© Emilien Hofman

Soirées Erasmus

Il est possible de battre le Legia Varsovie, Cluj, l’APOEL Nicosie et de faire (au moins un peu) douter le Milan AC, le Betis et le FC Séville, le tout avec un public plutôt taiseux. Visite au F91 Dudelange, le premier club luxembourgeois en phase de poules de l’Europa League, pour la deuxième année consécutive.

Les spots du stade Josy Barthel éclairent une bonne partie du quartier du Belair, à quelques centaines de mètres du coeur historique de Luxembourg-ville. L’appel lumineux ne convainc pourtant pas beaucoup de fidèles et les programmes du jour foisonnent encore dans les bacs des distributeurs. Le seul vendeur d’écharpes, installé devant l’entrée principale, regarde passer des badauds désintéressés ou déjà pourvus d’un « schal » de Diddeleng (Dudelange en VO) tel que Henri, la septantaine et qui ne s’attend pas à une soirée de feu.  » C’est dans la nature des Luxembourgeois d’être très calmes « , sert-il, rompu aux soirées organisées au Barthel, seule enceinte répondant aux normes européennes.  » S’il n’y avait pas de spectateurs adverses, on n’entendrait pratiquement rien.  » Le citoyen luxembourgeois le reconnaît dans la foulée : l’ambiance n’est pas au top de ses priorités. Voir son club disputer l’Europa League constitue déjà une chance unique. Il y a un demi-siècle, Henri défendait les couleurs de l’Union Sportive Dudelange, un club de quartier cher aux ouvriers et en concurrence avec l’Alliance, le club des Italiens, et le Stade, qui recueillait le reste des supporters de la ville.  » Au début des années 90, les dirigeants ont décidé de se rassembler « , se souvient-il.  » Sans cette fusion, on n’aurait jamais connu ce que l’on vit actuellement. On ne parlerait même plus du foot à Dudelange.  » Encore moins du FC Séville.

Dudelange n’est pas un gros club en terme médiatique, mais il remporte pratiquement chaque année le titre depuis 2000, il y a donc un devoir de performance.  » Bertrand Crasson

L’imbroglio Ferrera

Quelques jours plus tôt, à l’entraînement du F91 Dudelange, nombreux sont les joueurs qui soufflent sur leurs mains en regrettant probablement d’avoir oublié leurs gants. En fond sonore, un orgue de barbarie tourne dans cette paisible agglomération du sud du pays. La séance se termine par un tournoi triangulaire disputé avec ardeur, au point de débattre de longues minutes sur la validité d’un but. Assis sur un petit banc au soleil, Romain Bevir sourit en voyant le niveau développé par un club qu’il a connu en Division 2 nationale.  » Nous gagnons beaucoup de titres depuis l’arrivée de Flavio Becca en 1999, mais les choses ont pris une autre ampleur en 2011 lorsque l’on a passé le premier tour de la Ligue des Champions en battant les Andorrans du FC Santa Coloma « , estime le secrétaire technique de l’équipe première, à la carrure de déménageur. L’année d’après, le F91 fait tomber le futur ogre du RB Salzbourg.  » Puis avec l’introduction du nouveau règlement de l’UEFA, on a pu être reversé en qualifications pour l’Europa League et on a profité de ce joker pour grandir.  »

Lorsque le rythme n’est pas assez soutenu, une des deux équipes est envoyée aux étirements par l’entraîneur principal, le revenant Bertrand Crasson, au demeurant très détendu lorsqu’il commente certains gris-gris de ses joueurs. Exilé en Thaïlande depuis 2012, il est revenu en Belgique l’été dernier pour obtenir sa licence d’entraîneur UEFA A.  » C’est un agent qui m’a mis en contact avec Dudelange pour devenir T2 « , retrace l’ancien Diable Rouge après l’entraînement, assis dans la salle des trophées du club, un paquet de biscuits à portée de mains. Les choses prennent alors rapidement une autre tournure : trois jours après son arrivée au Grand-Duché, Crasson est propulsé T1 à la place d’ Emilio Ferrera, à moitié viré, à moitié démissionnaire parce que  » ce n’était pas le projet qui m’avait été raconté au départ.  » Deux mois après les faits, le silence est toujours de mise à ce sujet dans les travées du stade Jos Nosbaum. Plusieurs sources prétendent que certains joueurs et membres du staff en avaient marre des critiques de l’entraîneur bruxellois, semble-t-il lié aujourd’hui à une clause qui l’empêche de dire la vérité sur son départ.

