Rue du Vivier

Lieu touristique réputé, la ville de la province du Luxembourg va vivre un jour de fête même si elle ne semble pas touchée par le virus de la petite reine.

Des vacances nous ont souvent amenés dans la région de Bastogne. Nous sommes donc en terrain connu au milieu des superbes forêts, des charmants villages de Saint-Ode, de Lavacherie et d’Erneuville, qui se détachent de paysages idylliques sur les rives de l’Ourthe. Nous avons fait des promenades dans la neige avant de dîner, le soir, à Bastogne. Un repas de gibier après avoir fait le plein d’oxygène. Mais du cyclisme ? Nous en avons rarement vu à Bastogne. Tanks, jeeps et autres engins de guerre ne manquent pas mais nous n’avons pas aperçu de véhicule en carbone.

Il faut sans doute se tourner vers Houffalize, à seize kilomètres de là, en direction de Liège. La bourgade se profile comme la Mecque des deux-roues, version VTT. Ce village raffole du vélo et d’ailleurs, il abrite le premier filtre du parcours de la Doyenne : la Côte de Saint-Roch fait un kilomètre de long à plus de 11 %. Chaque année, les supporters de Maxime Monfort viennent l’y encourager, munis de drapeaux. C’est ici que le jeune Monfort, dont les parents tiennent un restaurant à Nadrin, a appris à rouler et à tourner entre les tables et les chaises. Le long de la route, sa main dans celle de son père, il a attrapé le virus du cyclisme en voyant les coureurs se faufiler péniblement en haut de la côte. Il voulait les imiter. Devenir cycliste.

C’est aussi ici, à Houffalize, que les supporters des frères Schleck se réunissent et à non Bastogne. Les Schleck sont voisins. En France, on les appellerait les régionaux de l’étape. S’ils étaient nés vingt kilomètres plus près de Bruxelles, nous aurions des Belges candidats au maillot jaune du Tour. Hélas, ils sont Luxembourgeois.

Houffalize joue la carte du cyclisme, Bastogne moins même si le nom est pourtant associé officiellement à la course : Liège-Bastogne-Liège… Quand Martial, le patron de la brasserie Léo, passe ses vacances dans le sud de la France et qu’il mentionne son adresse, les gens pensent immédiatement au cyclisme. Mais si les professionnels y passent, les cyclotouristes pas. Tilff-Bastogne-Tilff n’arrive même pas à la ville. Les néo-libéraux de Flandre n’hésiteraient pas à bazarder un monument aussi poussiéreux, comme ils l’ont fait avec le Mur de Grammont, pour tout moderniser. Au 21e siècle, Liège-Houffalize-Liège sonnerait bien mieux. Mais ici, la Doyenne reste Liège-Bastogne-Liège. On respecte la tradition.

A partir du jeudi, on remarque plus de cyclotouristes

Bastogne constitue une pause durant La Doyenne : un virage, le temps du lunch, du casse-croûte. La course est aux mains des Français, qui aiment à profiter de la vie, selon la légende. Les Bastognards aussi. Le peloton arrive à une heure environ, au moment où les notables sortent de leur réception, verre de vin ou de bière en main. Depuis quelques années, le kiosque situé au centre, sur la place McAuliffe, accueille le lunch destiné à Bernard Hinault, Christian Prudhomme et aux notables et gloires du vélo, soit 200 à 300 personnes. La ville organise une réception dès 11 h 30. Celle-ci est aux mains du syndicat d’initiative de la ville de Bastogne et des représentants de la Confrérie des Herdiers d’Ardenne, qui défend la qualité du jambon local.

 » Le jour de la course est une journée de fête pour la ville « , souligne Martial mais peut-on parler de passion du vélo ? A partir du jeudi, on remarque plus de cyclotouristes mais ils ne sont quand même pas nombreux. Le dimanche, Martial estime à 500 le nombre de personnes massées dans les deux rues où passe la course,: rue du Vivier en direction de la place McAuliffe, puis rue de Marche. Ensuite, chacun remonte en voiture pour revoir les coureurs à un autre endroit du parcours. Bastogne n’est guère plus que le point de rendez-vous du lunch. Le Wagon Léo, une ancienne friture devenue un endroit pour gourmets, a longtemps accueilli Robert Waseige, un Liégeois, pour rappel. L’ancien sélectionneur des Diables Rouges a eu sa table ici pendant des années. C’était en quelque sort sa place de tribune.

