« Scifo m’a ému »

Pierre Bilic

Les Zèbres ont besoin de lui, il ne pouvait plus vivre loin du groupe: histoire d’un nouveau départ.

Le diamant noir est désormais très cher en joaillerie et les artistes se disputent l’honneur de tailler cette variété de la plus brillante de toutes les pierres précieuses. Bertin Tokene a tout de ce noble matériau qu’on trouve notamment en Afrique: solide, très résistant, dur, rayant tous les corps, éclatant, etc. Pourtant, celui qui aurait put devenir le plus étincelant des trésors de Charleroi, le 24 carats des joueurs de son continent natal, revient dans le coup après six mois de galère. Bertin Tokene avait tout pour qu’on parle autant, si pas plus, de lui que de Nzelo Lembi, Moumouni Dagano, Ali Lukunku, Zezeto, Aruna Dindane et consorts.

A 26 ans, il a compris qu’il était grand temps pour lui de retrouver le terrain.

Qui a fait le premier pas menant à votre retour dans le noyau A de Charleroi?

Bertin Tokene: Moi. Je n’étais en froid avec personne mais la situation m’avait écarté des priorités de mon club et, en décembre, j’ai téléphoné moi-même à Enzo Scifo. Le courant est bien passé et nous nous sommes vus. Avant d’entrer dans le vif de la conversation, je lui ai dit que mon désir était de me mettre au service du groupe, s’il le voulait bien, sans hésitation, sans songer à l’une ou l’autre place sur le terrain. Enzo Scifo m’a ému. J’ai été très touché par tout ce qu’il m’a dit. Cela restera entre nous mais je n’oublierai jamais ces mots-là, ceux que j’attendais dans le secret de mon coeur. C’était tellement humain, positif, vrai, encourageant: là, j’ai senti que lui-même avait, en quelque sorte, vécu un scénario un peu différent, mais aussi étonnant que le mien, à Bordeaux. Il était au top de sa carrière de joueur mais a connu sa traversée du désert avant de rebondir à Auxerre. Quand un sportif a vécu cela, il devine automatiquement ce qu’un joueur vivant en marge du championnat peut ressentir. J’ai perçu du respect dans ses propos et une ouverture d’esprit l’incitant à me faire confiance. Après, il m’a demandé de me joindre au groupe A à partir de janvier. Pour moi, c’est un nouveau départ. Je reprends tout à zéro…

« J’ai dit la vérité »

Comment en étiez-vous arrivé là?

Je n’ai pas été écarté, il n’y pas pas du tout eu de sanction sportive à mon égard en fin de saison passée. J’avais fait mon job. Enzo Scifo m’a demandé si mes projets concernaient les Zèbres. Il voulait que je reste et comptait sur moi. J’aurais pu lui mentir, jouer la prudence pour moi et miser sur tous les tableaux. Le coach serait parti en congé sans songer à l’une ou l’autre solution pour me remplacer dans l’effectif. Je ne suis pas un menteur et je lui ai dit la vérité: j’avais envie de changer d’air. Je crois que c’est une ambition normale, saine et humaine. Je me suis montré sous le maillot des Zèbres et j’estimais que le moment était venu de bien me définir ailleurs pour moi, pour ma carrière, pour mon avenir sur le plan financier, pour le bien de ma famille, etc. Mon raisonnement était tout simplement logique. Je pensais pouvoir trouver un autre club en été et Charleroi aurait réalisé une affaire financière. J’ai dit tout cela à Scifo qui, naturellement, ne misa pas sur moi dès la reprise des entraînements car j’étais en partance. Il ne servait à rien de m’intégrer dans ses nouveaux schémas tactiques. J’aurais pu la jouer plus fine et faire semblant d’avoir toutes mes idées du côté de Charleroi. Je n’aurais pas pu mentir ou manipuler secrètement les événements en ma faveur avant de partir comme un voleur dans la nuit. Ce n’est pas mon style. J’ai dit la vérité. Si c’était à refaire, je le referais. Je ne serai jamais un menteur. Mais je me rends compte qu’une carrière sportive tient à quasiment rien. Je me suis enfoncé petit à petit dans l’anonymat et il n’y a rien de plus dangereux que cela pour un joueur. La cote d’un footballeur qui ne joue pas s’effondre très vite. J’ai vécu des moments très durs mais, finalemant, cela m’a permis de réfléchir, de faire le point, de prendre des décisions avec la certitude que cette aventure m’a rendu plus fort dans ma tête.

