Rouche et Noir

Un demi-siècle avant Dieumerci Mbokani, c’est une autre perle congolaise qui faisait chavirer de bonheur les fans du Standard : trois fois champion en 58/61/63.

Au moment du cinquantenaire de l’indépendance du Congo, parmi les premiers joueurs originaires de ce pays qui donnèrent une coloration nouvelle à notre football, Paul Bonga Bonga se détache assurément. Médian du Standard de 1957 à 63, c’est lui qui, en 1958, se para de son premier de trois titres nationaux avec les Rouches. Aucun ressortissant de son pays n’avait encore réussi à être champion de Belgique ! Idem pour sa participation en Coupe des Champions la même année face à Hearts of Midlothian.

L’ex-joueur du Daring Club de Motema Pembe fit toujours office de précurseur. Ainsi, il prit les rênes de Tubize, en 1968, en tant que joueur-entraîneur avec un titre en Provinciales à la clé au bout d’une saison à peine, autre exploit jamais réalisé auparavant par l’un ou l’autre de ses frères de couleur. A 77 ans, toujours bon pied bon £il, celui qui fut en 1977 récompensé de la Médaille d’Or du Mérite sportif congolais coule toujours des jours heureux en Belgique où il vibre plus que jamais aux exploits des Rouches et d’un certain Dieumerci Mbokani.

Quel a été votre parcours avant d’aboutir au Standard ?

Paul Bonga Bonga : Comme tous les enfants, j’ai débuté en rue à Kinshasa avant de poursuivre mon apprentissage dans le cadre de ma scolarité, à l’école Sainte-Anne d’abord puis à l’Institut Saint-Joseph, deux établissements dirigés par un missionnaire de Scheut, le Révérend Père Raphaël de la Kethulle de Ryhove, que tout le monde surnommait Tata Raphaël. L’homme était également responsable des diverses sections sportives, dont l’équipe de football, appelée le Sporting Club, pour laquelle j’ai fait mes débuts à l’âge de 16 ans. J’avais été appelé à remplacer à l’improviste le titulaire sur l’aile gauche, un certain Souris, et je m’étais d’emblée signalé en marquant trois buts contre un adversaire du nom de Terreur ( il rit). Une prestation d’autant plus remarquable que contrairement à la plupart des autres joueurs, j’étais non-botté, autrement dit, sans chaussures.

Qui étaient les bottés ?

Ceux qui avaient tout bonnement les moyens de se payer des chaussures, les jeunes Blancs ainsi que quelques rares indigènes. Il n’y avait d’ailleurs pas de mélange des genres : les Belges jouaient de leur côté dans des clubs comme l’Amicale, le CAB, les Nomades ou encore le Cercle de Léopoldville, tandis que les Congolais avaient leurs propres compétitions. Ce n’est qu’au beau milieu des années 50 que des formations mixtes furent composées pour la toute première fois. Dans l’une de ces sélections, j’ai même joué au côté d’Armand Mertens qui fit carrière, plus tard, au CS Verviers. A cette époque remontent aussi les tournées organisées au pays par plusieurs clubs belges, tels Anderlecht, le Standard et le Beerschot.

 » La ségrégation raciale existait au Congo aussi « 

Le même clivage était-il perceptible dans la vie de tous les jours ?

Si la population noire en Afrique du Sud était confrontée à l’apartheid, les Congolais devaient composer eux aussi avec une forme de ségrégation raciale. Je me souviens par exemple qu’un jour, avant de me rendre au travail chez Israël Frères, une firme d’import-export de la capitale congolaise, je m’étais placé dans une longue file de Blancs qui attendaient patiemment d’être servis à la Pâtisserie Nouvelle, la meilleure de la ville. Quand ce fut à mon tour, l’employé passa au client suivant, comme si je n’existais pas. Des années plus tard, alors que je m’étais fait un nom par le biais du football au Standard, il n’y avait subitement plus de problème. J’étais le bienvenu.

De quelle manière votre passage à Sclessin s’était-il opéré ?

Après mes humanités, je m’étais engagé à l’Union, filiale du Daring Club de Motema Pembe, l’un des grands noms du football au Congo, au même titre que le Vita Club ou le Tout Puissant Englebert, devenu Mazembé par la suite. Au mois de mai 1957, j’ai été incorporé dans un effectif appelé à jouer une tournée en Belgique. Parmi la petite vingtaine d’éléments qui avaient effectué le déplacement, trois trouvèrent de l’embauche immédiatement : Léon Trouet Mokuna à La Gantoise, Henri Erumba à Anderlecht et moi au Standard. Une année plus tard, Raoul Lolinga et Lucien Ndala rallièrent Saint-Trond, tandis que Max Mayunga et André Assaka rejoignirent le Daring.

