» S’il faut faire du show pour être un bon entraîneur, je ne serai jamais un bon entraîneur « 

Un peu plus d’un an après avoir rendu son costume de T1 de Mons, cette légende mauve revient sur un parcours unique qui lui donne la force d’aborder l’avenir avec confiance.

Parler avec Enzo Scifo, c’est parler de football, d’une carrière et d’une vie faites de hauts sommets et de profonds creux. A 48 ans, celui qui reste un des artistes les plus marquants de l’histoire du football belge affiche la même solidité que les marronniers qui garnissent le parking de son hôtel, le 1815, à Waterloo.  » J’ai plus appris des moments difficiles que des instants de grandes joies « , avance-t-il.  » A Bordeaux, en 1988, je me suis retrouvé seul face à une situation qui ne dépendait pas de moi. Pourtant, c’est là, au coeur de problèmes que je ne maîtrisais pas, que je me suis emparé des clefs de ma carrière. Jusqu’alors, j’étais chargé de réaliser les objectifs que d’autres espéraient atteindre via mon apport. Là, je devenais le seul artisan de mon destin. En quittant Bordeaux pour Auxerre, j’étais devenu un homme libre.  »

Quelles leçons avez-vous tirées de votre passage à Mons ?

EnzoScifo : C’est dommage, évidemment, mais il suffit de s’intéresser aux soucis actuels de Franky Dury pour comprendre ce que j’ai connu. Il vit la même chose que moi à Mons. Même si Zulte Waregem est plus huppé, il y a des similitudes. Le club du Gaverbeek a lutté pour le titre en 2012-13, Dury a été élu Coach de l’année cette saison-là et son bilan de 2013-14 fut bon aussi. Après, son travail a été détricoté, ses meilleurs joueurs vendus et remplacés par une armée de nouveaux venus.

Et Dury souffre…

Oui, c’est normal. Mais est-ce que Dury est moins bon qu’il y a deux ans parce que sa nouvelle équipe est en chantier ? Non, il est même probablement meilleur mais c’est lui qui est indiqué du doigt. A Mons, j’ai entamé la saison passée avec un effectif incomplet avant qu’on me donne des nouveaux joueurs, pas aguerris à la D1, à court de temps de jeu, physiquement trop justes. On ne m’a pas accordé ce qu’il y avait de plus précieux : du temps. J’ai été trop correct. Jérémy Perbet n’a jamais été remplacé. Je comprends les impératifs financiers d’un club mais la prochaine fois, je ne lâcherai pas mon meilleur buteur avant d’avoir une solution de remplacement.

Douloureux tout cela…

Ce divorce m’a fait mal, bien sûr, mais c’est la direction qui a paniqué face à ses propres choix après une saison pleine. J’étais heureux à Mons mais on a tout cassé en deux mois. Il restait trois quarts de championnat quand je suis parti et on pouvait trouver les solutions. La suite a prouvé que j’avais eu raison de A à Z mais cela ne me réjouit pas, je le constate. Dimitri M’Buyu l’a reconnu tardivement, au moment de son départ. Mais quand Mons s’est séparé de moi, on a dit n’importe quoi. Enfin, je ne me plains pas, je préfère retenir le positif.

 » J’ai des contacts tous les jours  »

Quid de l’avenir ?

J’ai des contacts tous les jours, que ce soit en Belgique ou à l’étranger, et mon envie de retrouver un club est immense, mon ambition intacte. Je suis en attente de propositions et de projets plus concrets. Je ne vais pas frapper aux portes. Ce n’est pas parce que je m’appelle Enzo Scifo que je dois être premier. Si on me donne les moyens de l’être, je le serai. J’ai mis mes mains dans le cambouis à Charleroi, à Tubize, à Mouscron ou à Mons. J’y ai obtenu des résultats et des classements plus que corrects dans des conditions globales, surtout financières, délicates.