N’auriez-vous pas pu palabrer pour noyer le poisson?

Non, la palabre est une spécialité africaine mais je n’ai jamais été comme cela. Quand j’ai quelque chose à dire, je ne tourne pas autour du pot. Il y a plus de palabres dans le monde du football européen qu’en Afrique. Dois-je retenir la leçon? J’ai vécu la solitude. Pas agréable mais quelques amis m’ont aidé à tenir le coup. Une famille wallonne m’a beaucoup aidé durant ces mois très difficiles. C’était mon clan européen à moi, mon père, ma mère, mes frères. La famille de Sébastien Rassart, mon équipier à Charleroi, m’a soutenu, expliqué que mon talent finirait bien par payer. J’avais besoin de ces mots-là et de l’exemple de Sébastien, blessé et opéré, et qui se bat pour revenir. Il a du talent mais pas de chance et ne renoncera jamais dans son combat.

Votre réputation de joueur difficile à gérer au coeur d’un groupe n’a-t-elle pas joué contre vous?

J’ai ma personnalité mais elle n’est pas plus compliquée que celle des autres. Mais, bon, quand on me marche dessus, je ne m’aplatis pas. Si on s’essuye les pieds sur mon dos, je fais la même chose, je ne suis pas une carpette. Celui qui ne fait rien, ne réagit pas quand on le maltraite, n’est finalement pas respecté. Cela ne veut pas dire qu’on m’a cherché à Charleroi, pas du tout même, car j’y ai été et j’y serai encore très heureux, mais je réfléchis à ce qui m’arrive. Je veux comprendre et maîtriser tous les événements de ma vie et de ma carrière. Quand on me demande d’aller à gauche, comme tout le monde, alors que le chemin est beaucoup plus court à droite, cela me dérange, je le dis…

« Il est temps de penser à moi »

Il faudra être un peu plus « pute » à l’avenir et ne rien dire, n’est-ce pas?

Plus « pute », non mais plus… diplomate oui. Après tout, j’ai 26 ans et un vécu que je dois exploiter. Une carrière est vite terminée et il est temps de penser à moi. J’ai aidé les miens en Afrique, je leur ai envoyé de l’argent, ils ont ouvert des commerces et doivent maintenant s’assumer sans moi. Je ne suis pas leur assurance tous risques. J’ai fait mon devoir, j’ai assez donné. Je dois désormais me concenter en priorité sur ma carrière.

Votre attitude autoritaire ne fait-elle pas peur?

Je ne suis pas autoritaire.

Dans le passé, les jeunes joueurs africains de Charleroi cherchaient automatiquement votre protection…

Peut-être mais c’était plus un désir de bon dialogue avec moi car j’avais plus de vécu qu’eux, rien que cela. J’avais déjà joué en équipe nationale camerounaise, j’ai vécu dans plusieurs pays et si mon expérience a pu les aider, tant mieux.

N’avez-vous pas eu des accrochages avec deux joueurs: Philippe Albert et… Enzo Scifo?

Des discussions, pas des accrochages. On a un peu romancé alors qu’il faut être dans le vestiaire pour connaître la vérité. Un vestiaire, ça vit, c’est joyeux ou pas après la fin d’un match de football. Je me souviens d’une discussion avec Philippe et on en a reparlé après. Rien de compliqué, pas plus avec lui qu’avec Enzo Scifo. Des idées et réactions de footballeurs, rien de plus et rien de moins.

Avec quels clubs avez-vous eu des contacts en été?

Je ne peux pas le citer tous mais, en gros, les principaux furent Kaiserslautern et Rennes. Tous mes tests physiques furent excellents en Allemagne. Mais ce club avait, hélas, raté l’un ou l’autre transfert et voulait un nom afin de calmer les supporters et les médias. Or, je ne frappais pas les imaginations en arrivant de Charleroi. Rennes voulait que je passe des tests. Je n’en voyais pas la nécessité. J’étais prêt, Rennes me connaissait pour m’avoir suivi à plus d’une reprise. Puis, le coach a parlé d’un changement de choix tactique qui ne m’aurait peut-être pas convenu. Cela tardait et c’est tombé à l’eau même si le manager de Rennes me voulait.

Avez-vous beaucoup de managers?

Beaucoup d’agents se sont intéressés à moi.

C’est un peu différent…

Oui, j’ai Scalet pour la France, d’autres en Allemagne.

Mais à qui appartenez-vous?