Que retenez-vous de cette période ?

L’effervescence d’abord, car il y avait 500 personnes pour m’accueillir à l’héliport de Liège, parmi lesquelles le secrétaire-général des Rouches, Roger Petit, et le capitaine, Henri Thellin. Tous avaient manifestement à c£ur de me voir enfin en chair et en os car mes documents de sortie s’étaient fait désespérément attendre. En principe, mon arrivée était prévue à l’intersaison. Mais c’est finalement le 24 septembre que j’avais atterri dans la Cité Ardente. Juste à temps pour participer à un match amical face au Racing de Paris le lendemain. Après un long voyage, j’étais fourbu et, après 45 minutes de jeu, j’avais cédé ma place à Pol Anoul. Le Standard fut battu 0-5 ce soir-là. Pour des débuts, j’étais bien servi ( il rit). Heureusement, l’équipe allait se racheter pleinement, remportant même le titre à la fin de la saison. Je n’aurais pu rêver mieux, même si j’avais peu joué : quatre rencontres à peine au plus haut niveau.

 » Les insultes du type Sale Nègre étaient monnaie courante « 

Le décalage était à ce point important ?

Tout à fait. J’en avais d’ailleurs eu un avant-goût lors des matches que j’avais livrés jusque-là face à des équipes belges. Notamment Anderlecht, qui nous avait étrillé 0-5 lors de sa tournée au Congo en 1955, avant de récidiver de manière plus éclatante encore au Parc Astrid deux ans plus tard : 9-1. A ce moment-là, il y avait de quoi se poser des questions. Heureusement, nous nous étions rebiffés ensuite, gagnant 3-5 à l’Olympic, 3-4 à La Gantoise avant de réaliser un 3-3 devant le Beerschot et un 2-2 contre le Standard. Un match qui m’avait sans doute valu mon transfert. Mais il va sans dire que tout était nouveau pour moi : le jeu pratiqué, le climat, la nourriture. Il m’a fallu un an pour m’habituer. La rigueur tactique, surtout, m’impressionnait. Et la condition physique des joueurs aussi. Moi qui m’étais toujours entraîné avec un ballon, je découvrais un autre sport : la course à pied. Au départ, je devais d’ailleurs toujours décrocher quand on allait courir en forêt. Je ne tenais pas la distance.

L’histoire retiendra que vous avez été le premier étranger à défendre les couleurs du RSCL. Une intégration harmonieuse ?

Je n’ai jamais eu à me plaindre. Ni sur le terrain, où j’étais le chouchou d’à peu près tout le monde, ni en dehors, où les gens m’avaient à la bonne aussi. A Liège, du moins, car le racisme je l’ai vécu ailleurs, malgré tout. Non seulement lors des matches, où j’étais souvent confronté à des insultes, genre Sale Nègre ou encore Kasavubu, retourne chez toi de la part de l’adversaire, pour me déstabiliser. Mais aussi, par moments, dans la société. Quand j’ai quitté le Standard à destination du Sporting Charleroi durant l’été 1963, je me suis installé par facilité à Bruxelles. Vous me croirez ou non mais j’ai dû patienter quatre mois avant de trouver un logement. Chaque fois que ma femme ou moi nous manifestions, c’était la même rengaine : – Désolé, mais nous venons de louer. N’empêche, trois jours plus tard, la même affiche était toujours là.

Vous êtes resté six saisons au Standard. Quels souvenirs en avez-vous gardés ?

