Sur la route de Memphis

Memphis Depay est le joueur le plus cher de la Eredivisie. Il a grandi dans des conditions difficiles à Moordrecht, village qui abrite une très importante communauté moluquoise et où le nouveau transfuge de Man United a effectué ses premiers dribbles.

Moordrecht, sur l’A20 entre Rotterdam et Utrecht. Sur les rives de l’Ijssel aussi. Ici, contrairement à la grande ville portuaire néerlandaise, les habitants semblent vivre lentement. Les hommes promènent leurs chiens, les cyclistes arpentent les pistes. Quelques filles, elles, s’adonnent au patinage.

Le professeur de tennis du club local nous met sur la trace de Memphis, le nom qui figurait sur le maillot du joueur la saison passée, au PSV Eindhoven. Memphis et non Depay, le nom de famille de son père, ghanéen. Nous apprendrons bientôt pourquoi.

Premier arrêt : la Vleerplein, à l’ombre de l’église. Au moment où nous tournons, une femme passe avec un enfant. Il porte un maillot de… Manchester United et s’appelle Seb. Sa mère l’autorise à poser pour une photo. Son choix vestimentaire n’a toutefois rien à voir avec Memphis.  » Seb a toujours été supporter de ManU « , dit-elle

Ronald, un camarade de Memphis, habite les environs. Il n’en est pas peu fier :  » Moordrecht est parfaitement situé car La Haye, Rotterdam, Gouda et Utrecht ne sont pas loin. De plus, la bourgade a conservé son caractère champêtre « .

L’endroit est prisé et ça se remarque aux prix des maisons. Une demeure d’une superficie habitable de 115 mètres carrés coûte rapidement 265.000 euros. Les maisons mitoyennes sont moins chères mais celui qui veut son indépendance et un bout de jardin doit débourser de 600 à 800.000 euros.

Les locations sont à l’avenant : une chambre de 20 mètres carrés, avec cuisine et salle de bains commune, coûte 425 euros par mois. La proximité des villes, jointe au calme des polders, revient décidément très cher au coeur des Pays-Bas.

Ronald :  » Nous sommes à la fois riches et pas riches. Personne n’a à se plaindre du coût de la vie, à condition d’avoir un boulot. Globalement, c’est le cas de tout le monde chez nous.  »

Rage de vaincre

Ronald Opschoor entraîne les jeunes du Moordrecht VV, l’équipe où Memphis a commencé à jouer. Il arbore un maillot de Feyenoord mais c’est par sympathie personnelle car les Rotterdamois n’ont pas d’accord de collaboration avec ce club amateur.

 » Nous sommes un tout petit club. Quand Memphis a débuté, nous avions deux catégories seulement, les 6-8 ans et les 9-11 ans. Depuis lors, nous avons grandi et augmenté le nombre de formations.  »

Moordrecht compte 8.200 habitants. Certains sont d’origine marocaine, d’autres viennent des îles Moluques. Ronald :  » Mais tout le monde se connaît. Aux Pays-Bas, on fait vraiment la promotion du sport et nous y apportons notre petite contribution. Nous plaçons la barre très bas afin que tout le monde puisse s’adonner à un sport d’équipe.

Chez nous, l’affiliation coûte 110 euros par an à peine. Pour ce prix, les enfants ont droit à deux entraînements par semaine et à un match le week-end. Les clubs plus chers demandent de 180 à 200 euros. C’est une fameuse différence.  »

Ronald n’a jamais entraîné Memphis, du moins pas au club.  » J’habitais près de chez lui, sur la place. Je suis devenu entraîneur des jeunes il y a treize ans mais je m’occupais des plus âgés. Je n’en retirais cependant pas beaucoup de satisfaction et je me suis tourné vers les jeunes.

Je coache maintenant les 9-11 ans. C’est le plus bel âge. Leur enthousiasme, leur spontanéité, leur soif d’apprendre… Memphis a toujours été animé par ces caractéristiques. Il était curieux, toujours prêt à essayer quelque chose de nouveau.