Jadis, le virage de la remontée vers Liège accueillait la télévision, en différé, pour le sprint. Le vainqueur recevait l’équivalent en francs de 2.500 euros, offerts par un distributeur de gaz. Le sprint a été supprimé et les caméras se tournent désormais vers le dénouement de la course, bien loin de Bastogne.

Il ne faut pas s’étonner qu’Hinault et Prudhomme soient les hôtes d’honneur du bourgmestre Philippe Collard. Les deux hommes travaillent pour la Société du Tour de France, qui organise cette classique. Or, la région entretient des liens étroits avec la France. Virton, le porte-drapeau du football luxembourgeois, n’est pas très éloigné. Ce club de football modèle, bien structuré, a une excellente école des jeunes qui rehausse son niveau. Et bien, quand Virton semble sur le point de remporter un match, ses supporters entonnent la Marseillaise. Contrairement à Yves Leterme, ils ne se trompent pas. C’est délibéré.

Un cliché rural et pittoresque qui ne correspond pas à la réalité

La région vit beaucoup du capital grand-ducal, paraît-il. Nous n’avons pas de chiffres précis mais quelque 35.000 Belges gagnent leur vie de l’autre côté de la frontière. Ils viennent de Bastogne, Baaschtnech en luxembourgeois, et rayonnent vers Wiltz. Les Arlonais vont travailler à Luxembourg-Ville. Ils ne se contentent pas d’y faire leur plein, d’acheter des cigarettes et de l’alcool, ils y travaillent, ce qui rehausse le niveau de vie général.

Auparavant, la province était pauvre. Maintenant, le prix du bois a quasiment doublé. Malheureusement, ce secteur est aux mains de quelques négociants et le citoyen moyen n’en vit pas. Par contre, l’agriculture a nourri les gens. Des générations entières ont trimé dans des conditions épouvantables, sous un climat rude, travaillant ce sol ingrat, beaucoup moins fertile que celui de la Hesbaye. La lutte et le travail sont inscrits dans les gènes des habitants.

Ils se battent pour sortir de leur condition, ils luttent aussi contre les clichés répandus par la presse et soufflés depuis Bruxelles. Un exemple ? Mormont, monté en Promotion l’année dernière, n’est qu’un bled de 300 habitants. Quand la presse a évoqué sa promotion, elle a envoyé un photographe clicher le terrain. L’angle sous lequel la tribune était photographiée suggérait la petitesse de l’ensemble. Si cela avait été possible, on aurait même amené la seule vache des alentours pour dramatiser encore l’effet général. Or, ce cliché rural et pittoresque ne correspondait absolument pas à la réalité. Mais bon, cela donnait bien en photo.

Un autre exemple. Bertogne est une des communes les plus pauvres de Belgique, selon une liste officielle, basée sur les déclarations fiscales. Mais voilà : c’est une commune d’agriculteurs. Ils gagnent bien leur vie mais s’acquittent de leurs impôts de manière spécifique. Ils en paient peu et donc, ils sont repris comme des petits salariés dans les statistiques. Le moindre journaliste qui débarque ici réalise que le cliché ne colle pas. Pas le quotidien bruxellois qui a dépêché un reporter dans le Sud. Celui-ci revient avec un récit qui renforce cette impression de pauvreté. Sur la photo, on voit des vieilles femmes édentées qui boitent, un sac avachi à l’épaule. Une caricature.

Non, le Luxembourg et Bruxelles ne seront jamais sur la même longueur d’onde.

Quatre coureurs pros

Les Luxembourgeois sont d’ailleurs un peu à part. Ils nous disent ne pas se sentir concernés par les problèmes entre Flamands et Wallons. Ils sont avant tout Luxembourgeois. Ils ont réellement conscience de leur identité, bien plus que les Brabançons, les Hennuyers, les Namurois ou les Liégeois. Ainsi, Benoît Lutgen, l’ex-ministre wallon des Travaux publics et de l’Agriculture actuellement président du cdH, possède, au sein de son cabinet, une cellule chargée des affaires luxembourgeoises. Celle-ci veille à ce que toutes les excellences wallonnes et francophones s’occupent de la province. Il faut défendre la terre, au-delà des frontières des partis. Ici, si loin des centres de décision, on cultive ce sentiment luxembourgeois.

