un but et n’a pas pris le moindre point. Reportage dans une république dont le foot traverse des moments difficiles.

« Belgium ?  » Notre chauffeur lève les bras au ciel. Les attentats de Bruxelles l’ont marqué.  » Belgium !  » Et il soupire… avant d’entamer un monologue.  » Que viennent-ils chercher ici ? Nous sommes un pays catholique.  » Pendant dix minutes, il débite ses convictions contre la politique migratoire européenne. Nous sommes Vendredi Saint mais son discours est loin d’être pacifiste.  » Life is a lie, sir…  »

Sur les bords de la M50, le ring qui mène de l’aéroport de Dublin au centre-ville, on découvre des dizaines de terrains de sport. Ceux de football sont minoritaires, souvent coincés entre deux pelouses de rugby ou de football gaélique – un mélange de rugby et de football.  » En matière de pratiquants et de téléspectateurs, le football est le sport le plus populaire du pays « , dit Owen Cowzer, journaliste à The Irish Sun. Mais il y a davantage de spectateurs au rugby, au football gaélique ou au hurling (un mélange de hockey et de football, ndlr).

Chaque semaine, il se rend dans un vieux stade pour assister à des rencontres de Bray Wanderers, Dundalk, Finn Harps ou Galway United. Le niveau de la Premier Division est modeste.  » Alors que, partout dans le monde, le football évolue, en Irlande, il stagne.  »

De 1997 à 2003, les équipes de jeunes ont obtenu des résultats impressionnants : une troisième place au championnat du monde U20 en Malaisie (1997) ; des titres de champions d’Europe U16 et U18 (1998), des huitièmes de finale au championnat du monde U20 (1999 et 2003). A l’époque, les jeunes Irlandais étaient recrutés très tôt par des clubs anglais ou écossais. Aujourd’hui, ce n’est pratiquement plus le cas.  » Depuis quelques années, les clubs de Premier League font du scouting dans le monde entier « , dit Cowzer.  » Nos jeunes ne les intéressent plus. Nous ne pouvons pas compter sur les grands clubs pour former la prochaine génération de joueurs irlandais, nous devrons le faire nous-mêmes. Dans un premier temps, les résultats de l’équipe nationale vont s’en ressentir mais cela va permettre de changer pas mal de choses.  »

Pour cela, il compte sur l’apport du Hollandais Ruud Dokter, Performance Director de la fédération depuis le printemps 2013.  » Les choses bougent très lentement, notamment parce que la Schoolboys League a beaucoup d’influence sur la fédération. Les grandes écoles comme St. Kevin’s Boys et Home Farm forment de bons joueurs mais la base de la pyramide est trop étroite. Les clubs de D1 commencent à former à l’âge de 17 ans et cette catégorie d’âge n’existe que depuis l’an dernier. Avant cela, ils sont aux mains de petits clubs aux installations déficientes qui font appel à des coaches à peine diplômés. Nos jeunes accusent donc un retard énorme sur les plans technique et physique.  »

NORD ET SUD

Le soleil brille sur Dublin, qui se prépare à fêter le centième anniversaire de l’Easter Rising (l’insurrection de Pâques). Sur les grands axes, on peut lire des passages de The Proclamation, la charte par laquelle la secrète Irish Republican Brotherhood a proclamé la République, le Lundi de Pâques 1916. Le coup d’Etat fut réprimé dans le sang par l’armée anglaise mais ce fut le signe avant-coureur d’une séparation définitive entre le nord et le sud, officialisée en 1921.

Les couleurs de la république flottent aux fenêtres, les supporters ont couvert leurs épaules du drapeau et, sur Lansdowne Road, les enfants choisissent des gadgets vert, blanc et orange. Le football, symbole du nationalisme. Tout l’inverse du rugby, où les joueurs du nord et du sud portent le maillot de la même équipe.  » Le fait que l’Irish Rugby Football Union ait réussi à préserver l’unité des deux pays est incroyable « , dit Owen Cowzer.

A la fin de l’année dernière, Cormac Moore a révélé qu’entre 1973 et 1980, au plus fort des Troubles, les footballeurs irlandais les plus connus (George Best et Pat Jennings au nord, Johnny Giles et Liam Brady au sud) avaient prôné à plusieurs reprises la réunification.  » Ils auraient aimé jouer ensemble mais le monde politique et les dirigeants fédéraux s’y sont toujours opposés « , écrivait Moore dans The Irish Soccer Split.

Une étude de l’Ulster University a démontré que les fans nord-irlandais étaient favorables à une all-Irishteam : 54 % des personnes interrogées se sont prononcées pour. Parmi la population catholique du nord (qui est à majorité protestante), ils étaient même 69 %.  » Aujourd’hui, ce chiffre serait probablement encore plus élevé (75 à 80 %) mais cela n’arrivera pas. Une équipe unifiée serait plus forte mais ceci n’a rien à voir avec le sport. C’est une question d’identité « , dit Cowzer, qui remarque tout de même que les angles ont été arrondis.