Arrivé comme T2, Bertrand Crasson  (à droite) a été propulsé T1 trois jours  après son entrée en fonction.
Arrivé comme T2, Bertrand Crasson (à droite) a été propulsé T1 trois jours après son entrée en fonction.© Emilien Hofman

 » Emilio pensait peut-être que j’allais le suivre, mais j’étais curieux : je venais d’arriver et c’était l’occasion de me faire une expérience en Europe « , poursuit Crasson, dont la mission démarre en force avec le premier déplacement d’Europa League à l’APOEL.  » Je ne connaissais pas très bien les joueurs donc je n’ai pas beaucoup modifié l’ossature et on a empoché une victoire tombée du ciel. On a battu une équipe qui avait tenu l’Ajax Amsterdam en échec quelques semaines plus tôt.  » Une performance de haut vol pour un club renforcé par 24 joueurs à l’intersaison et déserté par 27 autres, dont six partis pour l’Excelsior Virton – une de quatre autres propriétés de Flavio Becca – avec l’entraîneur Dino Topmöller.  » La D1B belge est professionnelle, un niveau que la plupart des joueurs partis n’avaient jamais connu « , justifie Romain Bevir. Étonnant quand, dans le même temps, 12 footballeurs belges rejoignent justement Dudelange avec l’Europa League en tête.

 » Certains ont dit que j’allais m’enterrer  »

Longtemps cantonné aux divisions inférieures du football belge, Charles Morren a gravi les échelons jusqu’à devenir capitaine de l’Union Saint-Gilloise en Proximus League. Un parcours honorable qui lui a toutefois rarement donné l’occasion de disputer des matchs de gala. En ce début novembre, le milieu défensif croise le fer avec la ligne médiane du FC Séville, quintuple vainqueur de l’Europa League entre 2006 et 2016.  » Au début, ça fait peur de venir au Luxembourg : on ne connaît pas le championnat donc on ne sait pas à quel niveau s’attendre « , témoigne Morren.  » C’est forcément le challenge de l’Europa League qui m’a convaincu de signer ici.  » La décision de rejoindre le Grand-Duché ne fait en effet pas souvent l’unanimité dans l’entourage des joueurs.  » Quand j’ai signé mon contrat, certains de mes proches m’ont dit que j’allais venir m’enterrer ici « , éclaire l’ailier Antoine Bernier, prêté par l’Antwerp et complété par Kobe Cools, défenseur formé à Anderlecht.  » C’est certain que Dudelange représente un tremplin pour nous. On a d’autres ambitions et si on peut vivre une expérience plus haut, on le fera.  »

En attendant, il y a toujours ce pied de nez aux sceptiques : le succès face l’APOEL lors de l’ouverture de l’Europa League cette saison est le premier d’un club luxembourgeois dans la compétition… alors que Dudelange a le plus petit budget de toutes les formations engagées.  » Au début, on a favorisé l’Europe et c’était parfois difficile de trouver de la motivation lorsque l’on venait de se frotter au très haut niveau et qu’on retrouvait le championnat qui équivaut au fond de la D1B belge « , confesse Charles Morren.  » Aujourd’hui, on a compris que ça faisait partie du boulot et si on veut revivre ce genre de soirées européennes, c’est uniquement par le championnat que ça passe.  » Début décembre, Dudelange est à la traîne, cinquième et à 11 points de la première place occupée par l’Union Titus Pétange.

L’Anderlecht du Grand-Duché

 » Dudelange n’est pas un gros club en terme médiatique, mais il remporte pratiquement chaque année le titre depuis 2000, il y a donc un devoir de performance « , glisse Crasson avant de se lancer dans le jeu des comparaisons.  » C’est un peu comme à Anderlecht : on est attendu chaque week-end. Lors des deux rencontres que l’on a perdues en championnat cette saison, j’ai vu de grosses scènes de liesse chez l’adversaire : ils venaient de gagner le match de l’année.  » Détenteur de 22 trophées nationaux – tous acquis après 2000 – le F91 Dudelange n’est pourtant pas une structure entièrement professionnelle. Les joueurs sont certes bien encadrés, disposent d’un avion privé pour les déplacements européens et sont accompagnés de deux cuisiniers professionnels, mais au-delà de certains joueurs et du staff, seules deux personnes sont sous contrat. La majorité des footballeurs luxembourgeois ont un travail – parfois simplement officiel – ce qui offre au noyau notamment un clerc de notaire, un facteur et un futur gestionnaire financier du Ministère de la Famille et de l’intégration : le gardien Joé Frising.

