Souvenirs d’EN FRANCE

Pierre Bilic

Il y a 20 ans, un prodige mauve se révélait comme Wayne Rooney sur les terrains portugais.

E nzo Scifo porte ses 38 ans à merveille, fait régulièrement un saut à Waterloo, où son hôtel-restaurant, le 1815, tourne bien, joue au tennis quand il peut et consacre une énorme énergie à ses activités de directeur technique de Tubize.

 » J’ai des journées bien chargées et j’aime cela « , dit-il. Entre les dossiers renforts et autres réunions avec le staff sportif de son club, Enzo Scifo suit évidemment tous les matches de la grande fête du football européen. Le spectacle madeinPortugal l’enthousiasme et il cite les joueurs de son Top 5 :  » Je suis sidéré par le potentiel de Wayne Rooney. A 18 ans, la force de frappe d’Everton n’est pas qu’un buteur. Il manie la poudre, évidemment, mais décroche, aide ses équipiers, participe à l’élaboration du jeu, est fort comme un bélier. Rooney est tout simplement la plaque tournante de l’Angleterre. Il ne se pose pas de questions, joue, ignore la pression, vit ce bon moment à fond. Après un tel Euro, tout va changer pour lui. Il devra gérer les obligations, les sollicitations, et devra toujours confirmer ses prestations. Mon Top 2 est un joueur anglais aussi : Paul Scholes. Pour moi, le pare-chocs de Manchester United est le meilleur du monde à son poste. Il est présent, chasse sans cesse le porteur du ballon mais est capable de décocher un obus dans les filets adverses en arrivant de la deuxième ligne. Maris Verpakovskis m’a étonné par sa présence et sa vitesse. Zinédine Zidane continue à inventer, à enchanter tous les fanas avec son football d’artisan hors pair. Pavel Nedved est à l’image de l’équipe nationale tchèque : puissant, inventif, sérieux, bien organisé, superbement préparé « .

Le temps file et, il y a deux décades, toute la presse sportive n’avait d’yeux que pour Enzo Scifo, qui devint le soleil de la belle saison. L’Euro 84 fut le début de son ascension internationale. La Belgique avait bien besoin de cette embellie. Le monde marchait autant sur la tête que de nos jours : assaut de l’armée indienne sur le Temple d’Or d’Amritsar où meurent des centaines de sikhs, réélection de Ronald Reagan à la Maison Blanche, fuite de gaz toxique à Bhopal, en Inde, Prix Nobel de la Paix pour l’évêque sud-africain Desmond Tuttu, militant contre l’apartheid, etc. Chez nous, des inconnus volent des armes de guerre dans le camp des Chasseurs ardennais de Vielsalm avant de dérober des explosifs dans une carrière d’Ecaussinnes. On apprendra plus tard que ces méfaits devaient être attribués aux sinistres Cellules Communistes Combattantes de Pierre Carette.

Le succès populaire de l’Euro 84 s’explique peut-être, comme en 2004, par un désir d’oublier, le temps d’un tournoi, les soucis du monde et de la vie quotidienne. Après un grand Euro 80 et un Mundiespana intéressant, le football belge est secoué par l’affaire Standard-Waterschei. Le 28 février, veille d’un match amical contre l’Allemagne de l’Ouest (0-1, but de Rudi Völler sur penalty), trois enquêteurs de la BSR débarquent au Heysel et emmènent Eric Gerets. La suite est connue : suspendus, les internationaux du Standard ( Michel Preud’homme, Eric Gerets, Guy Vandersmissen, Walter Meeuws, JosDaerden) sont privés d’Euro 84. Guy Thys est catastrophé car il devra se passer de joueurs importants.

Non à la Juventus et à Bergame

Le fédéral cherche des solutions à l’occasion d’un voyage en Pologne (défaite 1-0) mais n’avance vraiment que lors de la visite de la Hongrie, le 6 juin 1984, à Bruxelles. Un jeune homme de 18 ans célèbre ses débuts sous le maillot de l’équipe nationale : Enzo Scifo. L’Union Belge prend le risque d’aligner le prodige d’Anderlecht alors que sa naturalisation, accordée, n’a pas encore été officiellement ratifiée par le Sénat. Pour ce fait, l’UEFA aurait pu infliger une amende de 30.000 à 40.000 francs suisses à la maison de verre, même si la fédération avait reçu une copie du numéro de sa future carte d’identité belge. Guy Thys n’avait plus le temps d’attendre. Il ne lui restait que le match amical Belgique-Hongrie afin de procéder à de derniers réglages avant l’Euro 84.

