Stressé, le titan?

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Pourquoi le grand et travailleur Martiniquais rate-t-il ses matches quand il est suivi par des clubs étrangers?

Charleroi a abordé le match contre Genk sans l’un de ses pions de base: Christian Negouai était suspendu pour abus de cartes jaunes. Son absence ne contrariait pourtant pas Enzo Scifo. Le coach est conscient que son Français connaît une petite baisse de régime depuis quelques semaines: « Je crois en connaître les raisons. Christian se sait visionné, lors de chaque match, par des scouts de clubs étrangers. Je suis pratiquement certain que cet intérêt le perturbe et lui fait rater ses matches. C’est un gars très sensible, même si cela ne se voit pas nécessairement au premier abord, quand il met le pied ou s’énerve. Je le sens fort stressé. Mais, bon, il doit apprendre à vivre avec cette pression s’il veut viser plus haut que Charleroi. Et, malheureusement pour lui, on voit directement s’il n’est pas en forme. A cause de la place qu’il occupe sur le terrain ».

La place qu’occupait encore Scifo il y a un an! Arrivé de Namur comme attaquant de pointe en 1999, Christian Negouai (23 ans) a été mis entre-temps à toutes les sauces: réserviste avec Luka Peruzovic et Raymond Mommens, médian défensif sous les ordres de Manu Ferrera, médian offensif à présent. Chaque changement de position lui impose un repositionnement de son jeu, et les efforts qu’on lui a demandés depuis le début de cette saison expliquent peut-être sa petite forme actuelle.

« Il me dit qu’il se sent bien physiquement », affirme Scifo. « Je n’ai pas de raisons de mettre sa parole en doute. Je lui confie une grosse masse de travail, tout simplement parce que je l’estime capable d’assumer. Les problèmes qu’il connaît pour le moment ne sont pas de nature physique ».

Christian Negouai: Je ne me sens pas anormalement fatigué. Physiquement du moins. Mentalement, c’est autre chose. Mon rôle m’oblige à une concentration de tous les instants et c’est peut-être de ce côté-là qu’il faut chercher l’origine de mes problèmes. Il y a un an, c’était déjà difficile de passer d’un jeu offensif à un jeu défensif. Aujourd’hui, je dois combiner les deux aspects et cela me cause certaines difficultés. Quand je ne suis pas concentré à 100%, je manque d’agressivité et je ne suis plus suffisamment efficace.

Contrôleur aérien

Le fait de devoir remplacer Scifo sur le terrain vous met-il une pression supplémentaire sur les épaules?

Sans aucun doute. Je dois prendre la place d’une légende. Il y a un an, c’était sur Enzo que tout Charleroi comptait pour animer le jeu. Aujourd’hui, c’est moi… Même si nous n’avons évidemment pas du tout le même registre. Au départ, je n’ai rien d’un numéro 10. Enzo était chargé d’orienter le jeu, de donner des balles de but et d’augmenter le niveau de jeu de ses coéquipiers. Moi, j’ai un rôle typique de relais entre la défense et l’attaque. Si Branko Milovanovic était dans l’équipe, le Sporting jouerait de la même façon qu’en début de saison dernière avec Enzo. Vu qu’il ne parvient pas à s’imposer, je suis titularisé dans sa zone mais l’équipe joue différemment. Enzo demande de pratiquer plus souvent par les flancs et je suis censé me retrouver aux abords du grand rectangle ou même carrément en zone de finition quand nos ailiers envoient des centres. Il estime que ma force de pénétration peut faire mal.

On vous voit très présent offensivement, mais aussi fréquemment dans votre propre rectangle.

Vu ma taille (1m92), je peux gérer pas mal de trafic aérien. L’entraîneur me demande donc de revenir près de notre but lorsque l’adversaire bénéficie de phases arrêtées. Sur les dégagements du gardien adverse, je suis aussi désigné pour reprendre les ballons de la tête. Je dois être disponible partout. Je me farcis de nombreuses longueurs de terrain lors de chaque match. En tout début de saison, j’ai pensé que je ne serais jamais capable de tenir un championnat complet à ce rythme, tellement c’est épuisant. Finalement, je ne supporte pas trop mal. Mais j’éprouve des difficultés à passer subitement d’un raisonnement offensif à une philosophie défensive. Les réflexes sont fort différents: un attaquant doit produire des efforts courts mais violents, alors qu’on demande aux défenseurs et aux médians de mieux répartir leur débauche d’énergie, d’être plus constants sur 90 minutes. Scifo me confie de plus en plus de responsabilités: pour moi, c’est la preuve que je suis en pleine évolution. Mais il faut encore que j’apprenne à gérer ces responsabilités.

On a l’impression que vous cherchez encore votre meilleure place sur le terrain?

Exactement. J’ai fait toutes mes classes comme attaquant. Mais au moment de devenir professionnel, je me suis rendu compte que j’étais trop court pour marquer des buts au plus haut niveau. A la fin de ma demi-saison à Namur, j’ai été invité à passer des tests à Feyenoord et à Boavista. Dans ces deux clubs-là, j’ai vite compris qu’il fallait encore d’autres qualités pour évoluer comme attaquant dans un équipe qui joue en Coupe d’Europe. Je n’ai pas l’intelligence d’un renard des rectangles et j’éprouve trop de mal à me retourner quand je suis dos au but. Comme médian défensif, je me suis bien épanoui dans ce rôle la saison dernière. Manu Ferrera m’avait déjà visionné pour Anderlecht quand j’étais à Namur, et il avait été tout de suite persuadé que je serais plus efficace dans ce rôle que comme attaquant. J’ai trouvé mes marques comme médian défensif après avoir fait une croix sur les sensations que procure un but marqué. Chaque fois que je trompais le gardien adverse, je me sentais comme transporté dans un autre monde pendant cinq ou six secondes. J’ai compris que ce n’était pas l’essentiel et que je devais accepter un recul dans le jeu pour être titulaire en D1.

