SVETI IVE *

Il est un enfant de la guerre qui a perdu son père très tôt. Le NK Zadar n’a pas cru en lui mais sa foi en Dieu et en ses possibilités a fait des miracles. Voici l’histoire du chasseur de buts dalmate de Courtrai.

Le terrain de Saint-Michael est sur la baie de l’Adriatique, ce qui entraîne des frais. L’équipe de Kreso s’est imposée 7-0 mais il y a une mauvaise nouvelle :  » Nous avons perdu quatre ballons. Frustré, l’adversaire les a expédiés dans l’eau et la brise les a rapidement emportés au loin. Avant, un homme se tenait aux aguets, en bateau, pour les repêcher mais depuis le début de la crise bancaire, nous ne trouvons plus de volontaire. Il faut payer tous les services.  »

En ce dimanche matin, nous sommes en compagnie de Lucana et de Simona, la mère et la soeur d’Ivan Santini, à regarder un match de jeunes à Sutomiscica, un hameau de 300 âmes sur l’île d’Ugljan. L’actuel meilleur buteur de notre championnat a été loué à ce club une saison, à l’âge de 14 ans. Chaque fois, il devait emprunter le ferry effectuant la navette entre Zadar et Preko, d’où son grand-père le conduisait au club, à trois kilomètres de là.

Une île-refuge

Ses grands-parents maternels résident à Lukoran, un village de pêcheurs, non loin de Zadar. Ils nous accueillent avec chaleur dans leur maison, sise en pleine verdure, à 200 mètres de la mer. Ivan et Krsevan, son frère aîné, adoraient passer leurs vacances ici. Luciano, le grand-père, a appris aux frères à nager et à jouer aux échecs. Ils jouaient au football entre les oliviers et Luciano leur faisait piquer des sprints sur le chemin qui conduit aux arbres.

Lucana ravive un souvenir : un jour, sa mère revenait, chargée de lait de chèvre, quand le récipient a commencé à percer de tous côtés : Ivan, armé d’un parapluie transformé en arc, l’avait utilisé comme cible, sans rien dire à personne, et l’avait soigneusement replacé dans l’armoire.

Ugljan a été davantage qu’un village de vacances idyllique : pendant la guerre, la famille Santini s’y est réfugiée.  » En septembre 1991, après la première attaque de Zadar, j’ai fui en Slovénie avec les enfants « , raconte Lucana.  » Nous avons pris le bateau jusqu’à Rijeka puis le train jusqu’à Maribor. Ivan avait deux ans et demi, son frère quatre ans. Nous entendions les bombardements.

Mon mari devait aller au front et j’ai cru que nous ne nous reverrions jamais. Nous sommes restés trois mois en Slovénie. Nous pouvions nous téléphoner une fois par semaine. Nous suivions la guerre à la télévision, la peur au ventre. Nous sommes revenus mais à l’attaque suivante, nous nous sommes réfugiés sur l’île, qui a également été bombardée.  »

Il y a cinq ans, Lucana a trouvé son mari mort à côté du lit. Romeo Santini, un artiste, avait conquis bien des coeurs à Zadar.  » Il s’est adonné au football et il a gagné une médaille de bronze aux championnats de Yougoslavie mais sa passion, c’était la musique. Il jouait de la guitare, composait des chansons. Il a effectué une tournée dans les restaurants croates d’Allemagne et de Slovénie avec des amis. Il rêvait de faire carrière comme chanteur.  »

Ivan s’est intéressé à la musique aussi.  » Il a opté pour l’accordéon mais il a arrêté car il n’appréciait pas son professeur. Il raffolait du sport. Il était bon en tennis mais nous ne pouvions lui payer un entraîneur.  » Ivan s’est tourné vers le football. A la mort de son père, il était en internat à Salzbourg et se produisait en espoirs du Red Bull.  » Nous avions acheté un ordinateur à crédit pour converser via Skype. Romeo lui parlait tous les jours, sachant à quel point son éloignement lui pesait.  »

Bili Brig

Le soir tombe quand nous revenons à Bili Brig, le quartier de Zadar où a grandi Ivan Santini. Lucana nous guide le long du building jusqu’au parking sur lequel ses fils jouaient tous les jours. En route, elle nous montre des impacts de grenades sur les murs. L’épicerie du coin a fermé.  » J’envoyais parfois Ivan y chercher du pain mais il commençait à jouer au foot et il oubliait pourquoi il était descendu. Nous avons parfois dû manger du pain rassis.  »