 » Quelques semaines plus tôt, Constant Vanden Stock, le président d’Anderlecht, avait été le premier à me demander si une naturalisation m’intéressait « , se souvient Enzo Scifo.  » Je n’avais jamais vraiment pensé à tout cela. Mais, pour moi, les choses étaient claires. Sans renoncer à mes racines italiennes, la Belgique était bien ma patrie. J’y suis né, j’y ai passé mon enfance et ce pays avait accueilli mes parents en leur donnant du travail. L’Italie était surtout un lieu de vacances pour moi. Mon avenir était belge. A l’époque, j’avais déjà eu des contacts avec la Juventus, qui voulait me transférer et me louer à l’Atalanta, où je devais mûrir « .

Les Italiens étaient prêts à offrir 4,2 millions d’euros à Anderlecht. L’Inter Milan était aussi sur les rangs mais avait accordé tout son temps au transfert de Karl-Heinz Rummenigge. Plus tard, Enzo Bearzot, coach national italien, regretta amèrement le déficit de persuasion des clubs italiens.  » Même si nous avons rencontré les dirigeants de Bergame, mon père, qui adore la Vieille Dame, a refusé leur projet « , continue Enzo Scifo.  » Il a approuvé l’idée de Constant Vanden Stock. L’affaire fut rondement menée. Moi, je ne pensais qu’au football. Et l’idée de pouvoir prendre part à la phase finale d’un Euro m’emballait « .

Le rendez-vous du 13 juin 84

Albert Roosens, le secrétaire général de l’Union Belge, et Guy Thys, le coach fédéral, pouvaient se frotter les mains. Enzo Scifo rejoignait un autre enfant de l’immigration en équipe nationale : Alex Czerniatynski. Cette fois, la naturalisation n’avait pas capoté comme ce fut le cas avec Juan Lozano dont le dossier fut bloqué par un ancien ministre de la Justice, Herman Vanderpoorten. Un pas important fut parcouru par Enzo Scifo qui obtint sa nouvelle carte d’identité et un nouveau contrat de cinq ans à Anderlecht.

 » L’accueil en équipe nationale fut simple et chaleureux « , avance Enzo Scifo.  » Guy Thys joua un grand rôle dans cette découverte. Que ce soit à Anderlecht ou parmi les Diables Rouges, j’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur deux fins psychologues : Paul Van Himst et Guy Thys. Tous deux avaient l’art de simplifier les choses, de préserver les jeunes joueurs d’une nervosité inutile. Tout était simple avec eux et je leur dois beaucoup. Ils se comportaient tels de bons pères de famille à mon égard. Avant que je ne débute face à la Hongrie, Guy Thys me prit à part et ses directives furent très simples : -Ne t’en fais pas, tu joues comme d’habitude dans ton club et tout ira bien. Je ne me suis pas trop posé de questions. C’est cela l’insouciance et la magie de la jeunesse, je suppose. La Belgique était ébranlée par la suspension des Standardmen mais je n’ai jamais pensé à cette problématique. J’étais heureux de jouer au football et il n’y avait que cela qui importait à mes yeux. Le reste ne me concernait pas. J’étais tellement content de faire partie d’une équipe qui avait tant brillé lors de l’Euro 80 (finaliste, Allemagne-Belgique : 2-1) et qui avait pris la mesure de l’Argentine (1-0), tenante du titre, lors du match d’ouverture de la Coupe du Monde 82 à Barcelone « .

Une semaine après le match amical contre la Hongrie (2-2), le 13 juin 1984, exactement, la Belgique se retrouve face à la Yougoslavie dans un Stade Félix Bollaert de Lens plein à craquer avec ses 41.774 spectateurs. Georges Grün avait été appelé en dernière minute alors que sa malle de vacances était bouclée. L’ancienne Yougoslavie comptait toute une série de joueurs talentueux.

 » Je me souviens entre autres de Srecko Katanec, Ivan Gudelj, Dragan Stojkovic, Zlatko Vujovic mais surtout de Safet Susic qui était une vedette européenne et dépositaire du jeu du PSG « , narre Enzo Scifo.  » Nous sommes parvenus à poser notre jeu, à mettre la pression sur le porteur du ballon adverse, à dicter les événements. Guy Thys avait insisté là-dessus : l’adversaire ne devait pas avoir le temps d’utiliser sa technique. Au bout de compte, nous l’avons emporté 2-0 avec des buts d’ Erwin Vandenbergh et Georges Grün, qui ne pouvait rêver meilleurs débuts « .