Mais quand je vois maintenant les matches que joue Miklos Lendvai, je me dis que j’ai encore du chemin à parcourir. Numéro 10? Quand on a évolué quelques mois dans le dos d’Enzo Scifo, on comprend toute la difficulté de cette mission. Au niveau du placement et de la justesse des passes, il n’y a pas photo entre Enzo et moi. Et, tous les jours, je me rends encore compte que si l’entraîneur décide d’aligner un virtuose technique pour orienter la manoeuvre, il titularisera Milovanovic. Je continue donc à chercher le bon mix, la place où je pourrais rendre les meilleurs services à mon équipe. Si Milovanovic entre dans le onze de base, par exemple, j’ignore complètement si j’y aurai encore ma place.

Le gâchis : 3 ans sans football

Scifo est persuadé que vous perdez vos capacités quand il y a des scouts dans la tribune.

Il n’a peut-être pas tort. Je pense que je cherche à trop bien faire quand on vient me voir. Pour me comprendre, il faut connaître tout mon contexte. Je n’ai pas envie de déballer mon passé, mais vous devez savoir que j’ai connu quelques années très difficiles durant mon adolescence. J’ai grandi à Vaux-en-Velin, près de Lyon: une des plus grandes cités de France. Une des plus démunies, aussi. Quand on vit dans un tel environnement, il faut être très fort pour ne pas se laisser influencer par des jeunes qui n’en valent pas la peine. Moi, je n’étais pas assez solide pour cela et j’ai été embarqué dans une bande. A ce moment-là, il n’était évidemment plus question de football. J’ai carrément arrêté de le pratiquer pendant trois ans. Un terrible gâchis, car on m’avait promis un bel avenir. J’avais par exemple fait partie, pendant trois ans, des sélections nationales de Minimes et Cadets, quand j’étais affilié à Lyon. Si on m’avait dit à l’époque de mes problèmes que je jouerais en première division belge, je ne l’aurais évidemment pas cru. Mais, un jour, j’ai pris mes responsabilités, je me suis repris en main et je suis retourné à l’entraînement. On m’a proposé de venir à Namur: c’est ce club qui m’a sorti du trou.

Avez-vous gardé des traces de ces trois années sans football?

Des traces morales, sans aucun doute. Aujourd’hui, je suis obsédé par une idée: rattraper le temps perdu. Je me dis que je devrais déjà être plus haut si je n’avais pas fait de bêtises. Dès que j’enfile mon maillot, je me dis qu’il n’y a plus une minute à perdre. En fait, je me mets moi-même une pression inutile. Et quand des représentants de clubs étrangers viennent me visionner, je me dis que je ne peux surtout pas rater mon match, sous peine de perdre encore un peu plus de temps. Mon niveau de jeu en souffre probablement.

Où rêvez-vous de jouer?

Je ne connais le football anglais que par les images de la télévision. Je suis incapable de dire si j’ai assez de qualités pour aller là-bas. Mais puisque des observateurs neutres sont persuadés que j’en ai les moyens, je leur fais confiance. Ils me disent qu’avec ma taille, mon engagement et mon style de jeu, le foot anglais est fait pour moi. Et les kilomètres que je me farcis chaque week-end dans ma position actuelle constituent sans doute la meilleure école pour le championnat d’Angleterre.

Newcastle et Ipswich s’intéressent à moi pour le moment. C’est apparemment plus qu’un vague intérêt. Ils sont déjà venus plus d’une fois. Il y avait des gens de ces deux clubs lorsque nous sommes allés à Anderlecht: je suis passé à côté de mon match mais ils m’ont dit que cela ne remettait rien en question et qu’ils reviendraient. Et je sais que l’Espanyol Barcelone m’a également en ligne de mire.

Vous ne cachez pas votre envie de découvrir un autre championnat, mais le fait d’avoir resigné jusqu’en 2004 à Charleroi risque de vous fermer bien des portes.

J’ai sans doute commis une erreur sur ce coup-là. A ma décharge, je peux dire que je n’imaginais pas la progression que j’allais réaliser en l’espace d’un an. Quelques mois plus tôt, je n’étais nulle part: Peruzovic et Mommens ne m’avaient jamais fait confiance. Pour eux, je n’existais pas. Pourtant, l’équipe ne tournait pas et j’estime qu’ils auraient au moins pu me donner une chance. Pour moi, l’arrivée à Charleroi du duo Ferrera-Scifo a été un cadeau du ciel. Je leur dois tout.

Aujourd’hui, je me sens parfaitement bien dans ma peau au Sporting, mais je pense aussi à d’autres défis. Toujours pour la même raison: je suis prêt à tout pour rattraper le temps que j’ai perdu dans ma jeunesse. Je crois savoir que Charleroi exigera entre 150 et 200 millions pour mon départ. C’est énorme. Trop pour un joueur comme moi. Surtout quand on sait que ce club m’a acheté à Namur pour 5 millions… Je découvrirais volontiers de nouveaux horizons, mais je suis conscient que je n’ai pas les cartes en mains.

Pierre Danvoye

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