Vedrana, une amie, lui rend visite, dans son appartement du premier étage.  » Ivan venait chez moi pour préparer son examen d’anglais. J’ai vite remarqué son intelligence et son sens du devoir. Il voulait être certain de connaître sa matière mais il a renoncé à l’université au profit du sport.  »

Lucana :  » Il rentrait parfois à 23 heures de l’entraînement mais malgré sa fatigue, il étudiait, jusqu’à minuit, voire une heure du matin. Ivan était gentil, simple, ouvert, même si je dois avouer qu’à l’école, jusqu’à l’âge de dix ans, il s’est souvent battu : il fallait qu’on sache qu’il était le plus fort. Était-ce l’influence de la guerre ou était-ce typique des garçons de cet âge ?  »

Elle feuillette un album et montre la photo de son mari pendant la guerre. Les villages voisins avaient été rasés et il faisait partie des volontaires qui défendaient la ville.  » Même s’il était petit, Ivan savait ce qui se passait. L’homme qui nous a hébergés en Slovénie était cameraman. Un soir, alors que nous étions tous attablés, il a sorti un vieil appareil photo. Ivan s’est écrié : – Stop, ne tirez pas sur moi !

La guerre a duré des années, ici et dans les régions voisines. Le combat était inégal : l’armée yougoslave était une des plus fortes d’Europe alors que mon mari avait dû acheter lui-même son arme. Heureusement, certains pays ont rompu l’embargo sur les armes pour nous aider.  »

Vedrana :  » Que nous ont apporté ces sacrifices ? Nos hommes étaient prêts à donner leur vie pour la liberté de la Croatie mais maintenant, c’est la misère.  » Des politiciens corrompus se sont rempli les poches au détriment du pays et en ont démoli l’économie. Taxes et chômage sont élevés, les salaires et les pensions sont bas, pour autant qu’ils soient versés. Des comptes en banque sont bloqués, des services publics fermés.

Lucana :  » Nous n’avons pas compris immédiatement. Nous pensions que la guerre avait ruiné la Croatie, que l’argent avait été dépensé pour sa défense. Les politiciens trouvaient toujours des excuses. Maintenant, nous savons que ce sont des criminels.  »

NK Zadar

Le lendemain, Zeljko Zivkovic, le premier entraîneur d’Ivan au NK Zadar, et Luka Peranic, son adjoint, nous conduisent à la vieille caserne de Visnjik, qui dispose d’installations sportives.  » Après la guerre, le NK Zadar a commencé à s’entraîner ici. C’était le seul terrain disponible. Le complexe est en piteux état mais c’était encore pire à l’époque.  »

Ils nous montrent des terrains de handball.  » C’est ici qu’Ivan a appris le plus, en jouant au mini-foot.  » Ils se souviennent de sa passion pour le football et de sa volonté de progresser.  » Il ne cessait de poser des questions : comment placer mon pied pour ajuster un tir tendu ? Il voulait tout savoir.  » On aperçoit un parcours d’obstacles. Luka rit :  » C’est un terrain de l’OTAN. Les soldats s’y entraînaient, comme dans le film An officer and a gentleman. Zeljko l’utilisait pour exercer la coordination et la technique. Les joueurs devaient se faufiler partout sans perdre le contrôle du ballon. Faute de moyens, nous avions de l’imagination.  »

Par exemple, les joueurs devaient apporter leur ballon.  » Il n’y avait ni eau, ni gaz ni électricité après la guerre mais les coaches ont placé un conteneur en plastique sur le toit du vestiaire. Noir, pour mieux absorber la chaleur du soleil et réchauffer l’eau de la douche.  » Parmi les enfants, Luka Modric, devenu le Cruijff des Balkans.  » Sa famille a fui à Zadar. Elle a trouvé refuge dans un hôtel militaire. Luka a acheté un appartement ici à ses parents.  »

Ivan Santini était toujours médian et il ne convainquait pas.  » Il a été loué un an à Ugljan puis, à 17 ans, il a dû rejoindre le NK Inter Zapresic, un club de D2. Il s’était reconverti en attaque mais certains le jugeaient trop lent. Enfin, après la mort de son père, il s’est blessé, Ingolstadt n’a pas reconduit son contrat et il est revenu. Je le croisais tous les matins : il se rendait à l’église, moi au travail. Le club était descendu en D2, il n’avait pas d’argent et il l’a donc aligné. Le fait que les gens ne croient pas en lui l’a motivé encore plus. À chaque but, il embrassait l’emblème du club. Devenu meilleur buteur et meilleur joueur du championnat, il a pu quitter Zadar l’âme en paix.  »