 » Lorsque Martin O’Neill, qui est né en Irlande du Nord, a été nommé au poste de sélectionneur fédéral, The Daily Telegraph a écrit qu’en tant que catholique, il serait reçu à bras ouverts. Il n’a pas du tout apprécié qu’on mette l’accent sur sa religion. Si Martin a été choisi, c’est parce qu’il est bon.  » De l’autre côté de la frontière, en décembre 2011, on a demandé à Michael O’Neill ce que ça faisait d’être un coach catholique dans un pays protestant. Sa réponse fut laconique :  » Je suis ici pour former une équipe, pas pour célébrer la messe.  »

VENDREDI-SAINT

62 Lansdowne Road, Dublin. Un endroit mythique où on joue au football et au rugby depuis… 1872. Le stade a été démoli en 2007, les équipes nationales de rugby et de football prenant ensuite la direction de Croke Park (84.500 places). Après le Camp Nou et Wembley, il s’agit du troisième plus grand stade d’Europe. Ce déménagement ne s’est pas fait sans difficulté. Il fallut de nombreuses négociations pour convaincre la Gaelic Athletic Association, qui dirige les sports irlandais (hurling, camogie et football gaélique) de lever temporairement l’interdiction de  » pratiquer des sports étrangers  » à Croke Park.

Trois ans à peine après la fermeture du vieux Lansdowne Road, le tout nouvel Aviva Stadium ouvrait ses portes. Ce temple moderne de 51.700 places appartient conjointement aux fédérations de football et de rugby. Le soir de notre visite, on dénombre 35.450 spectateurs, ce qui est beaucoup pour un match amical. Mais l’annonce avait été faite depuis longtemps : l’Aviva Stadium était l’un des rares endroits de Dublin où on sert de l’alcool le Vendredi-Saint !

Martin O’Neill, qui a réduit son noyau à 26 joueurs, veut profiter de ce match contre la Suisse pour procéder à des essais. Dix joueurs de la sélection sont nés en Écosse ou en Angleterre.  » Leurs parents ou grands-parents sont Irlandais « , dit Cowzer.  » Ici, on ne naturalise pas de joueurs comme vous l’avez fait avec Luis Oliveira ou Josip Weber.  »

Shane Duffy, le défenseur central de Blackburn Rovers, a pourtant quelque chose de spécial. Il est né à Derry, en Irlande du Nord, a été international nord-irlandais en équipes d’âge jusqu’en 2010 et est désormais titulaire chez les Boys in Green.  » N’importe quel joueur d’Irlande du Nord peut porter le maillot de la Republic. C’est l’un des points qui figure dans l’accord du Vendredi-Saint de 1998 (qui marque le début du processus de paix, ndlr). D’autres joueurs ont opté pour nos couleurs. L’inverse est plus rare.  »

Quelques joueurs de Premier League – Darren Randolph (gardien réserviste de West Ham United), le capitaine Seamus Coleman (Everton), Ciaran Clark (Aston Villa), Robbie Brady (Norwich) et Shane Long (Southampton) plus quelques inconnus de D2 anglaise et un joueur de Major League Soccer (Kevin Doyle, Colorado Rapids) – composent la sélection.

Le match entre l’équipe locale (29e au ranking FIFA) et la Suisse (12e) est à l’avenant. Ciaran Clark, ex-international… anglais en équipes d’âge, ouvre le score après deux minutes. Par la suite, on assiste à un festival de mauvaises passes, d’erreurs défensives et de football à l’ancienne. Difficile d’imaginer comment, en phase de qualification, l’Irlande a pris quatre points sur six à l’Allemagne et comment elle a totalisé 18 points dans un groupe comprenant aussi la Pologne (deuxième) et l’Écosse.

KEANE – O’NEILL

Dans le dug-out, l’adjoint Roy Keane, qui porte une barbe impressionnante, est assis aux côtés du boss, Martin O’Neill. En novembre 2013, on parlait de paire improbable. Deux ans plus tard, après la qualification des Boys in Green pour l’EURO par l’intermédiaire des barrages, l’association semble parfaitement fonctionner.

Keane, ancienne icône de Manchester United, a déclaré que, pour la première fois depuis qu’il est passé entre les mains de Brian Clough, en équipes d’âge de Nottingham Forest, il avait l’impression d’apprendre quelque chose. O’Neill est un disciple de Clough, sous les ordres duquel il a remporté deux Coupes d’Europe des Clubs Champions avec Nottingham Forest (1979 et 1980).

O’Neill affirme pour sa part qu’une des meilleures décisions qu’il ait prises au cours de sa carrière fut celle de choisir Keane pour adjoint. Elle a profité à l’équipe nationale mais aussi à Keane qui avait besoin de se refaire une virginité après les incidents qui avaient marqué la préparation à la Coupe du monde 2002. Mécontent des installations sur l’île de Saipan, Keane s’était disputé avec Packie Bonner et Alan Kelly. Après deux jours, il voulait rentrer chez lui. Mick McCarthy, le sélectionneur, avait réussi à le ramener à la raison mais, le lendemain, Keane l’avait démoli devant tout le groupe.  » Mick, tu es un menteur et un branleur. Comme joueur, tu n’étais rien. Et je pense que tu ne vaux pas mieux comme entraîneur ni même comme homme. La Coupe du Monde, tu peux te la mettre dans le c…  » Exit Keane, dès lors.

