SOIXANTE-QUINZE FRANCS BELGES

Depuis une dizaine d’années, des légions de Français partent à la conquête de la Belgique. Un exil, voire un exode, qui bat tous les records cette saison. Il est floqué d’un numéro exceptionnel : 75.

75 Comme le nombre de Français – et binationaux – à avoir évolué en Jupiler Pro League en 2015-2016. Jamais la frontière belgo-française n’avait connu pareil franchissement : 33  » Frouzes  » ont passé la douane cette saison. Charleroi fait office de pionner en la matière (voir encadré) et Courtrai, qui en compte 7 au total et qui scoute beaucoup en France, en a accueilli 5 nouveaux.

Le mouvement n’opère pourtant que dans un sens. S’il n’y a plus un seul club sans Français en Jupiler Pro League, très peu de Belges sévissent en France. En Ligue 1, Baptiste Guillaume cire le banc lillois, Guillaume Gillet réanime le jeu à la nantaise, Michy Batshuayi baisse ses chaussettes sous le soleil marseillais et Nill De Pauw cherche encore les filets à Guingamp.

Aux étages inférieurs, on en voit encore moins. Voire aucun. Ni à Metz, pourtant partenaire de Seraing, ni à Lens. Seuls Valenciennes, avec Isaac Mbenza, et Sochaux, avec Yannis Mbombo et Olivier Werner, sonnent brabançons. En tout, sur trois divisions, seulement 7 soldats quadrillent l’Hexagone. Faible pour conquérir un pays.

 » Ça va venir « , insiste Jonathan Maarek de Classico Sports Management, qui s’occupe de Matthieu Dossevi et Abdou Diallo.  » Ce qui bloque, c’est que les Français veulent venir chercher les Belges les plus performants. Or, ils préfèrent l’étranger où tout est plus intéressant. Mais aujourd’hui, il n’y a pas un club français qui ne scrute pas la Belgique.  »

Cet été, Reims a fait le forcing pour récupérer Ibrahima Conté et Gillet. En vain. Un coup d’épée dans l’eau qui finira par toucher sa cible ?  » Les Français ont longtemps snobé le joueur belge « , regrette Yuri Selak, ancien agent de Jérémy Perbet, désormais aux manettes à Mouscron.  » Aujourd’hui, pour aller en L2, le joueur belge préfère rester en D1.  » Mais alors, qu’est-ce qui pousse les Français à faire le chemin inverse ?

LA PROXIMITÉ GÉOGRAPHIQUE ET CULTURELLE

La proximité, qu’elle soit géographique ou culturelle, est évidemment le premier argument avancé. Sur les  » 75 « , 29 d’entre eux viennent du Nord de la France, sans compter la Normandie et la région de Troyes, contre 11 du Sud (voir tableau).  » Elle joue forcément « , poursuit Selak.  » Dans mon centre de formation, entre 10 et 30 % de nos jeunes sont Français.  » Ce qui peut poser problème puisque 7 Belges minimum doivent être alignés du début à la fin d’une rencontre U21.  » Plusieurs chez nous sont considérés comme étrangers alors que, comme Corentin Kocur, certains sont ici depuis 13 ou 14 ans.  »

Le phénomène  » Diables Rouges  » et le parcours européen des Gantois ont eu le mérite de braquer les yeux du monde du ballon rond sur la Belgique. Et quand les Buffalos se sont occupés des Lyonnais en C1, Anderlecht en a fait de même avec Monaco en C3. Comme si le rapport de force s’était inversé.

 » En France, il y a tellement de jeunes qu’il faut souvent s’expatrier pour réussir « , souligne Perbet, qui en sait quelque chose.  » Et la Belgique c’est le meilleur endroit pour : le pays est à côté et il n’y a pas la barrière de la langue. Quand t’as 17 ans et que tu te retrouves en Roumanie, ça devient plus compliqué. « Une barrière pas non plus palpable en Flandres.

UNE IMAGE DEVENUE MEILLEURE

Avec une adaptation facile et rapide, le choix devient logique.  » Je préfère mettre un joueur en Belgique plutôt qu’en Ligue 2 « , dit Maarek.  » Le niveau et l’exposition sont meilleurs. Je crois beaucoup en la Belgique. La formation est très bonne, donc les meilleurs recruteurs sont au bord des terrains.  »

Et les agents français aussi. Ces derniers n’ont plus besoin d’obtenir l’autorisation de travailler avec un collègue belge pour faire leur business dans le Royaume, ce qui facilite les échanges. A l’inverse des agents belges en France. Là, ils passent plutôt par le même intermédiaire. Sur les  » 75  » transfuges,  » entre 50 et 70 %  » ont été réalisés, selon ses dires, par Mogi Bayat.