Un peu plus loin, TheBar, le café que tient l’ancien footballeur Marjat Buljat au coin d’un nouveau building. Nous y avons rendez-vous avec KresoJaklin. Il a grandi dans le même bloc qu’Ivan.  » Nous nous sommes rencontrés pendant la guerre. Parfois, pendant que nous jouions dehors, nous entendions les sirènes. Nos parents nous appelaient et nous courions nous cacher dans les caves. Peu après, les bombes tombaient où nous avions joué.  »

Avec Modric

Il fait partie de la génération de la guerre. Quand ils dessinaient, c’étaient des tanks, des soldats, des bombes. Ils jouaient même à la guerre : les Serbes contre les Croates.  » Nous peignions nos visages de vert et noir et nous bricolions des fusils en bois.  » Ensuite, le football a repris ses droits, sur le parking situé à l’arrière du bâtiment car il n’y avait pas de terrains de football, seulement des aires destinées au basket-ball.  » Zadar est une ville de basket. Le KK Zadar a été sacré champion de Yougoslavie à maintes reprises. Une fois, en pleine nuit, nous avons volé un but. Nous nous y sommes mis à cinq. Nous disputions des tournois building contre building. Luka Modric jouait avec nous.  »

Au bout du parking, un mur est couvert de graffiti. On y découvre les noms de Kreso, Ivan Santini et Ive. Ive signifie Ivan.  » C’est comme ça que nous l’appelons.  » C’est ici que tout a commencé.  » Les habitants savaient qu’ils ne devaient pas se garer sur notre espace de jeu. Sinon, nous allions sonner à leur porte pour qu’ils déplacent leur véhicule. L’un d’eux avait un camion de l’armée, qui nous servait de vestiaire et de foyer des joueurs. Nous y jouions aux cartes, à la lumière des bougies.  »

C’était en 1998, quand la Croatie a terminé troisième du Mondial français.  » Ivan jouait le rôle de Davor Suker. Il avait peint son nom sur son T-shirt. Il vivait des buts. Jamais nous n’aurions imaginé qu’il deviendrait un si bon joueur. C’est le résultat de son labeur et de sa foi en lui-même. Son frère était plus talentueux mais paresseux et moins sérieux, même s’il ne consommait pas d’alcool non plus. Quand nous sortions, Ivan commandait un jus de pomme car il devait s’entraîner le lendemain matin. Nous nous moquions de lui mais il ne cédait pas.  »

Les frères sortaient du lot.  » Le décès de leur père les a rendus plus forts encore. Certains perdent la foi, la leur s’est renforcée. Ivan a beaucoup changé. Il remercie Dieu pour tout et il partage sa foi avec tout le monde. On l’appelle Sveti Ive. Saint Ivan. Après chaque but, il regarde le ciel. Je ne sais pas ce qu’il dit mais je crois qu’il s’adresse à son père, qui était son meilleur ami. Il nous apportait du Milka et du Nutella d’Allemagne.  » Kamena Dalmacija, le hit de Romeo Santini, qui date de 1997, reste populaire à Zadar.  » Avant chaque match du KK Zadar, des milliers de personnes entonnent l’air.  »

La réalité nous rattrape au coin de la rue. Un impressionnant graffiti rappelle les victimes des bains de sang de Vukovar et de Skabrnja, le 18 novembre 1991. Kreso soupire.  » Nous ne nous sommes pas battus pour obtenir un pays dans l’état où il se trouve maintenant. Les auteurs de ce graffiti se battent maintenant avec la même conviction contre les politiciens corrompus.  »

Kreso conclut :  » Pour les Santini, l’histoire s’achève sur un happy end. S’ils mènent une vie confortable à l’étranger, c’est parce qu’ils ont lutté, travaillé. Des jeunes plus doués s’attardaient dans les bars et draguaient les filles pendant qu’Ivan peaufinait sa technique de tir. Il a été plus malin. « ?

* Saint Ivan

PAR CHRISTIAN VANDENABEELE EN CROATIE

 » Jusqu’à l’âge de dix ans, Ivan se battait en classe. L’influence de la guerre, sans doute.  » Lucana, sa maman

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