Une fois, dans un match, il a récupéré le ballon à l’arrière, il a dribblé cinq ou six adversaires puis a marqué des quinze mètres. Il était costaud. Il avait trois ans d’avance. Fin technicien, aussi, et toujours empreint de rage de vaincre.  »

Famille d’accueil

Ronald était donc son voisin.  » Il avait six ou sept ans. Il passait ses soirées à jouer. Nous retournions une poubelle et nous essayions d’y expédier le ballon. Il y parvenait avec une belle régularité. Je ne sais pas si le football l’a sauvé mais il a eu la chance d’arriver au PSV par le biais du Sparta.

Il a été pris en charge par une bonne famille d’accueil et a été bien suivi. C’était magnifique pour lui mais c’est ce qu’il a vécu pendant sa jeunesse qui l’a formé. Le talent seul ne suffit pas toujours, il faut aussi de la volonté, de l’engagement. Memphis est allé loin grâce à lui-même. C’est beau.

Mais ça ne tourne pas toujours aussi bien. Nous avons fourni un jeune à l’ADO La Haye. Il va peut-être réussir aussi. Il vient d’une famille stable. Memphis est un chouette gars. Je suis vraiment heureux qu’il réussisse. Manchester United est vraiment un tout grand club.  »

Revient-il encore à son village natal ? Ronald :  » Régulièrement et il passe de temps en temps au club mais quand il est là, les réseaux sociaux s’affolent. Je file alors à la cantine pour mettre un maillot de Manchester United à côté de celui du PSV et, quand c’est possible, j’y ajoute une vareuse de l’équipe nationale. Signée. Oui ! Nous sommes très fiers qu’il ait joué ici.  »

Feyenoord a-t-il raté son coup ? Ronald :  » Feyenoord ne vient pas vraiment ici. Plutôt le Sparta. Il a des accords de collaborations avec pas mal de petits clubs de la région, qui jouent un cran au-dessus de nous. C’est un cap logique pour nos meilleurs joueurs. L’Ajax ne vient pas non plus.

Il visionne plutôt les clubs de sa ville et du nord, vers La Haye. Nous sommes un peu trop loin pour lui. Feyenoord jette parfois un coup d’oeil mais pour ce genre de club, il faut vraiment être très bon. Et nous ne sommes qu’un petit club de village avec deux terrains.  »

En prison

Ça ne fait pas la fortune du club. Ronald :  » Quand des jeunes ont joué en tranche D, le club a droit à une indemnité de formation mais s’ils sont repérés et transférés en E, il n’a pas un euro. Les clubs visionnent donc les joueurs en E, voire en F.

Memphis n’a rien rapporté au club, si ce n’est en réputation puisque c’est ici qu’il a commencé à jouer. Nous avons obtenu quelque chose du PSV mais c’était deux fois rien. Groningue a eu plus de chance avec ArjenRobben. L’argent de ses transferts a permis au club d’aménager une cantine et des vestiaires.  »

Deuxième arrêt : la Koningin Julianastraat. Cora, la mère de Memphis, habite ici. Elle occupe un logement très modeste, même selon les normes belges. Un deux-pièces, côté cour. Il n’est pas nécessaire de sonner, Cora sort justement. Elle ne veut pas s’attarder.

 » Je ne demande pas mieux mais tout n’est pas encore en ordre avec Manchester.  » Son fils n’aime pas que son entourage bavarde trop. La vie privée doit être préservée, à moins qu’il n’en décide autrement. Mais comme nous venons de Belgique, elle s’arrête et nous résume sa vie.

Le destin ne l’a pas épargnée. Memphis est le fruit de sa relation avec un Ghanéen, qui avait déjà un enfant d’un autre mariage. Il a vécu un moment chez eux puis a déraillé, passant la moitié de sa vie derrière les barreaux.

Quand il était libre, il quémandait de l’argent, qu’il dilapidait en quelques jours, alors qu’un homme normal aurait pu en vivre aisément un mois…

Voilà leur vie, y compris celle de Cora. Elle a dû calculer, faire attention, se sacrifier. Parfois, elle n’avait pas d’argent pour la boulangerie.  » J’ai tout fait pour Memphis. Je l’ai élevé seule « , dit-elle fièrement. Son fils lui en est reconnaissant. Elle montre sa Mercedes. Un cadeau du rejeton.