En effet mais…

Mais… attendez, quand Charleroi se faufile au milieu du classement général, c’est pas mal. J’estime avoir abattu du bon travail partout. S’il faut faire du show pour être un bon entraîneur, je ne serai jamais un bon entraîneur. Je vois et je vis les choses autrement. Et une chose est sure : je suis fait pour ce métier et tout ce que j’ai vécu jusqu’à présent, c’est de l’expérience qui me sera utile.

Est-ce que vous repensez parfois à vos débuts de joueur à Anderlecht en 1983 ?

Oui, cela m’arrive. Un rêve se réalisait : me manifester dans un club du top européen à côté des Lozano, mon modèle qui m’a protégé et fait progresser, Vercauteren, Olsen, Peruzovic, Vandenbergh, etc. Paul Van Himst, qui me lança, m’avait dit de rester calme, de travailler, de m’accrocher. Anderlecht, c’était le début d’autre chose pour moi et ma famille, cela ne s’oublie pas. Mon premier contrat m’offrait un salaire cinq ou six fois plus élevé que celui de ma mère qui se levait à cinq heures du matin pour aller travailler en usine, chez Durobor à Soignies.

Les choses ont alors changé ?

Le football m’a permis de réaliser son rêve : avoir sa maison. Mon père était malade. On ne pouvait pas s’acheter un pantalon sur un coup de tête. Il fallait parfois attendre six mois parce que ce n’était pas possible. Mais ce n’était pas la galère : le frigo était toujours bien rempli. Ma mère est ensuite restée à la maison ; nous vivions plus aisément mais l’argent n’a jamais été au centre de mes préoccupations. Je suis resté le même, c’est d’abord le football qui comptait, comme aujourd’hui.

N’est-ce pas l’Euro 84 qui a définitivement lancé votre carrière ?

Tout à fait. Cette saison-là, Anderlecht a perdu la finale de la CE3 contre Tottenham (1-1, 1-1 et 4-3 aux tirs au but à Londres) et j’étais dans l’ascenseur. Guy Thys et son adjoint, Julien Labeau, m’ont souvent parlé, ainsi qu’à mon père. J’avais la nationalité italienne et on me parlait de la Squadra, du Calcio, de la Juventus qui voulait me prêter à l’Atalanta, etc. Thys m’a demandé de réfléchir, d’opter pour la Belgique et les Diables Rouges. Il savait que c’était un choix difficile mais il m’a suffi de 48 heures avant de dire  » oui  » à Thys. J’ai préféré la Belgique, où je suis né, tout en prolongeant mon séjour à Anderlecht ; il ne pouvait rien m’arriver de mieux. Tout s’est précipité : Belgique-Hongrie et mes débuts en équipe nationale avant l’Euro 84 en France qui a ensuite décuplé les offres pour moi.

 » Le Thys que j’ai connu était taillé sur mesure pour l’équipe nationale  »

Guy Thys et Paul Van Himst : leur style connaîtrait-il le même succès aujourd’hui ?

Mais bien sûr. Ils ont misé sur leur expérience. Le Thys que j’ai connu était taillé sur mesure pour l’équipe nationale. Ce stratège avait du métier à revendre, unissait des gars qui n’avaient pas trop d’atomes crochus, m’a expliqué calmement au Mondial 86 que je pouvais être utile sur la droite. Pas de soucis, j’ai accepté et même si j’étais plus fort dans l’axe, je me suis mis au service de l’immense Jan Ceulemans. Thys avait vu juste comme cela arriva souvent à Paul Van Himst aussi. Ils savaient utiliser mes atouts. Comme joueur, j’avais des lacunes : physiquement, je n’étais pas un monstre…

Comme ceux qu’on voit maintenant ?

En quelque sorte. Je n’étais pas rapide, je présentais en fait les atouts d’un footballeur complet. Je travaillais beaucoup, même dans l’ombre, ce que le public ne voit pas nécessairement, mais cela a convenu à pas mal de mes coaches. Même s’il y avait chez moi un côté artiste qui aimait le ballon, j’ai été concret. Dans un rôle de 8, de relayeur, je marquais régulièrement entre 8 et 15 buts par saison, sans compter mes assists. Je n’étais pas un 10 mais cela ne m’a pas empêché d’être le meilleur buteur de Torino.

