Scout ou négrier?

« Je suis plus apprécié en Afrique qu’en Belgique », dit le manager sportif de Lokeren.

Lorsque Robert Waseige est à la recherche de candidats pour l’équipe nationale, il n’a pas besoin de se déplacer à Daknam. Lokeren n’évolue qu’avec des étrangers plus un seul Belge, Chris Janssens. Willy Verhoost, le manager sportif du club et ex-Mouscronnois, n’y voit qu’un inconvénient : une équipe ne suffit pas à satisfaire tous les talents qu’il importe d’Afrique. En revanche, il peut les exporter à son tour. Willy Verhoost évoque ses pousses noires.

Comment est-il possible que Lokeren n’aligne qu’un seul Belge?

Willy Verhoost : Combien de clubs n’ont-ils pas annoncé qu’ils allaient « acheter Belge », au début de la saison? Après quelques mois, je constate qu’ils sont menacés de relégation et qu’ils procèdent en toute hâte à des achats. Et ce ne sont que des étrangers. Au moins, nous, nous avons une gestion clairement définie.

Est-il devenu impossible de former une bonne équipe avec des Belges?

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bons éléments belges mais ils sont devenus impayables. Quand on en a un, on l’engage à long terme. Il est urgent qu’on se préoccupe à nouveau de la formation des jeunes. Nous y travaillons d’ailleurs sérieusement mais sans illusions: les grands clubs vous piquent tous les jeunes de talent avant même que vous ayiez pu leur offrir un contrat légal. Même Anderlecht se plaint de perdre ses meilleurs jeunes au profit de clubs étrangers. Tout le monde se demande si investir de l’argent dans la formation des jeunes en vaut encore la peine. Tant qu’un règlement n’interdira pas aux clubs de transférer des jeunes avant l’âge de seize ou dix-huit ans, je crains que la majorité des clubs ne considère plus les équipes de jeunes que du point de vue social.

Ça ne présage rien de bon pour le football belge.

C’est pourtant la triste réalité. Combien de jeunes émergent-ils encore? A Mouscron, grâce aux superbes infrastructures des pouvoirs publics? A Anderlecht, qui a pourtant un des meilleurs formateurs, Franky Vercauteren? Et le Lierse, casse-t-il la baraque avec ses jeunes tant loués? Non, tout le monde achète. Le problème, c’est que les jeunes ont besoin d’un crédit de temps qu’on ne leur octroie pas. Ils doivent atteindre un bon rendement car la survie de leur club est en jeu. Je n’ai absolument rien contre les Belges mais les gens veulent le beurre et l’argent du beurre : nous devons respecter notre budget tout en produisant un spectacle valable et en obtenant des résultats!

Avec une assistance moyenne de cinq à six mille personnes, Lokeren a chaque année un déficit d’exploitation de 20 à 25 millions. Et les fusions sont nécessaires mais tout le monde y est opposé, y compris les communes. Que faut-il faire, alors? Enrôler de bons joueurs bon marché et en vendre un à bon prix, régulièrement. Si vous avez des ambitions, vous n’avez pas d’autre solution.

Pourquoi des Africains, en majorité?

Ils présentent la meilleure qualité. Les jeunes Africains n’ont que le football. Ils tapent dans un ballon dès qu’ils savent marcher. En plus, ils sont rapides et ont une bonne condition physique. Ils n’ont généralement pas de moyen de transport, donc, ils doivent se déplacer à pied. Tout le monde joue au football, en Afrique. Vous avez un choix de vingt millions de joueurs. Ici, vous devez faire votre choix entre vingt mille joueurs et encore bien entre un Wallon et un Flamand. Et puis, attention : à Courtrai, pas question d’enrôler un Anversois. A quoi jouons-nous? Dès qu’un espoir émerge en Belgique, il est suivi par tout le pays.

Le football africain, intuitif, ne correspond guère au rationnalisme européen. Ça ne cause pas de problèmes?

En effet, tactiquement, ces jeunes ne sont nulle part. Ils ont l’habitude d’évoluer dans un registre très libre et ça cause problème quand ils débarquent. Mais le jour où l’Afrique disposera de grands entraîneurs européens, qui doteront les joueurs d’un esprit collectif en tenant compte de leurs immenses qualités individuelles, vous verrez! Les entraîneurs européens sont très convoités mais ils n’ont guère envie de s’expatrier là-bas à cause des mauvaises conditions de travail et de l’incertitude qui plane sur la perception de leur salaire. Quels entraîneurs vont en Afrique?

Des célibataires, des aventuriers, des opportunistes?

(Il rit) Je sais seulement qui m’appelle et réclame de l’argent pour les joueurs que nous y enrôlons. René Taelman, par exemple. Il m’a dit que je devais payer autant pour le transfert de Youla. Oubliez ça. Evidemment, Verhoost est le mauvais…

Anderlecht a déboursé 67 millions pour Aruna Dindane, Genk 43 pour Zokora. Combien payez-vous pour vos Africains?

