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SOUS LES PAVÉS, L’ENFER

Dimanche, les coureurs de Paris-Roubaix emprunteront pour la quarantième fois la Trouée d’Arenberg, dans la forêt de Wallers. Qu’est-ce qui a rendu ce secteur pavé plus mythique que les autres ?

Paris-Roubaix a beau avoir vu le jour en 1896, ce n’est que 72 ans plus tard, en 1968, que les coureurs ont emprunté pour la première fois la Tranchée de Wallers-Arenberg. Au cours des années précédentes, l’Enfer du Nord était devenu une course trop rapide : en 1965, il ne restait plus que 22 km de pavés. C’était dû au fait qu’avec la reconstruction qui avait suivi la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des routes nationales et régionales avaient été asphaltées. C’est donc sur un parcours ressemblant de plus en plus à un billard qu’en 1964, Peter Post s’était imposé à la vitesse-record de 45,1 km/h de moyenne. Cela ne plaisait pas du tout au directeur de course, Jacques Goddet. Après l’édition de 1967, lors de laquelle Jan Janssen avait battu neuf autres coureurs au sprint, celui-ci avait donc confié à son adjoint, l’ex-professionnel Albert Bouvet, la mission de dénicher d’autres tronçons pavés.

Bouvet avait appelé à la rescousse son ami Jean Stablinski, un Français d’origine polonaise qui avait été champion du monde. Celui-ci était né et avait grandi dans le Nord, il connaissait donc encore beaucoup de secteurs pavés secrets, notamment ceux de la Tranchée de Wallers-Arenberg. A l’âge de 18 ans, avant de devenir professionnel, il avait travaillé pendant trois mois dans le charbonnage voisin avec son père, entre-temps décédé. Pendant que Jean allait au charbon à cent mètres sous terre, sa mère traversait la Forêt de Wallers pour se rendre à vélo à la poterie de Saint-Amand-les-Eaux, où elle travaillait.

Stablinski avait donc emmené Bouvet à la Trouée d’Arenberg, l’autre nom de la Tranchée de Wallers-Arenberg, et celui-ci lui avait demandé de rouler sur les pavés afin qu’un photographe puisse prendre des clichés depuis sa voiture. Mais les pierres étaient couvertes de boue et le véhicule de Bouvet avait glissé dans le canal. Il avait fallu un fermier pour le sortir de là. Bouvet était cependant rentré tout heureux à Paris et avait montré les photos à son patron.  » Ah non, Albert ! Ça, c’est un peu trop. Je t’ai demandé de me trouver des pavés, pas des marécages « , avait répondu Goddet. Bouvet avait alors répliqué :  » Monsieur, il y a de la boue parce qu’il a beaucoup plu mais je peux vous assurer qu’en dessous, il y a des pierres.  » Convaincu, Goddet avait marqué son accord :  » OK, le prochain Paris-Roubaix passera par là. « 

Et en effet : en 1968, la Trouée d’Arenberg et quelques autres tronçons pavés faisaient leur apparition dans Paris-Roubaix qui, à cet effet, passait désormais par Valenciennes. Jean Stablinski était au départ. Plus tard, il allait souvent se targuer d’avoir été le seul coureur à connaître les deux faces de l’Enfer du Nord : sur les pavés et sous les pavés. Pour lui, ce passage était très particulier car la Forêt de Wallers était remplie de mineurs et de supporters déguisés venus pour l’encourager. C’était pourtant Eddy Merckx, alors champion du monde, qui attaquait le premier dans la Trouée. Seuls Herman Van Springel et Ward Sels parvenaient à le suivre mais sur le vélodrome de Roubaix, Merckx, majestueux, battait facilement Van Springel au sprint. Jacques Goddet se tournait alors vers Bouvet et lui disait :  » Merci, Albert. Nous avons enfin retrouvé un Paris-Roubaix légendaire.  » Grâce à la Trouée d’Arenberg et à Merckx.

AU PATRIMOINE MONDIAL DE L’UNESCO

Avant le passage de Paris-Roubaix, Wallers-Arenberg n’était connue que pour son industrie minière. Toutes les maisons, tous les magasins et les dix cafés dans lesquels les mineurs venaient se rincer le gosier appartenaient à un seul homme : le propriétaire du charbonnage. Aujourd’hui encore, avant de quitter l’Enfer, les coureurs passent devant des dizaines de corons et devant l’ancien chevalement, transformé en centre d’accueil pour touristes et classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. En 1993, il servit aussi de décor à Germinal, le film tiré du roman d’Emile Zola. Le petit pont du chemin de fer tout rouillé que l’on découvre après quelques centaines de mètres de pavés est également un vestige de cette époque minière florissante.