La province du Luxembourg a ses propres prix, les Godefroid, du nom de Godefroid de Bouillon. On les remet chaque année aux Luxembourgeois les plus méritants sur les plan économique, culturel et sportif. Les gens sont d’abord Luxembourgeois, puis Belges et européens. Mais Wallons ? Ce n’est pas un hasard si le cdH est le parti majoritaire ici, au pays de Charles-Ferdinand Nothomb et de la famille Lutgen. C’est unique dans une région marquée par l’empreinte du PS.

A propos de politique, tout Bastogne se passionne pour les prochaines élections communales. Le bourgmestre Collard ne se représente pas. Benoît Lutgen, le fils de Guy, va tenter de s’emparer de l’écharpe mayorale mais il pourrait subir la concurrence de… son frère. Jean-Pierre, connu grâce à Ice Watch, envisage en effet de se présenter sur la liste libérale de Collard. Jean-Pierre et Benoît ne s’entendant pas, la bagarre promet.

Qu’en est-il du sport dans ce coin du pays ? Daniel Lapraille, le rédacteur en chef de L’Avenir Luxembourg, est un observateur attentif depuis des années et il a écrit un livre sur Maxime Monfort. Le coureur de Radioshack a d’ailleurs été très surpris de voir que l’on puisse le considérer comme le sujet central d’un ouvrage.

 » Grâce à Monfort, le cyclisme vit de beaux jours dans la province « , explique Lapraille.  » Nous comptons actuellement quatre cyclistes pros. C’est une première. Outre Monfort, il y a Gaëtan Bille chez Lotto, qui vient de remporter le GP Cerami, et deux coureurs de l’équipe continentale Wallonie Bruxelles-Crédit Agricole, Boris Dron et Tom Dernies. Le père de celui-ci, Michel, n’est pas un inconnu. Il réside depuis cinq ans au nord de la province. Nous l’avons littéralement annexé.  »

L’équipe flamande Vérandas Willems sponsorise aussi un très bon club amateur de la région, Libramont-Chevigny, dont Monfort est le parrain.  » Ce club compte beaucoup d’affiliés, il est très bien structuré et a un bon programme, en Belgique et à l’étranger. « 

 » Nos sportifs sont placés devant un choix cornélien « 

Lapraille raconte l’aventure d’une des chevilles ouvrières de ce club, Laurent Mars, qui a participé au Tour du Burkina Faso.  » Mars menait puis le soir, il a reçu une visite. Les organisateurs ont insisté pour qu’il ne gagne pas : il fallait que ce soit un coureur local, pour des raisons de sécurité. Laurent n’a donc pas gagné.  »

A ce moment, un jeune homme accompagné par ses grands-parents, pénètre dans la salle. Il nous salue. Son regard se dérobe, revient sur nous puis l’homme amorce un sourire un peu étonné. Il nous a reconnu. Se demande-t-il ce que nous faisons là ? Il prend un journal et s’installe dans un coin, avec un café. C’est Thomas Meunier, le footballeur du Club Bruges.

Lapraille, dont le fils a joué avec Meunier en équipes d’âge, rappelle l’histoire d’une autre Ardennais connu, Philippe Albert. Il a joué pour Bouillon en 1ère Provinciale. Il était un peu rude mais très doué. Un jour, il a passé un test à Libramont, un club de Promotion aux mains d’un homme connu, un sénateur flegmatique. C’est lui qui décidait des transferts, pas son entraîneur. Le président a jugé Albert insuffisant. Charleroi l’a aussi invité à passer un test mais il l’a pris. Cette saison-là, Albert a émergé en équipe A… La Province de Luxembourg est aussi fière de Michel Renquin.

Le football local ne va pas bien. Bastogne, ancien pensionnaire de D3, évolue maintenant en 2e Provinciale où il joue la montée. Virton et Bertrix sont les meilleurs représentants de la province. Lapraille est conscient de l’impact de son journal de ce point de vue.  » Ici, un joueur de seize ans qui évolue en Promotion fait partie de l’élite. Notre quotidien accorde beaucoup d’attention au sport. Un match de Promotion bénéficie d’autant d’intérêt qu’un Bruges-Standard. Les sportifs ont donc l’impression d’être des stars, puisqu’ils figurent souvent dans le journal. Tous le monde les connaît. Il en va de même pour les cyclistes. Nos sportifs sont placés devant un choix cornélien : restent-ils les meilleurs du village ou déménagent-ils en Flandre où, suite à la concurrence, ils seront peut-être derniers ? « 

C’est un dilemme aggravé par les distances, surtout si les moyens de la famille sont limités.