Le but en signant à l’Inter consistait à progresser dans mon football après avoir passé quatre ans à Anderlecht. Si j’étais resté plus longtemps au service du club à qui je dois tout, qui dit que je n’aurais pas stagné ? J’ai passé 12 ans à l’étranger. Qui dit que j’aurais atteint le même niveau de performance en restant ici ? J’ai été chercher le défi et la remise en question à l’étranger.

Comme nos meilleurs joueurs le font tous désormais…

Tout à fait et toutes les situations, agréables ou pas, m’ont beaucoup apporté. J’ai tout connu et j’ai pris des claques que ce soit en équipe nationale, à l’Inter ou à Bordeaux…

En équipe nationale, c’est votre style qui suscita la polémique : en fait, par votre différence, n’étiez-vous pas un précurseur, celui qui annonçait ce qu’on voit désormais avec les Diables Rouges ?

Je ne sais pas mais la critique fut parfois rude. A l’Inter, et je ne cherche pas d’excuses, je suis tombé dans la mauvaise saison. Il me manquait un peu de maturité. Je n’étais pas assez armé pour requinquer un grand club comptant pas mal de joueurs en fin de carrière. J’étais considéré comme un étranger qui avait été engagé pour trouver les solutions. Giovanni Trapattoni m’a toujours fait jouer. On parle de mauvaise saison quand on ne prend part qu’à 10 matches de championnat…

Et cela a donné combien de matches à l’Inter ?

C’est bien différent : 28 matches et 4 buts. L’Inter a terminé 5e alors qu’il visait le titre ou au moins le top 3.

 » Bordeaux était un chantier  »

Pourquoi l’Inter vous a-t-il prêté à Bordeaux ?

Pour me durcir, m’a-t-on dit. D’accord, Bordeaux était un bon club mais, pour moi, cette location constituait un échec. J’allais vivre des moments pas agréables, des doutes qui ont finalement eu des suites positives. Tous les footballeurs vivent des hauts et de bas. Et quelque part, c’est indispensable. Pour progresser, mesurer le chemin à parcourir, il faut aussi avoir connu le goût de la déception…

Oui, mais Bordeaux, c’était une grave erreur de casting, non ?

Le moment était mal choisi.

Pourquoi ?

J’ignorais que c’était un chantier. Aimé Jacquet est viré, on ne choisit même pas un coach pour lui succéder et l’équipe est confiée au manager du club, Didier Couécou. On a été premiers avec 18 points sur 18 puis terminé. Je n’ai rien compris à ce qui se passait. En début 1989-90, Raymond Goethals est arrivé et m’a dit : – Je ne sais pas ce qui s’est passé, tu ne peux pas t’entraîner avec nous. Je tombais des nues, cela ne m’était jamais arrivé. J’ai essayé de décoder car cela ne concernait pas le joueur que j’étais….

C’était financier ?

Exactement. Bordeaux était dans la dèche. Or, j’avais signé un contrat de deux ans. En plus de mon salaire, les Girondins devaient verser chaque année un million d’euros à titre de location. En me bannissant de l’effectif, Bordeaux ne voulait pas payer de location pour une deuxième saison et espérait que l’Inter trouve une solution. Je ne pouvais pas vivre une saison blanche sans que ma valeur financière ne baisse. C’était une catastrophe. Yannick Stopyra et Bernard Genghini vivaient la même galère que moi. Je devenais fou. J’ai décidé de me battre. Il n’y avait pas 36 solutions, je coulais ou je remontais tout seul. Il ne pouvait rien m’arriver de mieux que l’injustice de Bordeaux.

Pourquoi ?

J’ai juré, j’ai bossé comme une bête avec Bernard Michelena qui ne nous a pas laissé tomber, Yannick, Bernard et moi. Et, dans la tempête, j’ai acquis la maturité qui me faisait peut-être défaut. J’avais la rage, elle m’a sorti du trou. On travaillait dur en voyant au loin l’effectif qui s’entraînait, c’était dur…

L’Inter a trouvé une solution ?