Hommage à Kees

Sur la page Facebook de Memphis, on peut voir un film, tourné quand elle a reçu la voiture. Elle est surprise et terriblement émue. Un message accompagne la séquence :  » Tu travaillais toujours très tard. Tu m’as acheté des petites roues pour que je puisse tenir à vélo. Et tu n’as jamais placé aucun homme au-dessus de moi. C’est pour tout ça que je t’aime. J’espère que tu es fière de moi.  »

L’est-elle ? Elle éclate de rire. Oui, dit son regard et hurle son coeur. Ça n’a pas été facile. Son mari ghanéen l’a abandonnée, comme son ami suivant. Elle reste en contact avec le père de Memphis, qui habite quelque part à Amsterdam, dans le quartier de Bijlmer.

Mais son fils ne porte plus son nom et ne lui parle d’ailleurs plus. L’homme a vu son fils jouer une fois, au Sparta, en D. Memphis a déclaré dans une interview :  » Je me suis déconnecté du fait qu’il reste malgré tout mon père.  »

Maman Cora nous envoie au quartier moluquois, où vivent les grands-parents de Memphis. Nous devons nous y rendre car son fils y a passé beaucoup de temps. Quand la vie était trop pénible à la maison, il filait là. Jans et Kees s’occupaient de lui, le conduisaient à l’entraînement. C’est ici qu’habitaient ses camarades de classe.

Quand Memphis marque, il montre toujours le ciel. C’est là qu’est Kees, décédé en 2008, de manière inattendue. Encore un coup dur… Memphis a dit un jour à son grand-père :  » Plus tard, quand je serai grand, tu me verras à la télévision.  » Ce n’est plus possible mais Memphis est toujours avec Kees, en pensées.

Au coin, un petit terrain, dans un quartier où toutes les maisons sont identiques et où les rues, en guise de compensation, portent le nom des membres de la famille royale. Ça augmente le prestige.

Cinq contre cinq

Nous cherchons, aidé par les cyclistes qui passent. Il appert que la plupart ont connu Memphis mais pas vraiment bien… Nous rencontrons Ome Dikkie, alias Dirk Lainsamputty, à la Fondation. Son fils est toujours au travail. Il connaissait bien Memphis. Mais Dikkie aussi.  » Il me téléphone encore de temps en temps « , dit-il.

Memphis se sentait chez lui ici. Il jouait avec ses amis moluquois.  » Nous formons une communauté soudée, explique Dikkie.  » Nous sommes environ 140 familles. Une famille comporte de six à huit personnes. Ça fait du monde, hein ? Depay a grandi ici. Il a tout appris dans ce quartier.

Là, sur la place, les gamins jouaient au football. Nous jouions toujours à cinq contre cinq. Malheureusement, à part Memphis, aucun n’a éclaté. Le soir, ils jouaient tout le temps. Sans arrêt. Memphis avait du caractère, contrairement à nos jeunes. Ils n’ont pas assez de courage. Lui en débordait et il avait de ces muscles…

En fait, nous sommes trop légers. Pas Memphis. Il a des épaules larges, des muscles bien formés. Nous sommes bons en football en salle, sans contacts. Quand ce n’est qu’une question de technique. D’ailleurs, nos gamins ont été champions des Pays-Bas de foot en salle.  »

 » Je vis aux Pays-Bas depuis 25 ans « , poursuit Dikkie.  » Le gouvernement néerlandais a attiré ici nos parents, surtout les militaires, avec la promesse qu’ils pourraient rester de trois à six mois, jusqu’à ce que la situation se calme au pays. Pour remercier les Moluquois de les avoir aidés lors du soulèvement.

Les six mois sont devenus trois, quatre générations. On en est à la cinquième… Ça reste difficile. Certains se sentent néerlandais, d’autres pas. Les grands-pères transmettent leur histoire à leurs petits-enfants. J’ai envie de rentrer au pays mais il y a mes enfants…

Je pense que Memphis se reconnaît en nous. Il est issu de deux cultures aussi. Quoi qu’il en soit, il est fidèle à son village et à ses amis. C’est chouette, non ? « ?

PAR PETER T’KINT À MOORDRECHT

Sa passion du culturisme lui a déjà valu le surnom de Ronaldo néerlandais.

Il veut qu’on l’appelle Memphis et non Depay, le nom de son père, un Ghanéen avec qui il a rompu tout contact.

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