Aruna et Zokora viennent d’ASEC Abidjan. Ils sont des produits de l’école de l’entraîneur français Guillou, qui obtient des résultats fantastiques depuis six ans, grâce à la structure mise sur pied. Je ne m’occupe pas des grands clubs, je ne travaille pas davantage avec des managers et tous ces gens qui demandent beaucoup trop pour leurs services. Personne ne peut se faire de l’argent sur les joueurs que Verhoost transfère, vous comprenez?

Nous les engageons à moindre coût qu’Anderlecht. Lokeren ne peut se permettre de payer un joueur plus de dix millions. Il peut les engager à un moindre prix parce que j’ai souvent été en Afrique lors des dix-huit derniers mois, que je connais l’ensemble du marché et qu’entre-temps, nous avons déjà réalisé de gros investissements.

L’éclosion rapide de Souleymane Youla a été une bonne affaire pour nous. Bangoura, qui évolue comme lui en équipe nationale de Guinée, a immédiatement voulu nous rejoindre. Les joueurs savent qu’à Lokeren, ils seront bien traités, qu’ils y auront beaucoup plus de chances de jouer et de percer que dans un centre de formation français, où ils ont le statut d’apprenti jusqu’à l’âge de vingt-deux ans.

Lokeren collabore avec le FC Satellite Abidjan. En quoi cela consiste-il?

Le FC Satellite est né il y a deux ans. Il a été fondé par un ancien administrateur d’Africa Sport, un grand club. C’est un homme d’affaires dont j’ai fait la connaissance après le transfert de Dago et d’Aboua. Chaque année, nous faisons quelque chose pour lui, en lui offrant du matériel, par exemple, et en échange, nous pouvons choisir son meilleur joueur, sous certaines conditions. Son bénéfice lui permet de recruter des joueurs là-bas.

Les clubs africains obtiennent-ils une indemnité lorsque Lokeren revend ensuite un de leurs joueurs avec un bénéfice, comme dans le cas de Youla?

(Il rit) Ne croyez surtout pas que les Africains soient moins roués que les Européens en affaires. Le FC Satellite a été promu en D1, où il s’est directement implanté à la quatrième place. S’il parvient à terminer troisième, il disputera la Coupe d’Afrique. Notre collaboration n’en sera que plus profitable.

Quelle publicité orne les maillots du FC Satellite? Les pneus Lambrecht et Plastics Deschacht Belgium?

Devinez!

On peut supposer que vous vous appuyez sur Patrice Zéré et son manager Alfred Raoul. Il est à la source, en Afrique, et il a des connexions avec les ambassades et le fédérations.

Non, Raoul est certes le représentant de Zéré mais il n’est pas un manager. Il a des fonctions commerciales dans l’une ou l’autre entreprise à Paris. Par contre, il conseille tous nos Africains, financièrement et administrativement. Il a l’avantage d’être d’origine africaine tout en vivant à Paris depuis son enfance.

Nous avons la chance que Youla soit venu ici par son intermédiaire et que Zéré soit là. Patrice est en quelque sorte le père de nos Africains. Je pense qu’il leur est de bon conseil. Mais le maître du jeu n’est autre que Roger Lambrecht, notre président.

Parce qu’il allonge les billets nécessaires au bon moment?

(Il rit encore) Oui, il faut deux, trois ou quatre millions pour conclure rapidement une bonne affaire et il peut en effet les allonger.

Puisque Lokeren accueille en permanence une dizaine d’Africains, ils peuvent vivre d’après leur culture. Cela ne contrarie-t-il pas leur intégration et leur adaptation au football professionnel, dans une société qui s’appuie sur la concurrence?

N’oubliez pas qu’ils parlent tous français ou anglais. Il ne faut pas mettre tous les Africains dans le même panier. Selon qu’ils sont originaires du Congo, de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso ou du Togo, ils ont leurs propres coutumes, aussi différentes que celles qui existent entre les Européens, ou même entre un Belge et un Néerlandais. J’estime qu’il faut respecter leur culture. Mieux vaut les laisser chez eux que de vouloir les changer complètement. Il faut les épauler mais je m’en occupe tous les jours. Sinon, ça ne marche pas.

Ne vaut-il pas mieux qu’ils passent toute la journée au club?

Si. Ce n’est pas le cas à Lokeren et ce n’est pas bien. En Afrique, le football les occupe du matin au soir, pas de manière très intensive mais quand même. Là, ils n’ont pas de jour de congé, ni même de demi-journée. J’ai vu le programme de l’équipe nationale guinéenne: trois entraînements par jour. C’est pareil à l’ASEC Abidjan. Nous devons parvenir à les occuper toute la journée au club et les y ravitailler, évidemment. Car s’ils ne mangent pas au club, ils n’avalent rien. Ah si, des chips avec du coca.