Et s’ils ne comprennent pas tous la formule des play-offs, les Français commencent à s’intéresser à notre championnat. Perbet :  » Quand je suis parti de France, l’image du foot belge y était catastrophique. On n’en parlait pas. Depuis quelques années, ça change. Tout Français qui vient ici maintenant sait où il met les pieds.  »

Et il sait aussi qu’il va pouvoir les utiliser pour rebondir.  » Je ne connaissais pas la Belgique mais c’est vraiment plus facile de se faire remarquer ici « , assure Yohan Boli, fils de Roger, neveu de Basile et proche de Wagneau Eloi, passé par La Louvière et Roulers. Une bonne base pour un premier exercice dans l’élite avec Saint-Trond.  » En trois, quatre bons matches, on est déjà dans une autre dimension. Tu peux vite te retrouver en Allemagne ou en Italie.  »

UN TREMPLIN IDÉAL

Fatalement, la Belgique conserve son éternelle étiquette de  » tremplin « . Elle permet à de nombreux joueurs végétant dans les divisions inférieures françaises de lancer une carrière. Seule une infime partie des  » 75  » proviennent directement de Ligue 1. Arrivé en 2010 de Belfort (CFA), William Dutoit est désormais l’un des meilleurs gardiens du Royaume.

Alors qu’il aurait pu signer chez un Mouscron en faillite, il choisit de répéter ses gammes du côté de Dour.  » Quand j’ai vu les infrastructures de Boussu… J’ai cru que ça allait être comme la Ligue 2 française « , rigole- t-il.  » Quelques joueurs de l’effectif m’ont dit : ‘Tu vas voir, tu vas prendre beaucoup de plaisir, mais à l’extérieur‘.  »

Parti de Lens trop tôt, le Ch’ti est quand même fier d’avoir franchi le pas.  » Si j’étais resté en France, j’aurais continué quatre ans en CFA. Je n’aurais jamais connu la D1. Maintenant, les clubs français s’intéressent à moi.  » C’est Reims, encore, qui pousse pour le recruter l’hiver dernier.

Plus grande, plus sélectrice, la France possède un système de formation qui laisse beaucoup de déçus sur le bas-côté. Une aubaine pour les clubs belges qui récupèrent des jeunes talents bien formés. Autre Canari, Yvan Erichot est passé de la réserve monégasque au statut de titulaire à Saint-Trond en six mois, mis dans un Thalys en 2013 par Roger Henrotay.

DE L’AMBIANCE, MÊME EN D2

Pareil pour Boli. Formé à Lens, passé par Avion (CFA) et Sedan B, il débarque la même année à Roulers par l’intermédiaire de Didier Frenay. Mais son contrat est cassé pour une histoire de carte essence. Suivent des essais à l’Antwerp, en D2 néerlandaise et en Turquie. Sans succès. Boli rejoint alors Verviers (D3), à une condition : pas d’argent au club, donc pas de salaire. Deal. En 21 matches, Boli score 23 fois.

 » Mis à part en CFA, je n’avais rien et je ne voulais pas y retourner. C’est trop compliqué. Je disais à ma copine que j’allais signer à Saint-Trond, parce que c’était pas loin. Mais c’était vraiment pour rire…  » C’était sans compter sur la présence de Yannick Ferrera en tribune.

 » Je préfère jouer dans un top-club en Belgique que dans une équipe moyenne en France.  » William Dutoit est clair. La France intéresse moins ceux qui évoluent à l’étranger, qui ne se voient pas redescendre d’un échelon. Surtout pour des rencontres sans relief et dans des stades rarement pleins.  » C’est quand même plus motivant de jouer le titre, de se battre pour des trophées et pas pour le maintien toutes les saisons. C’est aussi bon pour la confiance « , continue Dutoit.

 » En CFA, j’ai fait des matches où il n’y avait pas de supporters, même pas de tribunes. Ici, tu vois que même en D2, il peut y avoir des grosses ambiances, comme à l’Antwerp.  » Là où la France apprécie le foot, la Belgique le vit. Chaque patelin, chaque quartier possède son agora. Des groupes de supporters ambiancent les provinciales, quand l’atmosphère s’étiole dès la L2 de l’autre côté de la frontière, à l’exception de Strasbourg en National.

DES VUES SUR L’EUROPE

L’Alsace, d’où, après six mois compliqués, Perbet a choisi de faire le grand saut vers Charleroi. En 2007.  » Quand t’as 22-23 ans et que t’es encore dans les divisions inférieures, c’est qu’il y a un peut-être un souci. Je ne voulais pas avoir l’étiquette du jeune qui a bourlingué entre Ligue 2 et National. J’ai été agréablement surpris. Il y avait du monde et des gros matches contre Bruges, Anderlecht, le Standard… Quand t’es habitué à 3000 personnes en L2, ça change. Au début, je pensais juste faire 6 mois et revenir à Strasbourg…  »