Ce bon résultat décroché face aux Slaves du sud fut accueilli avec soulagement en Belgique. Même si l’affaire Standard-Waterschei allait encore faire des dégâts, c’était une façon de prouver que le football belge avait trouvé l’énergie suffisante afin de sortir du trou. Mieux : c’est peut-être lors de cet Euro 84 que les Diables Rouges ont préparé leurs succès mexicains de la Coupe du Monde 86.

 » L’EURO 84 fut en tout cas une formidable expérience « , intervient Enzo Scifo.  » Les jeunes ont découvert toutes les facettes du football. Nous avons éprouvé tous les sentiments que les rencontres peuvent déclencher « .

L’optimisme de Lens dans les voiles, les Diables Rouges s’embarquèrent pour Nantes où l’équipage bleu et le capitaine Michel Platini les attendaient sur la mer de La Beaujoire. Là, les Belges essuyèrent un fameux grain.

Tout vécu en trois matches

 » Après l’enthousiasme de Lens, j’ai découvert une autre planète sur la pelouse de Nantes « , raconte Scifo.  » La France fut impériale. Je n’avais jamais vécu cela. La balle était insaisissable. Elle nous passa sous le nez durant toute la rencontre. La Belgique avait beau tout essayer : la France de Michel Platini était inatteignable. Le score fut sans appel : 5-0. C’était la douche froide après le succès décroché face aux Yougoslaves. Guy Thys trouva tout de suite les mots justes afin que la blessure se cicatrise au plus vite. Nos chances de qualification restaient intactes malgré la sévérité de cette défaite « .

Pour son troisième match de cet Euro 84, l’équipe belge retrouva le Danemark à Strasbourg. Les supporters des Vikings étaient les plus nombreux au Stade de le Meinau alors que les Belges avaient colonisé Lens en début de tournoi.  » Nous avons bien entamé cette troisième manche « , dit Enzo Scifo.  » Après 39 minutes de jeu, Jan Ceulemans et Franky Vercauteren nous avaient permis de mener 0-2. La Belgique hérita d’autres occasions et passa quelques fois à côté du 0-3 qui aurait tué tout suspense. Puis, Frank Arnesen a réduit la marque avant le repos. L’espoir changeait de camp. En deuxième mi-temps, Kenneth Brylle et Preben Larsen scellèrent notre sort : 3-2. Ce fut en quelque sorte le même scénario que le récent Pays-Bas – Tchéquie. Nous n’en revenions pas. Cette élimination fut douloureuse. J’avais tout vécu en trois matches et quelques jours : la joie de Lens, la remise en question à Nantes, le chaud et le froid à Strasbourg où nous avons été battus sur des détails qui, à la longue, vous sapent le moral. Mais je n’étais plus le même joueur après cet Euro 84. J’avais accumulé un paquet d’expérience et un important vécu en trois matches seulement. Le monde entier regarde la phase finale d’un Euro et l’intérêt médiatique à mon égard fut infiniment plus important pendant et après ce tournoi. J’avais déjà montré le bout du nez avec Anderlecht mais cet Euro 84 fut un accélérateur et a lancé, boosté ma carrière internationale. J’avais 18 ans et l’Euro 84 m’a permis de gagner quelques années. Quand je vois la Rooneymania, je pense un peu à ce que j’ai vécu. Le buteur anglais était surtout connu dans le cadre de la Premier League. Maintenant, le monde entier connaît son nom et, de plus, il a franchi plusieurs paliers dans son évolution sportive. C’est impayable « .

Dès lors, on ne peut que regretter l’absence de la Belgique au Portugal. Vincent Kompany, Jonathan Walasiak, Jonathan Blondel, Grégory Dufer, Thomas Buffel, Tristan Peersman ou Anthony Vanden Borre, pour ne citer qu’eux, n’auraient-ils pas progressé à pas de géants au pays du porto et du fado ?  » Certainement. Je suis persuadé que la Belgique aurait tenu son rang lors de ce bon Euro 2004. Les jeunes se seraient lancés dans cette aventure sans se poser trop de questions, pour le plaisir de jouer au football et de progresser. Ils ont perdu du temps et des points de repère par rapport aux éliminatoires de la prochaine Coupe du Monde. Il n’y a rien de plus important que la Ligue des Champions, la Coupe du Monde et l’Euro « , conclut Scifo.

Pierre Bilic

 » Sans renoncer à MES RACINES ITALIENNES, la Belgique était bien ma patrie  »

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