Charles Morren (à gauche) a été convaincu de rejoindre Dudelange par le challenge que représentait l'Europa League.
Charles Morren (à gauche) a été convaincu de rejoindre Dudelange par le challenge que représentait l’Europa League.© Emilien Hofman

Formé à Rodange, il évolue à Dudelange depuis 2017 et vient tout juste de rejoindre le Ministère après quelques mois passés dans un service de location de bus. La saison dernière, Frising a fait beaucoup de sacrifices pour faire partie de l’équipe en multipliant les allers-retours Dudelange-Särrebruck où il terminait ses études économiques.  » C’est plus compliqué cette année « , confesse-t-il.  » Je suis au boulot lors des séances du matin donc je ne m’entraîne pas souvent. Je m’entretiens en individuel et lors des séances de 18 h, mais je comprends que le coach veuille passer un cap de professionnalisme.  » Rarement titulaire ces derniers temps, Frising (25 ans) possède un contrat amateur, mais caresse encore le rêve d’un jour passer pro. Sa prestation face au Milan AC l’an dernier en Europa League pourrait lui gonfler son CV. Parce que si le garçon affirme ne jamais avoir eu de contacts directs dans la foulée, Leonardo en personne s’est rendu dans les vestiaires pour se renseigner sur le gardien.  » Il a quelques kilos en trop pour le moment, mais il a le talent pour évoluer dans un club du niveau de La Gantoise « , assure Crasson.  » Et pas dans trois saisons : demain !  » Un premier certificat médical au Ministère en vue ?

L’après Becca ?

Comme prévu, l’ambiance du Josy Barthel est très calme. Quelques dizaines de supporters sévillans chantent en permanence, mais ne célèbrent pas les goals, qui s’enchaînent, avec la ferveur d’usage. Le premier chant  » Diddelenge  » retentit timidement à la 24e minute dans la tribune principale. La quiétude ambiante fait louper la deuxième réalisation espagnole à une supportrice anglophone probablement novice des stades. Deux buts plus tard, son voisin sourit.  » C’est une expérience intéressante « , répond la jeune femme. Balayés 0-4 avant la pause, les Luxembourgeois offrent un joli baroud d’honneur pour « remporter » la seconde période 2-1 et même faire rugir l’assemblée sur quelques beaux mouvements collectifs et individuels. À la sortie du stade, Flavio Becca traverse la foule sans être interpellé une seule fois. Très discret dans les médias, l’argentier du club déploie sa forte personnalité une fois en petit comité.  » Il est du genre à regarder ce que tu manges pendant les repas d’équipe et te dire s’il trouve que tu mets trop de sel « , se marre Bertrand Crasson.  » Il a certainement une idée derrière la tête avec ses différents autres clubs (Virton, Kaiserslautern et Hesperange, ndlr) et son écurie Leopard Racing, tout juste championne du monde en moto 3, mais je ne pense pas que Dudelange va disparaître.  » Il y a quelques mois, Flavio Becca a annoncé son intention de se désengager progressivement du F91. De quoi plonger Romain Bevir et le comité dans le flou.  » Le conseil d’administration a créé un groupe de travail ad hoc pour se préparer à l’éventuel départ de Flavio « , martèle le secrétaire technique.  » Il est possible que l’on ne puisse plus jouer l’Europe dans un futur proche. Mais d’un autre côté, les bons succès actuels incitent à l’optimisme : on espère pouvoir rester compétitif.  »

En conférence de presse, le coach sévillan Julen Lopetegui loue la combativité de ses adversaires et s’offre le luxe de répondre directement à une question en français. De quoi déstabiliser le traducteur… qui répète ce qu’achève de dire l’ancien sélectionneur espagnol. Malgré la défaite, Dudelange n’est alors qu’à un point d’une place qualificative pour le deuxième tour.  » On est passé de l’euphorie de la première victoire luxembourgeoise à une situation dans laquelle on se dit « Pourquoi pas ? !  » « , glisse Crasson. Devant le stade Josy Barthel, les mines sont plutôt réjouies mais fin novembre, la défaite (0-2) face à l’APOEL viendra mettre un terme aux rêves luxos. Avec ses cheveux bouclés et entre quelques mots de luxembourgeois, René se fait porte-parole des supporters dudelangeois.  » Si les sponsors se retirent, on redeviendra une équipe comme les autres. Personne n’est naïf : on a conscience de la chance que l’on a aujourd’hui.  » Une chance dont ils espèrent bénéficier pour décrocher un bon résultat à Qarabag ce jeudi pour le dernier match de la campagne européenne… avant l’année prochaine ?

La Belge attitude

Ils sont huit à peupler le noyau du F91 Dudelange. Le gardien Ilias Moutha-Sebtaoui, les défenseurs Mohamed Bouchouari et Kobe Cools, les médians Idriss Foudil Bouchentouf, Sabir Bougrine, Thibault Lesquoy et Charles Morren ainsi que l’ailier Antoine Bernier. Ancien produit d’Anderlecht, ce dernier réussit jusqu’ici un impressionnant parcours européen avec deux buts et deux passes décisives.  » Bernier a un démarrage et une vitesse de pointe qui peuvent tuer n’importe quel défenseur, que ce soit dans le championnat belge ou même espagnol « , estime son T1 Bertrand Crasson.  » Parfois trop gentil, il a besoin de faire une saison complète puis il pourra rejoindre un grand club.  »

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