Ils ne sortent que quand il fait chaud. S’il fait froid, ils dorment. Leurs sorties ne sont pas dérangeantes en soi mais le problème, c’est qu’ils rencontrent des illégaux et, soyons francs, qu’ils ont autant de filles qu’ils veulent et même plus. Apparemment, ils font de bons amants aux yeux des femmes belges aussi, pour l’une ou l’autre raison (il rit). Naturellement, je les connais. Je sais qui est intelligent, qui l’est moins, et j’en tiens compte. Mais nous n’avons pas de joueur qui sorte de la brousse. Lorsqu’ils débarquent à un âge encore tendre, entre dix-huit et vingt ans, l’idéal est de les héberger dans une maison ou un grand appartement, qui compte six chambres, sous la direction d’un concierge. Nous sommes en train d’arranger ça.

Quoi qu’ils gagnent, beaucoup de joueurs africains manquent souvent d’argent, le président l’a déjà avoué. Lokeren ne doit-il pas leur apprendre à le gérer?

Nous le faisons mais nous ne pouvons les transformer en Belges. Pour eux, l’argent est fait pour être dépensé. Charles Dago est un intellectuel. Il a fréquenté l’université. Mais sa devise, est : – Nous n’avons pas besoin d’argent pour vivre, nous n’en avons quand même jamais eu, avant. Ils ne sont pas tous comme ça. Zéré est différent. Il est propriétaire de plusieurs immeubles à Abidjan.

Il arrive qu’ils viennent me trouver parce qu’ils sont en difficulté, ils demandent un peu d’argent. Vous donnez quelque chose et le lendemain, vous les voyez avec une nouvelle ceinture de Versace et une chemise d’Armani. Vous leur dites : -Bon Dieu, épargnez un peu, comment est-ce possible! Ils vous répondent que l’argent n’est pas fait pour être économisé mais dépensé. Ils vivent au jour le jour, en disant simplement : -Tant que nous avons de l’argent, nous en profitons. Quand nous n’en avons plus, nous ne dépensons rien.

Le luxe leur permet évidemment d’obtenir un statut en Afrique. Au début, ils se contentent de choses simples mais ça change vite. Quand ils ont rendu visite à Youla à Anderlecht, qu’ils ont vu son appartement, son gsm, sa chaîne en or… Ceux qui retournent dans leur famille vont s’acheter des vêtements à Bruxelles la veille du départ : une belle ceinture, un pantalon élégant, des chaînes en or. Ils sont accueillis comme des héros chez eux.

Ils envoient de l’argent chez eux chaque mois, pour prouver qu’ils ont réussi. Ils préféreraient se priver d’une tartine que de ne pas le faire. Parfois, quarante ou cinquante personnes vivent à leurs crochets. Chaque membre de la famille a déjà reçu une aide, un jour. Ils se rendent la pareille. Nous pourrions parfois en prendre de la graine, je trouve.

Que sont devenus les Africains qui n’ont pas émergé à Lokeren?

Citez-en un.

Mamale.

Nous l’avons renvoyé. En Afrique, il était considéré comme le meilleur, supérieur à Pelé. En Belgique, une catastrophe. Il quittait les discussions tactiques, comme ça. Pour aller à la toilette. Ou il sortait un hamburger et un coca de sa poche. Avant les matches, il se collait du tape sur le crâne. En Afrique, il était adulé mais ici, il était impossible. Il est obnubilé par la vaudou et toutes ces choses.

Que sont devenus Moumoumio Quattara, Muzinga-Camille, Kimoto, Sam Aboua, Kidoda, Issankoy, Mutombo, Bamba?…

Ils ont tous trouvé acquéreur, certains en Turquie, un en Chine. Deux en D2 belge. Lisez le journal: chaque lundi, Issankoy à Strombeek et Bamba à Denderleeuw font partie des meilleurs. Ils ont un bel avenir devant eux. Dago a rejoint les Emirats Arabes avec beaucoup de motivation.

Vous les engagez à long terme et vous les revendez avant qu’ils ne soient libres. Qu’advient-il de leur libre choix?

Ceux qui ne figurent pas dans le onze de base sont mécontents et préfèrent partir. S’ils ne sont pas alignés ici, ils ne le sont pas en équipe nationale. Or, ils y attachent énormément d’importance. En plus, leur valeur chute. N’oubliez pas que les Africains sont plus mobiles que nous. Pas besoin de demander à un jeune Belge d’aller en Chine. Les Africains s’en fichent, pour autant qu’ils gagnent de l’argent pour entretenir leur clan.

Christian Vandenabeele

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