Le Luxembourg est une province dénuée de centre du pouvoir et de villes. Quand notre collègue a osé écrire que cette province n’abritait aucune ville mais seulement des gros villages comme Bastogne, Arlon ou Marche, il a suscité de nombreuses réactions des habitants.

La région ne connaît d’ailleurs pas les problèmes des grandes villes. Ces jours-ci, la une est consacrée à la fermeture de boîtes postales. Bpost envisage d’en supprimer toute une série car les vider chaque jour coûte beaucoup de temps. Les transports publics sont un autre problème. La région compte beaucoup de petits villages éloignés les uns des autres, sans infrastructure commerciale, alors que la population est vieillissante. Dans les grandes villes, on prend le tram, le bus ou le métro. Ici, c’est le bus mais les lignes couvrent de longues distances et sont loin d’être remplis. Faut-il supprimer ces lignes ? Lapraille :  » Vous voyez, le Luxembourg a des besoins très spécifiques. « 

La Rotonde et World War 2

Durant l’année, n’y a-t-il donc rien qui rappelle La Doyenne ? Si. Lapraille nous emmène rue du Vivier, là où s’engouffre le trafic en provenance de Houffalize. Ici, à Bastogne Nord, l’ancienne gare, on a construit une rotonde. Des étudiants de sixième année en Art ont élaboré un projet concrétisé par des sculptures de quatre coureurs qui symbolisent quatre phases de la course : le départ, la course proprement dite, l’approvisionnement et le geste de victoire à l’arrivée.

Eddy Merckx, Joseph Bruyère, un Liégeois, et Bernard Hinault ont inauguré cette rotonde il y a deux ans. Le nom de tous les vainqueurs de La Doyenne est gravé sur un panneau. De l’autre côté de la gare, dont les voies ont été recouvertes de béton pour devenir une piste cyclable, figurent d’autres informations. Ainsi, le premier Liège-Bastogne-Liège a été gagné par Léon Houa en 1892, en 10 heures et 48 minutes. La course a été mise sur pied en tant qu’étape dans le cadre d’un projet plus vaste, Liège-Paris-Liège, une course qui n’a finalement jamais vu le jour.

Lapraille ignore le fondement historique du passage de La Doyenne par Bastogne. Il n’y a pas d’autres références à Liège-Bastogne-Liège dans la ville, qui s’appuie surtout sur la dernière guerre.  » Nuts « , déclara le général américain McAuliffe en 1944, quand les Allemands furent repoussés une première fois, avant de lancer une contre-attaque qui se heurta à l’intransigeance luxembourgeoise. Bastogne fut encerclée mais jamais conquise. McAuliffe refusa toute capitulation et finalement, le général Patton parvint à enfoncer une brèche dans les troupes ennemies, libérant Bastogne.

Presque tous les villages des environs ont leur musée de la guerre. Bastogne ne fait pas exception. Il y a le Mardasson, le monument américain, mais la ville en veut davantage. Si Waterloo est le symbole de la guerre de 1815 et de la bataille contre Napoléon, si Ypres est celui de la Première Guerre mondiale, Bastogne doit devenir le point de référence de la Seconde. On a déjà posé la première pierre de World War 2, un nouveau centre européen de commémoration de la Deuxième Guerre mondiale. Ce projet d’envergure doit rendre un souffle nouveau à la ville.

La vie se poursuit paisiblement animée, de temps à autre, par l’actualité. Ainsi, le mariage de Philippe et Mathilde a assuré la célébrité de Villers-la-Bonne-Eau, proche de Bastogne. La guerre aussi. Mais chaque année, il y a aussi la course, l’espace d’une ou deux heures. Elle ne laisse guère de traces. En quelques heures, nous n’avons pas vu un seul cycliste. A seize kilomètres de là, à Houffalize, Etienne grimpe péniblement la Côte de Saint-Roch.

PAR PETER T’KINT – PHOTOS:JO VAN DER TRAPPEN

Jadis, un sprint était organisé dans le virage de la remontée vers Liège et le vainqueur recevait 2.500 euros.

Non, le Luxembourg et Bruxelles ne seront jamais sur la même longueur d’onde.

On ignore le fondement historique du passage de La Doyenne par Bastogne.

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