Celle-ci avait commencé en 1903, lorsque le charbonnage de Wallers Arenberg s’était mis à produire. Elle avait connu son apogée entre 1930 et 1980 : chaque jour, 5.000 mineurs descendaient au fond du trou, en retirant 500.000 tonnes de charbon par an. Contrairement aux coureurs, l’Enfer, ils le vivaient au quotidien. Pas dans la forêt, qui leur servait de poumon vert, de terrain de chasse ou de pêche, mais 600 mètres en contre-bas. Une plaque commémorative le rappelle : elle porte les noms des 118 travailleurs qui y ont perdu la vie : des Français, des Belges, des Italiens, des Polonais, des Nord-Africains… Le plus jeune avait douze ans… Le véritable Enfer, c’était ça.

Pourtant, le surnom d’Enfer du Nord attribué à Paris-Roubaix ne dérangeait pas les mineurs. Pour eux, ce dimanche d’avril était jour de kermesse, une éclaircie dans un horizon bouché. De plus, ils se sentaient solidaires du peloton, lui aussi composé de jeunes gars de différentes nationalités qui souffraient dans l’espoir d’offrir à leur famille un avenir meilleur.

Mais dans les années ’80, l’industrie minière périclitait de plus en plus. Le 24 mars 1989, quelques jours avant la victoire de Jean-Marie Wampers à Paris-Roubaix, le dernier charbonnage du nord de la France fermait définitivement ses portes. Le village de Wallers Arenberg (5.500 habitants) était condamné à l’anonymat, la paupérisation. Un drame social de plus dans la région Nord-Pas-de-Calais. La seule chose qui restait, c’était la course.

DES PAVÉS AMÉNAGÉS PAR NAPOLÉON

 » Quand on descend dans la mine, on ne sait jamais si on va remonter « , disait Jean Stablinski.  » La Trouée d’Arenberg, c’est pareil : si on se met à penser au danger, on n’y va pas.  » Cette phrase démontre bien à quel point les coureurs craignaient ce secteur pavé que le journaliste Pierre Chany avait surnommé tranchée. Car le vrai nom de la rue est bien plus chaleureux : la Drève des Boules d’Hérin. Un nom dont la douceur contraste singulièrement avec la dureté des pavés.

Mais le chemin qui mène à la tranchée d’Arenberg n’est pas moins dangereux. Cette année, les coureurs l’aborderont après 161 kilomètres  » seulement « , à 95 km de l’arrivée. Avant cela, ils auront parcouru dix des vingt-six tronçons pavés mais beaucoup d’entre eux seront encore frais et les dégâts matériels, relativement peu nombreux. De plus, ils auront eu huit kilomètres pour se remettre du secteur pavé précédent et le peloton aura eu le temps de se regrouper. Cela risque donc de frotter comme en plein sprint car tout le monde voudra être devant pour aborder la tranchée.

Sur l’Avenue Michel Rondet – un leader syndicaliste historique –, lorsqu’ils apercevront la voie de chemin de fer Paris-Valenciennes, juste avant la barrière qui marque l’entrée de la forêt, les coureurs sauront qu’ils vont balancer comme une vieille carriole sur un cratère de pierres. Le premier kilomètre menant à la Drève des Boules d’Hérin est en légère descente : -1,7 % de moyenne avec un maximum de -3 %. Tom Van Asbroeck, le plus rapide de la plate-forme en ligne Strava (sur laquelle chacun peut télécharger des parcours et enregistrer ses performances), y a atteint en 2016 la vitesse maximale de 63 km/h : 3’30  » pour faire 2,6 km, soit une moyenne de 38,6 km/h.

Jusqu’à la fin des années 90, le peloton éclatait dès le début de la drève : sur les pavés mais aussi sur le bas-côté droit de la route ou même parfois derrière les spectateurs, ce qui provoquait un certain chaos. Depuis, on a placé des barrières et des rubans accrochés à des piquets en bois afin que les trente mille spectateurs (surtout des Belges) restent à distance et que les coureurs soient obligés de rester sur les pavés, aménagés (un bien grand mot) par Napoléon à la fin du 18e siècle. Il est pourtant logique qu’ils cherchent à les éviter car ils y sont terriblement ballottés.