Mais Perbet devient Perbut. Au point d’être cité par Laurent Blanc comme potentiel buteur français pour l’EURO 2012. Neuvième à l’indice UEFA, derrière l’Ukraine et la Russie, la Pro League ne devrait-elle plus rougir de sa cousine française, sixième ?  » Je compare la Pro League à la Ligue 1 « , avance Yohan Croizet, net.  » Ici, il y a quatre ou cinq grosses équipes qui joueraient leur rôle en France. Pour le reste, ils le joueraient facilement en Ligue 2 où les stades ne sont pas souvent remplis. En Belgique, il y a plus de ferveur. Louvain, c’est une petite ville mais le stade est tout le temps quasi-comble. Les supporters sont plus présents qu’en France.  »

Un second couteau en France a tous les moyens de réussir en Belgique. Et la chance, aussi, de pouvoir jouer l’Europe. S’il est revenu à l’anonymat de la Ligue 2 à Sochaux, Raphaël Caceres avait connu le maintien dans l’antichambre avec Arles-Avignon, avant de connaître, dans la foulée, la C3 avec Zulte. Indésirable à Nantes, Adrien Trebel est devenu la plaque tournante et le capitaine du Standard. Jonathan Maarek :  » Certains clubs belges concurrencent sans aucun problème les meilleurs clubs français, exception faite du PSG, que ce soit en termes de sportif, d’histoire, mais aussi de salaires.  »

DE MEILLEURES GARANTIES FINANCIÈRES

C’est le nerf de la guerre. Trebel gagne mieux sa vie en Belgique qu’en France, en plus d’être considéré ici comme un joueur phare, là-bas comme un joueur moyen. La France du foot connaît une crise financière certaine, ce qui fait d’elle un  » marché abordable  » (voir encadré), tandis que le jeu développé en Belgique reste moins restrictif. Xavier Mercier est passé du statut de  » bon joueur  » à Boulogne-sur-Mer en National à celui de dépositaire du jeu à Courtrai. Un constat plus flagrant pour Sofiane Hanni, délaissé à Nantes, adulé à Malines. En Belgique, les Français trouvent leur compte sur tous les plans : les supporters, le prestige, le jeu, l’argent.

Mehdi Bayat, qui a longtemps vécu en France avec son frère et agent Mogi, a forcément un avis :  » La grande différence entre la France et la Belgique, c’est que là-bas, les joueurs doivent payer leurs impôts. Ils reçoivent leur salaire en brut. Ce type de paiement joue beaucoup, pas mal de joueurs français se retrouvent en difficultés en fin d’année. Ici, c’est du net d’impôts puisqu’on leur prélève automatiquement ce qu’ils doivent. La majorité des bons joueurs français apprécient ce système.  » Délestés d’une tâche  » ingrate « , les joueurs bénéficient également du système d’assurance groupe. Une sorte de roue de secours assez rare dans le foot moderne.

Quand la Ligue 2 retombe financièrement, les montants griffonnés sur les contrats s’en ressentent forcément. Des deux côtés de la frontière.  » Ici, on est devenus de plus en plus pro, avec les droits TV, etc. En prenant tout ça en compte, on peut désormais offrir des meilleurs contrats qui dépassent largement ceux de la L2 « , se réjouit Selak.  » Un club moyen de Ligue 1 ne paye pas mieux qu’un club de Pro League. Il y a eu une forte baisse des salaires en France. Il y a 10, 15 ans, on venait chercher des troisièmes ou quatrièmes choix français. Aujourd’hui, on a au moins des seconds couteaux et leur qualité de formation est restée la même.  »

PLUS ENVIE DE PARTIR

La situation pécuniaire profite visiblement à tout le monde, puisque nos  » Francs belges  » ne considèrent plus nécessairement la Belgique comme un tremplin. Plutôt comme un pays où l’on s’épanouit avant tout.  » Avant Villarreal, je n’étais pas prêt mentalement de partir à l’étranger « , rembobine Perbet.  » Et finalement, même après Istanbul, la Belgique est toujours restée une évidence pour moi.  » Si Basaksehir ne lâche pas si facilement le joyau, c’est finalement Charleroi qui rafle la mise, après des tentatives de Levante, Las Palmas et l’Antwerp.

 » Maintenant, ma priorité est de rester en Belgique. Même si on sait jamais ce qu’il va se passer, j’aurai 32 ans à la fin de la saison.  » Même son de cloche chez Croizet :  » Je pourrais retourner en France mais je n’en vois pas l’intérêt. Je me suis bien intégré en Belgique et je suis assez connu maintenant. Quitter le pays, c’est pas l’idée. Je vais privilégier un club en Pro League. J’ai encore une marge de progression ici.  » En clair, on n’en a pas fini avec ces Frouzes…

PAR NICOLAS TAIANA – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Si j’étais resté en France, j’aurais continué quatre ans en CFA. Je n’aurais jamais connu la D1. Maintenant, les clubs français s’intéressent à moi.  » WILLIAM DUTOIT

 » En France les joueurs doivent payer leurs impôts. Pas mal d’entre eux se retrouvent en difficulté en fin d’année.  » MEHDI BAYAT

 » Il y a 15 ans, on venait chercher des troisièmes ou quatrièmes choix. Aujourd’hui, on a au moins des seconds couteaux.  » YURI SELAK

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