C’est un peu compliqué. J’ai encore un an de contrat à Charleroi mais j’appartiens toujours à la First Star de Milan Mandaric. Elle me loue aux Zèbres.

« Ce sont les Zèbres qui comptent, pas Tokene »

Vous êtes-vous entraîné durant ces quelques mois sans football?

Avec la Réserve plusieurs fois par semaine, le soir, mais je ne jouais pas. Je me suis souvent entraîné seul, dans un bois, près de chez moi, mais on n’a pas les points de répère de la vie et du travail dans un groupe. Je n’ai pas pris un gramme et cela prouve que j’ai été sérieux. Maintenant, j’ai besoin de temps de jeu, de sensations.

Est-ce qu’on verra un autre Tokene sur le terrain?

Peut-être bien, il faut que je change…

En quoi?

Je repars à zéro, comme je l’ai dit, mais j’ai quatre ans de football belge au compteur et il y a des choses que j’ai enfin comprises. J’étais venu ici avec une certaine idée à propos de mon sport. La technique prévalait, je ne voulais pas faire n’importe quoi et le beau geste était prioritaire. Pour créer et intéresser les spectateurs, il ne faut pas avoir peur de prendre des risques. Chez nous, c’est naturel et encaisser un but n’est pas un drame. Il faut d’abord s’amuser. En Europe, gagner est le plus important. Tous les clubs se battent pour leurs ambitions. Le joueur songe à son salaire. Moi, je n’avais pas très bien compris tout cela. Or, cela prime. Quand ça chauffait, je comptais sur ma pointe de vitesse. Mais ce n’est pas suffisant en Belgique. Il faut plus et tout en n’oubliant pas mes armes techniques, ça passe par plus de sécurité. C’est cela le foot à la belge. Il était normal, à mes débuts, que je cherche à me mettre en évidence. Je m’inscris désormais bien plus dans les réalités de tout un collectif. Ce sont les Zèbres qui comptent, pas Bertin Tokene. Je prendrai moins de risques…

« Je sais que je peux rendre service »

Est-ce que vous ne jouerez dès lors pas un peu contre-nature?

Je ne crois pas. Cela m’aidera. En en gardant sous la pédale, en gérant mieux mon potentiel, je m’améliorerai tout en apportant plus au groupe.

Allez-vous jouer au milieu du terrain ou au centre de la ligne médiane?

Je ne sais pas. Ce n’est pas important, je n’ai exprimé aucune préférence lors de ma première conversation avec Enzo Scifo. Je suis là, ce sera à lui de décider de m’utiliser ou pas, à la place où il jugera bon de me faire confiance.

Vous devenez très européen dans vos réponses…

Il y a progrès, alors?

Peut-être: arrière ou médian?

Les deux…

Vous rigolez…

Les deux car je le pense et que c’est un atout de pouvoir jouer à plusieurs places. C’est pas nouveau. Quand la défense était lente, on m’a placé en décrochage ou à hauteur de l’autre arrière central pour annuler une échappée. J’ai aussi joué dans la ligne médiane. Un coach a son potentiel mais décide aussi en fonction des événements.

Lendvai étant blessé, il y a gros à parier qu’on vous postera à côté de Camus, dans la ligne médiane, afin de donner plus de poids et de personnalité à ce secteur…

Peut-être mais, honnêtement, ce n’est pas ce qui m’empêche de dormir. Je sais que je peux rendre service et c’est tout ce qui compte.

Cela fait un peu homme pressé…

Il y a six mois que je n’ai plus joué. J’ai faim de football. Pressé? Un peu quand même. C’est naturel car j’ai 26 ans. Pressé mais confiant aussi car quand on a tenu le coup dans l’adversité, c’est un signe de force.

Ce Charleroi-là peut-il signer un deuxième tour intéressant?

C’est en tout cas un groupe où il y a assez de qualités me semble-t-il pour rester sans problème dans la colonne de gauche du classement de la D1. Mais c’est de la théorie et il y a les vérités du terrain.

Vous aviez les qualités pour devenir le meilleur joueur africain de Belgique, ce que vous n’êtes pas encore: pas de regrets en voyant les réussites de Lembi, Dagano, Lukunku, Dindane, Zezeto, etc?

Bravo pour eux. Dagano a éclaté mais a aussi eu dur à convaincre avant de trouver un club. Lembi et Lukunku ont eu des hauts et des bas. Si je veux faire aussi bien qu’eux, ça dépend désormais de moi.

Dia 1

Pierre Bilic

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