Sur le plan humain, je me suis fait là-bas des amis pour la vie. Comme Denis Houf ou Popeye Piters, que je revois toujours avec le même plaisir aujourd’hui. Sur le plan sportif, je retiens bien évidemment les trois titres glanés ainsi que quelques matches mémorables en compétition européenne. J’ai eu le bonheur de marquer le 3e de nos 5 buts face aux Hearts of Midlothian, à l’occasion de l’entrée en matière du club en Coupe d’Europe en 1958-59. Trois ans plus tard, je me suis régalé face aux deux grands qu’étaient les Glasgow Rangers et le Real Madrid. Mais par-dessus tout, je songe parfois encore avec nostalgie au tournoi de Cadix en été 1959, qui réunissait alors les mêmes Madrilènes, le FC Barcelone, l’AC Milan et le Standard. Nous avions été battus 4-3 aux tirs au but par le Barça, après avoir fait 2-2 à l’issue du temps réglementaire. Dans la petite finale, l’AC Milan s’était imposé 3-2 contre nous. Une consolation malgré tout, pour moi : j’avais été désigné meilleur joueur du tournoi. Ce qui n’est pas rien face à des Ladislao Kubala, Sandor Kocsis, Alfredo Di Stefano, José Altafini, Nils Liedholm ou Cesare Maldini. En vérité, la seule ombre au tableau, après cette demi-douzaine d’années, aura été mon départ. J’ai été averti par recommandé, de manière laconique : – Merci pour services rendus et bonne chance dans la quête d’un nouveau club. Signé Roger Petit. Il y a des manières plus élégantes de prendre congé de quelqu’un, non ? Car j’avais tout de même contribué à la conquête de trois sacres tout en livrant une centaine de matches pour les Rouches.

 » J’ai flirté plusieurs fois avec la mort au Congo « 

Les Africains se plaignent souvent d’être ou d’avoir été exploités. Etait-ce votre cas aussi ?

La différence, c’est qu’aujourd’hui le football paie son homme alors que jadis nous étions encore de simples amateurs. J’ai eu droit à des primes, bien sûr, à l’instar de mes partenaires. Mais je ne pense pas avoir été berné dans ce domaine. Je tirais mes revenus d’ailleurs : d’abord comme employé chez un des administrateurs du club, Maurice Gillis, spécialisé en équipements sportifs. Plus tard, à Bruxelles, j’ai été actif dans le négoce des vins et spiritueux chez Fourcroy. Quand je suis retourné au pays au début des années 70, j’ai dirigé la filiale de cette firme dans la capitale avant de créer ma propre société, Sodivins. Je n’ai jamais oublié le football pour autant car j’ai entraîné le Daring Club Motema Pembe à cette époque avant d’accéder en 1981 à sa présidence. Dix ans plus tard, j’ai été nommé directeur technique des Léopards, l’équipe représentative du Zaïre, avant de revenir en Belgique en 2004.

Pourquoi l’équipe nationale congolaise n’a-t-elle plus rien réussi de bon depuis 1974, année de sa seule présence en phase finale de la Coupe du Monde ?

Elle avait également remporté la Coupe d’Afrique des Nations la même année, une performance réalisée aussi six ans plus tôt. A l’époque, le Tout Puissant Englebert était une référence également à l’échelon des clubs. Depuis lors, d’autres pays ont pris le relais : le Cameroun, la Côte d’Ivoire, l’Egypte. Pour moi, deux facteurs sont susceptibles d’expliquer cette rentrée dans le rang : contrairement à ce qui se passe dans d’autres Etats de l’Afrique noire comme les deux précités ou encore le Sénégal, le Congo ne dispose toujours pas d’académies pour ses jeunes. D’autre part, ceux qui font partie à l’étranger de la deuxième ou troisième génération préfèrent se lier à leur patrie d’adoption, la Belgique en substance, plutôt que de défendre l’intérêt du pays dont ils sont originaires. Un Mbo Mpenza, né à Kinshasa, aurait fort bien pu être international congolais au lieu de belge, par exemple. Si, à l’image des pays du Maghreb, le Congo pouvait disposer de ces talents-là, c’est sûr qu’il aurait une autre dimension à l’heure actuelle.

Vous-même, pourquoi êtes-vous revenu en Belgique ?

Mes trois enfants, Paul Junior, Robert et Freddy s’inquiétaient tout simplement pour moi. Il est vrai qu’après la zaïrisation, les pillages ont été de plus en plus fréquents et que j’en ai moi-même été victime à intervalles réguliers. Un jour, je me suis réveillé avec le canon d’un fusil sur la tempe. Plusieurs gars masqués me réclamaient tout : argent, bijoux, valeurs. Ils devaient être manifestement informés car la veille, j’avais fait le tour des commerces et des ambassades où je livrais mes boissons afin de réclamer mon dû. Ils savaient donc qu’il y avait pas mal de devises chez moi. Ils m’ont absolument tout pris. Y compris les nombreux pagnes que mon épouse vendait au marché. A partir de ce moment, ils sont revenus régulièrement à la charge. S’ils m’ont toujours laissé la vie sauve, c’est parce qu’ils savaient fort bien qui j’étais. Et la mort de Paul Bonga Bonga aurait fait désordre. Pourtant je ne vivais pas dans le luxe, contrairement à pas mal d’autres. Et ma Toyota Corolla contrastait avec les Mercedes et les BMW qu’on pouvait voir plus loin dans le coin. A chaque fois que je portais plainte à la police, on me réclamait de l’argent pour faire une enquête. Mais comment aurais-je pu en donner, dans la mesure où on m’avait tout piqué ? Il fallait sans cesse que je me reconstitue un bas de laine. Et à peine y étais-je parvenu que l’on me prenait tout. A la longue, mes fils m’ont convaincu de rebrousser chemin.

