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Singing in the Rain

Il y eut d’abord Louis, le trompettiste. Suivi par Neil, le premier astronaute sur la lune. Mais en 1993, c’est un autre Armstrong qui a surpris le monde. A vélo ce coup-ci. Âgé de 23 ans, le jeune Lance a glané le maillot arc-en-ciel sous une pluie battante à Oslo. Rétro avant le second Mondial en Norvège, ce dimanche à Bergen.

Encore 700 mètres. Il regarde autour de lui. Personne. Un peu plus loin, il tourne encore la tête. Toujours personne. La victoire est acquise et à 400 mètres de l’arrivée, Lance Armstrong triomphe. Il envoie des baisers au public, pointe l’index vers le ciel, déploie ses bras comme un albatros. C’est tout juste s’il ne chante et ne danse pas sous la pluie, comme un Gene Kelly à vélo. Tout le monde critique sa démonstration :  » arrogant, effronté…  » Le Texan s’en fiche :  » Pourquoi devrais-je me justifier ? J’agis à l’instinct. Je n’ai même pas réfléchi à mes gestes. D’ailleurs, ce genre de spectacle n’est-il pas inhérent au sport ?  »

Sa fête et sa réponse illustrent la manière dont Lance Armstrong a intégré le peloton professionnel un an plus tôt, en août 1992. En cow-boy sûr de lui, grossier, un gars aux joues rondes, au cou de taureau et au torse de nageur. Un analphabète de la course qui se moque des alliances, de l’étiquette et des traditions du microcosme cycliste. Un jeune superman surprenant, rafraîchissant, doté d’un corps fantastique et d’une terrible rage de vaincre. Obsédé par la volonté de devenir un champion et de gagner le plus d’argent possible.

Âgé de vingt ans, Armstrong affiche cette détermination dès ses premières semaines. Il est dernier de la Clasica San Sebastian, à 27 minutes du vainqueur, Raul Alcala et à onze minutes de l’avant-dernier. Il est épuisé mais il a refusé d’abandonner. Deux semaines plus tard, il dévoile son talent exceptionnel en terminant deuxième du championnat de Zurich, à 15 secondes de Viatsheslav Jekimov.

La saison suivante, l’Américain déploie ses ailes. Il est neuvième de Paris-Nice, après avoir lancé des attaques chaque jour, il remporte le titre américain et trois courses du Triple Crown, ce qui lui rapporte la somme d’un million de dollars, inédite en cyclisme. Il a payé d’autres coureurs pour leur collaboration.

Armstrong remporte aussi sa première victoire d’étape au Tour de France, à Verdun. Le Texan, l’assurance personnifiée, l’avait d’ailleurs annoncé à son directeur d’équipe chez Motorola, Hennie Kuiper. Ensuite, tout naturellement, il déclare :  » Moi, un deuxième Greg LeMond ? Non, je suis le premier Lance Armstrong.  »

Un phénomène physique

Ce succès d’étape confirme ce que Motorola savait depuis longtemps : l’ancien triathlète est un phénomène. Sur le plan physique, il fait partie des cinq meilleurs pourcentages de tous les sportifs US. Le médecin de l’équipe, Max Testa, maintenant coach de Greg Van Avermaet chez BMC, et le manager de Motorola, Jim Ochowicz, le grand patron de BMC, insistent, après le Tour – où ils ont forcé Armstrong à abandonner, afin de ne pas le brûler -, pour qu’il se prépare au Mondial d’Oslo, fin août.  » Il peut devenir Champion du monde « , comprennent-ils, tout en étant vaguement inquiets :  » Imaginez que Lance enlève le titre à 21 ans. Que va-t-il subir ?  »

Testa soumet l’Américain à un schéma d’entraînement strict, au lac de Côme, son port d’attache en Europe. Il s’agit d’améliorer son explosivité et son endurance, en prévision d’une course de six heures.  » Quand je sifflais, Lance devait sprinter le plus durement possible en côte.  » Ces séances portent déjà leurs fruits durant les courses de Coupe du Monde en août : Armstrong est parmi les meilleurs au championnat de Zurich mais il court comme un poulet sans tête et termine seulement 14e. Le cow-boy doit retenir la leçon pour le Mondial, répètent Ochowicz et Kuiper. Armstrong, lui, dit :  » Même quand je fais des commissions, je sprinte jusqu’au magasin.  » La devise pour Oslo : rouler attentivement en tête mais attendre, patienter. Pour frapper dans les deux derniers tours.

La semaine précédant le Mondial est axée sur la concentration. L’Américain s’astreint en solitaire à une ultime séance monstrueuse de 240 kilomètres. Toutes les heures, il consomme un coca et un snickers – à l’époque, ce sont ses aliments sportifs -. Le Texan bénéficie d’un push mental de plus le matin de la course, quand la pluie se déverse sur la Norvège. Elle durera toute la journée. L’Américain adore ce genre de temps, comme sa future carrière au Tour le montrera. Rappelez-vous ses raids vers Sestrière et Hautacam. Ses rivaux, eux, ont le moral dans les chaussettes.

En plus, on a posé une nouvelle couche d’asphalte sur les 18,4 kilomètres du circuit, ce qui rend le parcours encore plus glissant sous la pluie, surtout dans les descentes de Ryenberg et Ekeberg. Dès le premier tour, c’est comme si une énorme balle de bowling avait été projetée dans le peloton. Beaucoup de coureurs chutent, notamment deux Italiens grandissimes favoris, MorenoArgentin et MaurizioFondriest. Gianni Bugno, le tenant du titre, fin pilote, s’arrête même pour faire dégonfler légèrement ses pneus. Plus tard, découragé, il abandonnera. Armstrong tâte à l’une ou l’autre reprise de l’asphalte mais ses coéquipiers l’aident chaque fois à réintégrer le peloton sans perdre trop d’énergie.

Un fin tacticien

66 des 170 participants franchiront la ligne d’arrivée. Claudio Chiappucci allume la finale. Gérard Rué et Frans Maassen le rejoignent, suivis par Miguel Indurain, et, de plus loin, par Armstrong, Olaf Ludwig, Bjarne Riis, Dag-Otto Lauritzen, Andreï Tchmil et Marco Giovanetti. Dix hommes sont en tête dans le dernier tour, sans un seul Belge. Notre chef de file, Johan Museeuw, lauréat du Tour des Flandres quelques mois plus tôt, sent le danger et opère la jonction.

Juste avant cet ultime tour, Lauritzen, le héros local, et Maassen accélèrent. Quand le Norvégien lâche le Néerlandais dans le Ryenberg, Armstrong saisit enfin sa chance, en profitant de la passivité de ses poursuivants.  » Je savais que je devais y aller à ce moment-là « , dit-il. De fait, il a retenu la leçon tactique de Kuiper et Ochowicz. Au sommet, Armstrong et Maassen rejoignent Lauritzen. Devant eux, une descente glissante avant la dernière montée, l’Ekeberg. Armstrong s’y enfonce comme un skieur sur roues.  » J’ai regardé autour de moi au début de la montée. Ne voyant personne, j’y suis allé à fond mais je ne savais plus très bien si j’étais dans le dernier ou l’avant-dernier tour. En regardant mon compteur, j’ai vu que j’avais parcouru 250 kilomètres. Il m’en restait sept. J’ai commencé à y croire.  »

Le Texan accroît son avance de dix à vingt secondes dans la descente menant à l’arrivée. Johan Museeuw demande à Tchmil, son coéquipier chez GB-MG, de combler le trou mais celui-ci refuse.  » Je roule pour la Moldavie  » s’offusque-t-il. Il n’en va pas moins à l’encontre des directives de Patrick Lefevere, le directeur sportif de GB-MG, qui a rappelé leurs devoirs à ses coureurs. Tchmil, qui a rêvé toute la saison d’être leader, en vain, a déjà signé chez Lotto. Son refus marque le début d’une longue guerre froide entre Museeuw et lui. Le Belge voit la victoire lui échapper mais aussi la deuxième place quand il lance son sprint à 350 mètres de l’arrivée puis cale. Indurain et Ludwig le dépassent in extremis et Tchmil est sixième…

Armstrong, à ce moment-là, a déjà commencé à fêter son titre. Il est le troisième plus jeune Champion du monde. A 21 ans, onze mois et onze jours, il est un rien plus âgé que les Belges Karel Kaers (1934) et Jempi Monseré (1970). 50 mètres après la ligne, il tombe dans les bras de sa mère Linda. Pendant six heures, sans bouger, elle a fixé l’écran géant installé à l’arrivée, avec une surprise croissante et beaucoup d’émotion.  » Autant qu’à la naissance de Lance  » souligne-t-elle.

