Shooter pour vivre

Juillet. Soirée. Ma terrasse à l’ouest. Le soleil flemmarde avant d’aller au pieu, moi aussi. Soleil orange, dilué, plaisant, comme un pétard sans pétard. Même si, rapport au solstice du 21 juin, ça fait déjà trois semaines que les jours se mêlent de raccourcir. Pourquoi l’été commence-t-il officiellement le jour où les jours se remettent à diminuer officiellement ? C’est nul. C’est une preuve de l’ignorance de Dieu. Mais je m’en fiche. Farniente. Je feuillette la gazette. Même pas les pages de foot. D’ailleurs, c’est calme plat pour le foot des gazettes. Même votre Foot Mag vient de prendre une semaine de vacances, c’est vous dire. Gazette, donc. J’y musarde dans les pages des événements du monde. Ou plutôt des merdes du monde. Car les pages ne causent guère que des saloperies qui se sont passées ou qui pendent au nez. Je happe les titres et les images. Histoire de savoir en gros à quel endroit du monde le monde ne tourne pas rond. Faut se tenir au courant un minimum. Y’a pas que le foot dans la vie. Et voilà que je tombe sur cette photo…

Plus exactement, mon £il tombe sur un ballon de foot, à un endroit où mon £il ne s’y attendait pas. Un ballon de foot, que deux gars se disputent. Opposition criante de vérité footballistique, c’est un vrai duel. Et opposition banale, les médias offrent quotidiennement aux footeux des flopées de clichés similaires. Sauf que l’article ne cause pas de foot. Sauf que les deux gars ne font que deux jambes à eux deux. L’article évoque le procès, à La Haye, de l’ex-président du Liberia Charles Taylor, jugé pour crimes de guerre durant les dix ans (1991-2001) que dura la guerre civile en Sierra Leone : 100 à 200.000 morts et des milliers d’amputés, par mines antipersonnel, manque de premiers soins après blessures par balle, ou torture à coups de machette-que-veux-tu. La photo n’est pas neuve, elle illustre : sa légende dit que les victimes tentent de revivre. La photo laisse entendre que le foot les y aide.

Photo qui bouleverse. Photo qui mérite la double page centrale de Foot Mag, à punaiser dans les buvettes. Photo-leçon. Elle nous ramène les pieds sur terre, à nous qui avons la chance d’en avoir toujours deux… Elle nous dit la toute-puissance basique d’un sport merveilleux. Elle nous rend penauds de nous y passionner pour autre chose que le jeu, pour les Porsche des uns, les WAGS des autres et le pognon qui suinte de toutes les infos. Voilà des gars qui s’efforcent d’oublier l’horreur : celle subie et celle commise… car il y a eu des amputeurs parmi ces amputés, Barbara, Barbara, quelle connerie la guerre ! Et si le sport est rédempteur (Dieu, fais que ce soit vrai, malgré ton ignorance), il existe des tas de sports pour tenter d’oublier, avec ce qu’il te reste de viande valide : ping-pong, basket ou course en chaise, tir à l’arc, bodybuilding, pétanque, que sais-je encore…

Rien de tout ça. Ils ont choisi le foot. Le seul sport pour lequel les trois trucs de base sont deux jambes et un ballon, et il leur manque une base ! Qu’importe, c’est le foot qu’ils voulaient. Retrouver la vie, c’était retrouver le foot. Les Sierra Léonais mutilés se sont organisés, ils ont appris qu’une Fédération internationale de foot amputéavait été créée à Seattle en 1985 (*), se sont aventurés en 2005 en Coupe du Monde (car elle existe !), ont organisé deux ans plus tard un premier tournoi africain. Et l’an dernier au Liberia, ce fut la première Coupe d’Afrique des Nations.

Le règlement est adapté (terrain et buts plus petits, souvent 6 contre 6)… mais c’est du foot ! Donc, faut pas croire : dès le moment où le ballon est, de l’avis de l’arbitre, intentionnellement touché avec béquille ou moignon, cela équivaut à hands, péno et tout le cirque ! C’est dire qu’on conteste, qu’on s’engueule et qu’on peut s’oublier : laisser traîner une béquille, surtout quand on en a deux à disposition, m’est avis que ça peut être tentant… Mais bon, le retour à la vie via le foot, ce n’est pas derechef le retour à la paix ou l’arrivée au paradis… N’empêche que c’est déjà ça et que notre foot, malgré toutes ses tares, est un fameux outil : ce sont des gars comme ça qui prouvent, à nous les valides, que nous ne sommes pas débiles de le trouver passionnant ! Pour le paradis, on verra plus tard, chaque chose en son temps. Pour moi, celui d’aller dormir, fait tout noir, le soleil s’est taillé. l

(*) http://www.worldamputeefootball.org/

par bernard jeunejean

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