UN CIMETIÈRE DE BOYAUX ET DE RÊVES

Contrairement aux pavés uniformes en granit que l’on trouve en Belgique, ceux qui peuplent les 4800 hectares de la Forêt de Raismes-Saint-Amand-Wallers sont de forme irrégulière, leurs côtés tranchants ont déjà détruit des centaines de boyaux (et de rêves). De plus, la route ne fait que 3 mètres de large et ses bas-côtés sont remplis d’ornières, surtout aux endroits où des pavés ont été volés par des  » amateurs de cyclisme.  »

C’était pourtant encore bien pire par les passé. En 2006, les ouvriers municipaux, aidés par les Amis de Paris-Roubaix, gardiens de la tradition de la reine des classiques, ont refait la route. Elle est désormais un rien plus large (50 cm) et les ornières ont été rebouchées avec du bitume ou de nouveaux pavés. La restauration a coûté 250.000 euros mais elle était nécessaire pour que le peloton revienne dans la Trouée d’Arenberg, abandonnée en 2005 pour la première fois depuis 1983 car jugée trop dangereuse. Il faut dire que la mousse qui la recouvrait la faisait ressembler à Wimbledon. On a donc brossé les pavés à l’aide d’une machine et élagué les arbres pour laisser passer la lumière.

En 2011 et en 2012, la mousse est revenue et on ne peut pas la combattre à l’aide d’un désherbant car la forêt est un domaine naturel protégé (on y trouve 200 espèces d’oiseaux). C’est d’ailleurs pour cette raison que, de 1974 à 1982, le secteur ne figurait plus au parcours, suite à une interdiction de la direction des Eaux et Forêts. Un nouveau nettoyage (400.000 euros) semblait nécessaire mais avec ou sans mousse, ces pavés sont impitoyables.

Lors des 39 passages par l’Enfer de Wallers Arenberg, Lucifer a souvent sorti son trident et n’a pas épargné les grands noms : en 1970, dans la boue, Eddy Merckx a terminé sa course contre un arbre ; en 1973, Joop Zoetemelk a cassé sa fourche et est passé par-dessus le guidon pour finir dans l’eau glacée d’un étang ; en 2011, la chaîne de Tom Boonen s’est coincée et il a dû attendre un nouveau vélo pendant de longues minutes avant d’abandonner suite à une chute ayant entraîné un bris de freins. C’est son seul abandon à Paris-Roubaix.

D’autres ont ressenti la souffrance jusqu’au plus profond de leur chair. En 1997, Ludovic Auger s’est occasionné un traumatisme crânien ; en 2006, Tom Steels s’est fracturé l’épaule et a mis plusieurs mois avant de revenir : un an plus tard, Kurt Hovelijnck s’est déchiré le tendon rotulien.

JOHAN MUSEEUW A FRÔLÉ L’AMPUTATION

Mais le coureur qui symbolise le plus les dangers de la Trouée d’Arenberg, c’est Johan Museeuw. En 1998, les pavés étaient recouverts de boue, ce qui provoquait un véritable carnage. Le Lion des Flandres chutait et son genou gauche heurtait le côté le plus tranchant d’une pierre couverte de crottin de cheval. Victime d’une plaie ouverte, Museeuw était transporté à l’hôpital de Courtrai où constatait que sa rotule était cassée en quatre. Le pire restait cependant à venir. Rentré à Gistel, Museeuw se plaignait de maux de tête. La plaie avait été mal nettoyée et recousue trop vite, ce qui avait entraîné une septicémie due au clostridium, une bactérie présente dans le crottin. A deux reprises, les médecins de l’hôpital universitaire de Gand étaient près de l’amputer de la jambe gauche mais par deux fois, ils se ravisaient, partant du principe qu’un sportif de haut niveau serait plus à même de combattre la douleur.

Suite à la chute du Belge, des voix s’élevaient une nouvelle fois pour réclamer la suppression de la Trouée d’Arenberg mais pour Jean-Marie Leblanc, le directeur de course, les frontières de Paris-Roubaix étaient pratiquement illimitées.

 » Cette course a ses propres limites et la Forêt de Wallers en fait partie.  » Au cours des deux éditions suivantes, les coureurs empruntaient toutefois la Drève des Boules d’Hérin dans l’autre sens afin d’éviter la descente des premiers kilomètres. En 2001, l’organisation en revenait à l’ancienne direction, avec trois secteurs pavés supplémentaires en apéritif, histoire d’élaguer le peloton.

Sans résultat : Philippe Gaumont, l’ami intime de Frank Vandenbroucke, se fracturait le fémur. Malgré plusieurs opérations, c’était la fin de sa carrière. Il sombrait dans la dépression, la drogue et le dopage. En 2013, il mourait d’une crise cardiaque. La preuve que l’Enfer de Wallers Arenberg a fait, indirectement, d’autres victimes que les mineurs.

PAR JONAS CRETEUR – PHOTOS BELGAIMAGE

Johan Museeuw symbolise le plus les dangers de la Trouée d’Arenberg.

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