Il était revenu après le départ de McCarthy mais le public ne le lui avait vraiment jamais pardonné. Devenu consultant, il démolissait souvent les entraîneurs alors que lui-même n’avait jamais convaincu dans ce job. En 2007, il a certes amené Sunderland en Premier League mais il a démissionné après la relégation et une dispute avec le président. A Ipswich Town (2011), il a été limogé au cours de sa deuxième saison et à Aston Villa, il n’est resté l’adjoint de Paul Lambert que pendant quatre mois.

Footballeur adulé, entraîneur raté : c’était frustrant. O’Neill lui a offert une possibilité de réinsertion et, après le 2-0 décisif face à la Bosnie-Herzégovine, on a vu les deux hommes rigoler.  » Il a enfin trouvé un boulot dans lequel il excelle et prend du plaisir, ce qui n’est pas donné à tous les anciens joueurs « , dit Luke Edwards, du Telegraph.  » Ici, il comprend que ce qui fait le succès d’O’Neill, c’est que ses joueurs vont au feu pour lui. Cela fera de lui un meilleur entraîneur par la suite.  »

FIGHTING SPIRIT RETROUVÉ

Au repos, l’ex-international Jason McAteer donne son avis au micro de Raidio Teilifis Éireaan. Il fait froid et la deuxième mi-temps va débuter mais il nous accorde un peu de temps.  » On ne peut pas comparer cette génération aux équipes de 1994 et 2002 qui ont disputé les huitièmes de finale de la Coupe du monde « , dit l’ex-médian de Liverpool avant de reprendre sa place dans la tribune.  » Il y a beaucoup moins de talent aujourd’hui mais le sélectionneur a réussi à reformer un groupe de joueurs qui se battent sur chaque ballon, croient en leurs capacités ainsi qu’en celles de l’équipe et s’entendent bien.  »

 » On peut même encore remonter plus loin « , ajoute Owen Cowzer.  » En 1988, lorsque l’Irlande s’est qualifiée pour la première fois pour la phase finale d’un EURO, Ronnie Whelan, Ray Houghton et John Aldridge venaient d’être champions avec Liverpool. Trois autres joueurs avaient réussi le doublé avec le Celtic, nous avions des joueurs de Manchester United, d’Arsenal, de Tottenham… La génération dorée qui s’était qualifiée pour les huitièmes de finale en 2002 au Japon et s’était même hissée à la douzième place du classement FIFA deux ans plus tard était le produit du baby-boom irlandais du début des années ’80. Le gardien Shay Given ainsi que Robbie Keane, qui étaient déjà là, à l’époque, seront probablement encore de la partie en France.  »

Mais la mésaventure de l’EURO 2012 est encore dans toutes les mémoires. Versée dans un groupe avec la Croatie, l’Espagne et l’Italie, l’Irlande n’avait inscrit qu’un seul but et n’avait pas pris le moindre point. Cowzer affirme que Giovanni Trapattoni, sélectionneur fédéral de 2008 à 2013, a négligé les valeurs irlandaises.  » Depuis notre dernière qualification en 2002, les résultats de notre équipe nationale n’avaient fait qu’empirer. Nous avions besoin d’un Trapattoni. Notre football n’était pas toujours beau à voir mais la Grèce était bien devenue championne d’Europe en 2004 en jouant de la sorte (il rit). A l’EURO, cependant, ce fut un fiasco. Avant le tournoi, Trapattoni a enfermé les joueurs en stage pendant quatre semaines. Ça marche peut-être avec les Italiens ou les Allemands mais les Irlandais, eux, s’ennuient vite.  »

Les espoirs de la nation reposent désormais sur O’Neill qui, lorsqu’il prit ses fonctions, assura que le pays se qualifierait pour l’EURO. Mission accomplie, donc.  » Les supporters sont réconciliés avec leur équipe. Martin est un manager irlandais traditionnel qui, partout par où il est passé, a toujours obtenu de meilleurs résultats que prévu. Lorsqu’il a été nommé, Robbie Brady s’est présenté au premier entraînement avec des béquilles. Même pour les matches amicaux, il y a peu de forfaits. Parfois, c’est le médecin qui doit leur interdire de jouer.  » (il rit).

Avec O’Neill, l’équipe a retrouvé ses valeurs : le fighting spirit, la volonté de gagner et l’audace, même face à des équipes plus fortes sur papier.  » Lors des matches de qualification, nous avons marqué trois fois dans le temps additionnel. Des buts importants. Cette équipe se bat pendant 95 minutes. Les résultats obtenus lors des Coupes du monde en Italie, aux États-Unis et au Japon ont inspiré plusieurs générations. Les Boys in Green étaient les héros des enfants de l’époque et on retrouve ce sentiment.  »

PAR CHRIS TETAERT, À DUBLIN – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Alors que, partout dans le monde, le football évolue, en Irlande, il stagne.  » – OWEN COWZER, THE IRISH SUN

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