Sur le podium, le maillot arc-en-ciel tendu sur son large torse, Armstrong pense à sa jeunesse, quand il regardait les Jeux olympiques en rêvant de monter sur la plus haute marche. Il se rappelle aussi le chemin difficilement accompli, comme fils d’une mère adolescente et seule, qui a dû trimer pour lui offrir une existence décente. Elle est d’ailleurs le grand sujet de la conférence de presse.  » Ma mère est mon amie, mon coach, ma soigneuse, mon chauffeur. Elle est tout. Thanks, mom « .

Au fond de la salle, Linda essuie une larme pendant que Lance divertit la presse internationale, intarissable. On le compare de nouveau à Greg LeMond, sacré champion du monde en 1983, à 22 ans, et triple vainqueur du Tour.  » Mon ordinateur ne comporte pas de programme LeMond. J’en ai concocté un « , rétorque Armstrong, réfutant tout parallèle. Il est tout aussi clair sur son avenir.  » Je ne peux pas gagner le Tour. Je suis trop lourd et trop offensif. Je ne peux pas doser mes efforts pendant trois semaines. Je vise plutôt un palmarès à la Sean Kelly, avec beaucoup de succès dans les classiques.  »

Avec Mom chez le Roi

A l’issue de la conférence de presse, l’amour que porte Armstrong à sa mère est encore plus marqué. Un représentant du roi HaraldV s’adresse à Max Testa, le médecin de l’équipe. Le roi de Norvège est un passionné de cyclisme. Il a suivi la course de la tribune, avec la reine Beatrix des Pays-Bas et le roi Juan Carlos d’Espagne. Il souhaite féliciter le lauréat. Armstrong répond :  » OK, si ma mère m’accompagne.  »

Le représentant du souverain refuse et l’Américain campe sur ses positions.  » It’s me and my mom, or nothing…  » Sans réaliser que du sang norvégien coule dans ses veines puisque ses arrière-grands-parents Martin et Marie Gunderson ont émigré de Scandinavie au 19e siècle.

Le représentant revient peu après : Armstrong et sa mère sont les bienvenus. Bien qu’il soit quelque peu nerveux, le jeune Lance salue Harald V sans tact :  » Hi, King ! « . Puis il le remercie pour son intérêt et ajoute qu’il reviendra un jour à Oslo.  » C’est une belle ville et il est agréable d’y rouler à vélo. De préférence quand il ne pleut pas.  »

C’est aussi une ville propice à la fête. Les Américains organisent une fameuse soirée à leur hôtel. Quel contraste avec le camp belge, dans le même établissement ! L’échec de Museeuw suscite une profonde déception. Plus tard dans la nuit, le Belge et le Texan se rencontrent dans un bar de la capitale. Ils bavardent et descendent quelques bières.

Ensuite, il verra un autre Belge. Michel Wuyts, journaliste de ce qui s’appelait alors la BRT, rentre à son hôtel quand il aperçoit un jeune homme au T-shirt trempé, assis sur un banc dans un parc : c’est Lance Armstrong.  » On va vite te coller l’étiquette de big champion » , le complimente-t-il. Le coureur, le regard vide mais la voix ferme, répond :  » Non, pas du tout. J’ai encore beaucoup à apprendre. Je suis encore un enfant.  »

Un garçon banal de 21 ans, qui a enfilé le maillot arc-en-ciel l’après-midi pour se défaire de son masque d’ambition pendant la nuit. Une ambition sans frein qui va le muer, six ans après, en tricheur, en menteur et en dopé, en homme qui ne recule devant rien pour gagner. Malgré son cancer des testicules, il est prêt à tout pour réaliser son rêve de jeunesse dans une autre course : entendre l’hymne américain au Tour. Il y est finalement parvenu à sept reprises. Mais à quel prix ?

PAR JONAS CRETEUR – PHOTOS BELGAIMAGE

Sur le podium, Armstrong pense à sa jeunesse, quand il rêvait de monter sur la plus haute marche aux Jeux.

 » Je ne peux pas gagner le Tour. Je suis trop lourd et trop offensif.  » – Lance Armstrong

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