Sans complexe

Pierre Bilic

Montée au filet d’un homme qui a gardé ses ambitions durant deux saisons passées sur le banc.

Terre de grands portiers, Sclessin a ses légendes avec la gagne de Jean Nicolay, le calme de Christian Piot, l’élégance de Michel Preud’homme, le caractère de Gilbert Bodart. Vedran Runje a su reprendre le flambeau et devenir rapidement l’égal de ses glorieux prédécesseurs. A cinq, cela fait quatre Souliers d’Or (Jean Nicolay en 1963, Christian Piot en 1972, Michel Preud’homme en 1987 et 1989 du temps où il portait le maillot de Malines), des cartes de visite et autres palmarès qui valent le coup d’oeil, de splendides réputations sur la scène internationale, etc. Le dernier de cordée a été élu deux fois meilleur gardien de but en trois ans de présence sur les pelouses de notre élite. C’est dire si la mission que s’est fixée Filip Susnjara n’est pas facile: assurer la pérénnité de la tradition des grands gardiens de but de Sclessin.

Si Vedran Runje avait le verbe haut, la tête aussi dure que les rochers des Alpes dinariques, Filip Susnjara est mesuré, à l’image des habitants de sa ville natale, Osijek. En Slavonie, on hausse les épaules en observant l’hostilité quasiment séculaire entre Hajduk Split et le Dynamo Zagreb. Calme mais ambitieux. C’est la saison de sa vie, la chance à ne pas manquer après deux championnats passés dans la roue de ce monstre de classe qu’était Vedran Runje. A la fin de la précédente campagne, il joua quelques minutes contre Lokeren et on n’a retenu qu’une intervention loupée sur une balle aérienne…

« Besoin d’un peu de temps »

Cela ne fit pas monter ses actions et, aujourd’hui encore, on en parle mais il a pris de la distance et situait bien le contexte de ce match de la saison passée. « Michel Preud’homme m’avait affirmé en semaine que je jouerais toute la rencontre », se souvient Filip Susnjara. « C’était une récompense, je crois, pour le sérieux dont j’avais fait preuve durant toute cette saison. Huit jours plus tôt, à Mouscron, le Standard s’était qualifié pour la Coupe d’Europe de l’UEFA. L’ambiance était à la fête. A la veille de rencontrer Lokeren, Vedran m’affirma qu’il avait disputé la bagatelle de nonante-neuf matches de championnat. Il avait vraiment envie de célébrer le centième devant nos supporters. Vedran Runje m’a demandé si cela ne m’ennuyait pas de lui… céder la place même si Michel Preud’homme me l’avait promise ».

« Non, évidemment, car c’était un bel événement pour Vedran et j’allais monter sur le terrain au cours de la deuxième mi-temps », continue-t-il. « L’équipe n’était pas concentrée, elle avait la tête ailleurs, en vacances, car l’Europe était en poche et avait envie de communier avec le public, rien de plus. Quand j’ai pris la place de Vedran, j’ai raté ma première balle. C’est arrivé, puis ce fut au tour de Joseph Yobo de marquer contre son camp, etc. Ce ne fut pas un moment agréable pour moi mais tout le monde commet des erreurs. Vedran a raté des ballons, Fabien Barthez ou Oliver Kahn aussi. Je ne me prends pas pour eux mais ils ont eu le temps de s’installer. Même une faute (personne n’est parfait!), n’efface pas leurs acquits. J’ai besoin d’un peu de crédit. On verra cette saison si je dispose du talent qui est exigé dans un club comme le Standard. Moi, je sais que je peux y arriver à Sclessin. Michel Preud’homme me l’a affirmé aussi. C’est d’abord ce qui compte car je sais qui je suis et notre coach connaît évidemment le métier de gardien mieux que personne. Quand Khalid Fouhami est arrivé à Sclessin, Michel Preud’homme m’a affirmé qu’on avait besoin de trois portiers car le programme sera éprouvant et personne n’est à l’abri d’une blessure ».

« On jugera Susnjara, pas son numéro »

Filip Susnjara n’a pas profité du départ de Vedran Runje afin de revendiquer le maillot frappé du numéro 1. N’est-ce pas une petite erreur psychologique car un titulaire hérite le plus souvent de cette tenue? « Je m’excuse mais je ne suis pas un chiffre », dit-il. « On peut me donner le… 100, pas de problème. Il y a une chose qui a de l’importance et qui exige toute ma concentration pour le moment: moi et ce que je dois apporter à mon équipe. Ce sera ça mon vrai numéro de la saison, pas le fait d’avoir le 1 collé dans le dos. On jugera Susnjara, pas son numéro. J’avais le 16, je l’ai gardé après le départ de Vedran. Je ne suis pas obsédé par de tels détails. Je ne fais pas de complexe Runje parce qu’il a brillé au Standard. Il a un style explosif, j’ai le mien, plus sobre. Quand il est parti à Marseille je l’ai félicité, souhaité bonne chance et je suis certain que Vedran ne s’arrêtera pas là. Cette page est tournée. Ma période commence, -It’s time for my show. En équipe nationale croate des catégories d’âge, Vedran était souvent ma doublure ».

Une affirmation importante glissée dans le feu de la conversation. Sous les sourires, l’ambition. « Evidemment, je suis un gagneur », affirme-t-il. « Tout sportif l’est forcément mais l’affirmation de ce qui vit en soi prend des formes différentes selon les individus. Vedran était un extraverti. Il hurlait, c’était sa marque de fabrique. Moi je suis plus calme mais je ne suis pas moins ambitieux et je ne vais pas changer de caractère pour ressembler à quelqu’un que je ne suis pas. Ce serait la meilleure façon d’échouer dans mes ambitions. Il faut rester soi-même pour réussir ».

« A 25 ans, on veut jouer »

A la reprise des entraînements, Vedran Runje était encore là. Pour Filip Susnjara, le moment était venu de faire attentivement le point. « Il n’était pas question que je passe une troisième saison sur le banc », assène-t-il. « A 25 ans, on doit jouer. Quand je suis venu au Standard, j’étais un jeune gardien de but en vue à Osijek. Mais il n’y a pas d’avenir en Croatie paralysée par une économie délabrée. Je ne gagnais pas grand-chose. Le bon sens m’indiquait de partir, de tenter ma chance à l’étranger pour progesser. Tomislav Ivic a pris contact avec moi après les matches de Coupe de l’UEFA encore Osijek et Anderlecht. Je savais que Vedran Runje avait imposé son talent au Standard où il a acquis une autre dimension. Ivic m’a certifié qu’il serait vendu à la fin de saison. J’avais un an devant moi pour bien me préparer et découvrir les secrets du football belge. J’ai tout de suite affirmé à Vedran que je n’étais pas venu afin de lui piquer sa place mais pour le remplacer après son départ. Un an plus tard, mon ami était toujours là. J’ai demandé au Standard qu’on me prête afin que je retrouve les sensations de la compétition. Je préférais jouer ailleurs et revenir en étant prêt. Je rouillais sur le banc. Je ne pouvais pas me contenter de quelques remplacements pour étancher ma soif de jouer. Il y a eu des contacts indirects avec La Louvière et Charleroi qui n’ont pas pu aboutir ».

La saison passée, les Rouches progressèrent, tressèrent un bon groupe mais les liens avec l’OM et les lois du big business sportif ont tout chamboulé. Michel Preud’homme n’avait plus que le toit à déposer sur l’immeuble pour que le Standard redevienne un builing de D1. Au lieu de cela, on a tout démoli et le coach a reçu d’autres briques afin de rebâtir une nouvelle maison. Le coach a changé totalement de cap tactique en passant du 4-4-2 au 4-3-3: ça ne se fait pas sans sueur, d’un petit coup de baguette magique. Face au GBA, le Standard a remanié sa défense par rapport au voyage à Charleroi avec George Blay, Eric Van Meir, Godwin Okpara et Ivica Dragutinovic, soit deux nouveaux, un jeune élément (Blay) qui jouait peu la saison passée et Dragutinovic souvent déplacé sur le grand échiquier vert.

« Le zéro au marquoir est important »

Nouvelle défense, autres habitudes mais Filip Susnjara ne s’en formalise pas du tout: « Il y a suffisamment de tout pour faire une grande défense: le métier d’Eric Van Meir et de Godwin Okpara, l’éclosion de George Blay, la hargne de Laurent Wuillot, etc. On l’a prouvé. Mais là aussi, il faudra un peu de temps avant que tout soit parfait ».

A Skopje, à Charleroi et contre le GBA, Filip Susnjara a pris de la dimension. Le Croate préserva trois fois l’inviolabilité de sa cage. « Pour un gardien, le zéro au marquoir est important », théorise-t-il. « C’est la preuve qu’il a bien fait son boulot que cela ait souvent bardé ou pas dans son domaine. En Macédoine, je savais que ce serait délicat. Toute l’équipe a bien géré le voyage et j’ai pris la décision de repousser toutes les balles aériennes des poings. Je voulais éviter le moindre risque car une charge oubliée par l’arbitre peut avoir des conséquences funestes ».

Souriant, Filip avoue que son français est encore hésitant mais manie bien l’anglais. Il y a moins de joueurs slaves dans le groupe, Filip sera obligé de parler français ou de jurer en wallon au sirop de Liège. Filip habite dans le centre de la Cité Ardente qui lui botte plus que les quartiers verts de la banlieue. Sa copine lui rend souvent visite. Son papa travaille dans un restaurant en Allemagne: avec Susnjara, le Standard est bien servi.

Pierre Bilic

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