Non.

Qui alors ?

L’Equipe. La direction de Bordeaux ne voulait pas que la presse me rencontre. Un journaliste de l’Equipe, qui m’aimait bien, s’en foutait d’un éventuel boycott des Girondins et m’a consacré une page pour comprendre cette injustice. J’ai tout déballé : ma traversée du désert, mon envie de rester en France, mon désir de jouer l’Europe, etc. A un moment, le reporter m’a signalé qu’Auxerre cherchait un renfort pour sa ligne médiane. Il ajouta que Guy Roux ne payait pas bien. J’ai répondu que je m’en foutais de l’argent et qu’un club comme Auxerre m’intéressait. Le lendemain, j’avais Roux au téléphone :- C’est vrai tout ce que vous avez dit dans l’Equipe : vous accepteriez de jouer à Auxerre ?

 » J’ai vécu une belle carrière, mais…  »

Cela s’est conclu rapidement ?

Roux m’a rappelé deux heures plus tard. Le même jour, je me suis retrouvé dans un hôtel d’Orly avec Roux, une délégation de Bordeaux et une autre de l’Inter. Les discussions ont duré 17 heures. Alors que tout était bloqué, j’ai divisé mon salaire par trois pour signer à Auxerre. Je venais de relancer ma carrière ! Le lendemain je m’entraînais à Auxerre, puis tout s’enchaîna en quelques jours : match amical contre une équipe de CFA car Roux voulait logiquement voir où j’en étais, débuts en championnat contre le Racing de Paris et un succès 1-3 au Dinamo Zagreb en CE 3…

 » J’ai vécu une belle carrière mais…  »

Une renaissance en somme ?

Oui, Auxerre m’a placé dans les meilleures conditions. J’étais prêt, j’aurais pu réussir n’importe où. Mais c’est grâce à Auxerre que j’ai ensuite réussi à Torino et à Monaco. L’Inter voulait que je revienne, j’ai dit non. On ne choisissait plus pour moi. Je me suis imposé en Italie avec Torino : 3e du championnat, vainqueur de la Coupe d’Italie, finaliste malheureux de la CE 3 1991-92 contre l’Ajax (2-2, 0-0). Je suis parti à Monaco, où je suis resté quatre ans, parce que la trésorerie de Torino était dans le rouge. J’ai vécu une belle carrière mais…

Mais ?

Je garde un goût de trop peu. Je suis passé à un chouia d’un magnifique palmarès. Il est bon, mais pas suffisamment étoffé. J’ai perdu une demi-finale de Coupe du Monde ainsi que deux finales européennes sans être défait. Une demi-finale de Ligue des Champions et le titre avec Monaco (quatre avec Anderlecht), des trophées en Belgique, en Italie et en France, c’est bien mais pourquoi n’ai-je pas joué dans un tout grand club ? Le Real Madrid m’a contacté mais cela ne s’est pas finalisé. Il m’a manqué un truc. J’avais le talent. En Italie, j’ai vu des Sud-Américains, peut-être moins doués que moi, qui s’imposaient tout de suite. J’étais sans doute un peu trop discret….

Tout cela n’a finalement que peu d’importance par rapport à la tragique disparition de votre frère….

Pino était mon équilibre. La vie ne sera plus jamais comme avant sans lui et sans mon neveu, le fils du frère de ma femme, terrassé récemment par une crise cardiaque à 27 ans. Il a fallu se relever. Je l’ai fait, la famille aussi. Alors, quand on me parle de problèmes, je sais ce que cela veut dire et où se situe l’essentiel dans la vie.

PAR PIERRE BILIC – PHOTOS : BELGAIMAGE

 » Pour progresser, il faut avoir connu aussi le goût de la déception.  »

 » J’ai divisé mon salaire par trois pour signer à Auxerre.  »

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