 » La Reine Fabiola est intervenue en ma faveur « 

Plus d’un demi-siècle après votre départ de Léopoldville, que vous inspire votre pays ?

Le problème, dans une branche comme le commerce, qui me concerne, c’est qu’on a mis à la tête de ces firmes des gens qui n’étaient pas du tout qualifiés pour ce genre d’activité. Et ce qui vaut dans ce secteur est d’application à tous les autres. Le pays a des richesses insoupçonnées et des tas de gens de bonne volonté. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : rien n’y bouge dans le bon sens. Et je ne vois pas les choses évoluer de sitôt.

Et en Belgique ?

Il y a quand même eu pas mal de changements en l’espace de toutes ces années. Au début, je faisais pour ainsi dire figure d’exception dans la Cité Ardente, où les seuls autres Congolais étaient quelques rares étudiants de l’université. En fait, ce n’est qu’à l’occasion de l’Exposition universelle de 1958 à Bruxelles, que j’ai vu pour la première fois d’autres Africains. A présent, la situation a évidemment changé du tout au tout. Il est rare, en tout cas, de ne pas croiser l’un ou l’autre Africain en rue ( il rit). Je dois avouer aussi qu’en matière de logement, tout a été plus simple pour moi à Bruxelles en 2004 que 40 ans plus tôt. Cette fois-là, c’était bingo du premier coup. Tout n’est pas encore parfait : pendant 4 ans, j’ai vécu ici comme un véritable sans-papiers. Ma situation a tardé à se régulariser, en dépit du fait que j’avais quand même passé 13 ans de ma vie en Belgique entre 1957 et 70. Je dois, en réalité, une fière chandelle à la Reine Fabiola, qui est intervenue en ma faveur. Devant mon désarroi, je lui avais fait parvenir, il y a quelques années de ça, un courrier dans lequel j’avais pris soin de joindre une photo sur laquelle je serrais la main du Roi Baudouin, avec elle à ses côtés. Je lui ai demandé d’intervenir en ma faveur et elle l’a fait. Aujourd’hui, je suis donc un citoyen presque comme tous les autres ( il rit).

De quelques rares exceptions à vos débuts, le nombre de joueurs congolais – et africains en général – a subi une forte croissance à travers les ans. Un juste retour ?

Je suis surtout content que les footballeurs africains jouissent enfin d’une grande reconnaissance. A mon époque, ce n’était pas le cas. Je me rappelle avoir félicité un jour Paul Van Himst à l’occasion de sa désignation comme Soulier d’Or en 1960 ou 61. Il m’a répondu : – Si je suis Soulier d’Or, toi tu mérites le Soulier d’Argent. Hélas, je n’ai jamais obtenu la moindre distinction alors que je suis tout de même considéré comme l’un des meilleurs joueurs congolais de tous les temps. Je constate qu’il y a eu réparation depuis lors puisqu’Aruna Dindane a reçu ce trophée tout en ayant été sacré aussi Joueur pro de l’Année. Pareil pour Mbark Boussoufa. C’est très bien mais c’est surtout normal.

Pour qui flashez-vous dans notre championnat ?

J’ai toujours eu un faible pour Mbokani. Non seulement parce que c’est un compatriote mais aussi parce qu’il porte les couleurs du Standard. Je suis aussi avec attention Romelu Lukaku, en déplorant qu’il ne jouera jamais sous le maillot du Congo, contrairement à son papa. Mais c’est la vie.

Il vous arrive de suivre des matches au Standard ?

De temps en temps. Mais là aussi, rien n’est jamais très simple. Parfois, on se décide du jour au lendemain. Et la réponse, dans ce cas, est négative. Pour être invité par le Standard, il faut s’y prendre quinze jours à l’avance, sinon c’est refusé même quand on est un ancien joueur. C’est regrettable mais c’est comme ça.

par bruno govers – photos: reporters/ gouverneur

En quête d’un logement à Bruxelles, je me heurtais toujours à la même réponse : désolé mais c’est déjà loué.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire