« ROTTERDAM TRAVAILLE, AMSTERDAM FAIT LA FÊTE »

Promenade dans Rotterdam, la ville de foot hollandaise par excellence où trois clubs (Feyenoord, le Sparta et l’Excelsior) évoluent en Eredivisie.

Librairie Donner, sur le Coolsingel.  » Que cherches-tu encore ici, papa ? On ne peut pas aller à la section BD ? « , demande un gamin impatient à son père. « Attends un peu, gamin, je regarde s’il n’y a pas un nouveau livre sur Feyenoord. » Sur une table, Dossier Feyenoord-Kampioenschap als obsessie, dans lequel le journaliste Bert Nederhof analyse les transferts (124 achats) et la formation des jeunes depuis 1999, année du dernier titre. A côté, presque comme un symbole, des exemplaires de Don Leo, la biographie de Leo Beenhakker, architecte de ce dernier trophée.

Il y a seize ans, ce Rotterdammois bon teint, qui a grandi à deux pas du Kuip, était au balcon de l’hôtel de ville, en plein centre du Coolsingel. Une place symbolique pour les fans de foot de Rotterdam qui, chaque année, rêvent d’y faire la fête. Un rituel qui a débuté en 1959 lorsque… le Sparta fut le premier champion de la ville en Division d’Honneur – fondée 3 ans plus tôt – et pénétra sur le Coolsingel à bord d’un carrosse tiré par un cheval. Une bonne vieille fête populaire lors de laquelle l’entraîneur, Denis Neville, était même juché sur… un chameau.

Ils étaient 15.000, des hommes en chapeau qui saluaient gentiment leurs héros sur le balcon. C’était le dernier des six titres des Kasteelheren. A partir des années 60, Feyenoord allait fêter neuf des quatorze championnats conquis après le dernier titre du Sparta. Rob Westerhof, le président du Sparta, déclarait dans Voetbal International que son club avait loupé l’occasion de devenir le plus grand club de la ville. « Nous attirions en moyenne 30.000 spectateurs mais Feyenoord a su profiter au maximum de la popularité de Coen Moulijn. »

Moulijn a pourtant grandi dans le quartier d’Oude Noorden, près du port d’attache du Sparta. Son père aurait préféré qu’il joue au Kasteel mais Cor Kieboom, le président de Feyenoord, avait sorti les arguments forts : 25.000 gulden (11.300 euros) pour son club, Xerxes, et 2200 gulden (998 euros) pour l’attaquant de poche (1,72 m). Une affaire en or, prétendait Kieboom.  » Rien qu’en alignant Coen, nous attirerons 10.000 spectateurs.  » Et de fait, le Kuip fit le plein. Mister Feyenoord conquit cinq titres, une coupe des Pays-Bas et la Coupe d’Europe des clubs champions. Il fut reçu comme un héros par plus de 200.000 personnes sur le Coolsingel.

PREMIER ARRÊT : LE KUIP

Sous le pont Erasme, des bateaux flottent sur la Nieuwe Maas, qui sépare le centre-ville, au nord, du sud. Rotterdam Sud est une ville dans la ville, elle s’est développée dans les années trente, lorsque la récession et le chômage frappèrent les Pays-Bas sans pitié.  » Le port était en plein développement. Dès lors, beaucoup d’habitants et d’agriculteurs des îles du Sud de la Hollande vinrent y travailler et s’établirent à Rotterdam Sud « , explique Cees van Cuilenborg, Rotterdammois et ex-rédacteur en chef et directeur de l’hebdo Voetbal International.

Les maisons du quartier ouvrier sont petites et bon marché, les vieux magasins font grise mine et leurs clients sont surtout des néo-Hollandais. Plus de 85 % des 8.000 habitants du quartier de Feijenoord sont allochtones. Cette partie de la ville a souffert mais elle vit et vibre.

Au loin, le toit du Kuip brille. Ce mastodonte peut accueillir 51.000 spectateurs et respire le football. Il est regrettable qu’en mars, le club ait décidé d’abandonner le Kuip pour construire Feyenoord City un peu plus loin. Une icône au bord du fleuve, avec des magasins, des bureaux, des hôtels et même des maisons. Un attentat à la véritable culture du football mais un pas nécessaire pour concurrencer le PSV et l’Ajax qui se sont partagé quinze des dix-sept titres depuis le dernier championnat remporté par Feyenoord.

12 h. A l’entrée du Maasgebouw, on peut voir la statue d’Ernst Happel, le légendaire Autrichien qui, dès sa première saison (1969/70), conquit la Coupe d’Europe des clubs champions et la Coupe du monde des clubs. Les héros de l’époque sont immortalisés sur photo noir et blanc géante au premier étage. Ce sont les véritables Dieux du Kuip car Happel lui-même minimisait toujours son apport.  » La tactique, c’est Rinoes, Willem et Coentje «  : Rinus Israël, Willem van Hanegem et Coen Moulijn, la Sainte-Trinité réunie sous un même maillot.

A la Brasserie De Kuip, où le logo du club est gravé dans chaque banquette en cuir, le menu est varié mais un plat attire notre attention : Saumon norvégien fumé à froid pendant 10 heures dans l’herbe du Kuip, tondue trois fois par semaine. Un club qui se décline jusqu’aux toilettes : des carrelages rouge et blanc dans lesquels on peut voir le logo et une étoile dorée, symbole des quatorze titres nationaux.

Une seule étoile alors que le PSV (23 titres) en compte deux et l’Ajax (33 titres), trois. Et à Rotterdam qui souffre du second city syndrome.  » Dire que nous faisons un complexe d’infériorité, c’est un peu fort mais on peut affirmer que nous sommes toujours dans la peau d’un outsider, ce qui entraîne parfois des situations malsaines « , dit Van Cuilenborg.  » Les trois clubs de Rotterdam s’entendent assez bien mais ils haïssent Amsterdam, une ville cosmopolite qui vit. Ici, on dit que Rotterdam travaille tandis qu’Amsterdam fait la fête.  »

Feyenoord rêve de nouveaux succès. Depuis le dernier titre, Bert van Marwijk lui a permis de conquérir la Coupe UEFA (2002) et la Coupe des Pays-Bas (2008), un trophée qu’il a de nouveau remporté l’an dernier sous la conduite de Giovanni van Bronckhorst. C’est peu, trop peu. Au Kuip, à la fois porte du ciel et de l’enfer, cette soif de succès a parfois entraîné des excès financiers. Comme en 2009, lorsque le club fut placé sous curatelle par la fédération et dut en revenir à ses bases : former des jeunes. De 2010 à 2014, il fut chaque fois considéré comme le meilleur club des Pays-Bas dans ce domaine.

Stefan de Vrij (Lazio), Daryl Janmaat (Newcastle), Terence Kongolo (Feyenoord), Bruno Martins Indi (FC Porto) et Jordy Clasie (Southampton) sont tous passés du centre de formation de Varkenoord à l’équipe nationale hollandaise. Leur vente a permis de solder une partie de la dette.  » Eric Gudde, le directeur général de Feyenoord, est un fou de foot « , dit Van Cuilenborg.  » Cet ex-directeur des services sportifs de la ville a formé toute une génération de joueurs. Par obligation, certes, mais très bien tout de même. D’autres clubs ont suivi cet exemple, ils ont construit petit à petit… Aux Pays-Bas, tout le monde pense que Feyenoord pourrait bien se mêler à la lutte pour le titre cette saison. »

DEUXIÈME ARRÊT : HET KASTEEL

Nous prenons le tram 8 vers Spangen qui, jusqu’au milieu des années 60, était un quartier charmant où les fonctionnaires, les enseignants et les artisans fêtèrent le dernier titre du Sparta, en 1959. Aujourd’hui, l’endroit est méconnaissable : 9500 habitants, dont 85 % sont allochtones. « Le club le plus populaire du quartier n’est pas le Sparta, c’est Fenerbahçe », dit Rob Westerhof, le président du Sparta qui, au printemps dernier, a décroché le titre en Jupiler League (la D2) et retrouve la Division d’Honneur après six ans d’absence.

Le jour de notre visite, le plus vieux club professionnel des Pays-Bas, fondé en 1888, organise sa journée des familles. Petits et grands se promènent autour du stade, fiers de porter l’écharpe rouge et blanc. Match amical contre NAC Breda, séances d’autographes, visites guidées du Kasteel – qui fêtera ses 100 ans en octobre-, concert… Le Sparta revit.  » Cette année, ce sera la fête, avec un stade plein toutes les semaines « , dit Cees van Cuilenborg, qui était au premier rang lorsque le club a fêté le titre en avril. Dans les tribunes, pourtant, très peu de néo-Hollandais. « C’est pareil dans les trois clubs. Comme à Bruxelles, l’apport des nouvelles cultures sur le terrain est très net mais cela ne se reflète pas dans les tribunes. Ce sont des acteurs, pas des spectateurs.  »

Oubliées les trois années noires qui ont suivi la descente en 2010, lorsque le club était dirigé par un politicien vaniteux (Willem Bröcker) et un directeur technique, Wiljan Vloet, qui avait engagé plus de trente nouveaux joueurs (moyens). Une attitude à l’opposé de la culture du Sparta, où la formation (il a été élu meilleur club des Pays-Bas en la matière en 2006 et 2007) a toujours été la source principale de revenus. Chaque année, le club espère que des joueurs comme Kevin Strootman (AS Rome), Memphis Depay (Manchester United) ou Jetro Willems (PSV) changeront d’employeur car il touchera à chaque fois 4 % d’indemnités de formation, ce qui peut rapidement signifier un demi-million par joueur. Beaucoup d’argent pour un club dont le budget est d’une dizaine de millions.

Le Sparta occupe la cinquième place du classement perpétuel des clubs de Division d’Honneur. Il n’est devancé que par l’Ajax, le PSV, Feyenoord et Twente. Une statistique qui n’impressionne pas Alex Pastoor, entraîneur principal depuis janvier 2015. « J’ai souvent secoué la direction du Sparta qui a connu 19 entraîneurs en 9 ans… Ici, tout le monde pensait que le Sparta était un club de Division d’Honneur qui avait dérivé en Jupiler League. Historiquement, c’était peut-être vrai mais cela faisait tout de même six ans qu’il végétait en D2. J’ai lutté contre cela dès le premier jour. Nous devions sortir de cette phase de négation », dit-il dans Voetbal International.

Ce quinquagénaire déterminé a démonté pas mal de vérités bien ancrées au Kasteel, faisant enlever des photos des héros du passé pour les remplacer par celles des nouveaux champions. Pour lui, le Sparta vivait trop en fonction du passé. « C’était dû aux années difficiles passées en D2 », dit Van Cuilenborg. « Dans les moments sombres, on se dit toujours que c’était mieux avant. Je pense cependant qu’on a jeté les bases d’un club capable de tenir modestement son rang en Division d’Honneur. Même si, avec un stade de 11.000 places, il devra connaître ses limites. »

TROISIÈME ÉTAPE : WOUDESTEIN

Kralingen, un quartier de contrastes. De grandes villas aux jardins gigantesques à l’est, des rues chaotiques aux habitations sociales rénovées à Crooswijk, de l’autre côté, où l’imposante Université Erasmus semble écraser le stade Woudestein.

Une poignée de supporters sont sur le parking du plus petit stade de Division d’Honneur : 3750 places mais une moyenne de 3.596 spectateurs. Les moyens financiers sont limités mais le club disposera bientôt de 4.500 places.

On est en plein chantier. Pour le match amical face à l’Espanyol Barcelone, la tribune Robin van Persie est même fermée. RVP est l’enfant le plus connu de l’Excelsior, où il s’est affilié à l’âge de cinq ans et demi. A 13 ans, il est parti à Feyenoord mais il restera pour toujours le gamin aux cheveux foncés qui parcourait balle au pied les 2,5 km séparant la maison parentale des terrains d’entraînement de la Honingerdijk.

Mario Been, Winston Bogarde, Royston Drenthe, Graeme Rutjes et Thomas Buffel ont également porté le maillot de l’Excelsior qui, le week-end dernier, a entamé sa 20e saison au plus haut niveau (depuis 1910). De 1997 à 2005, il fut club satellite de Feyenoord. Par la suite, les deux clubs ont continué à collaborer de façon informelle jusqu’en 2015, lorsque les ponts ont été rompus. « L’Excelsior a bien profité de cette collaboration », dit Van Cuilenborg. « Mais au fil du temps, le club a voulu retrouver son indépendance. »

L’an dernier, le club avait le plus petit budget de la Division d’Honneur (5 millions d’euros). Ici, les histoires racontant combien il est difficile de trouver de l’argent ne manquent pas. Henk Zon, président de 1952 à 1977, clôturait chacun de ses discours par un tour de salle avec un chapeau melon en main, histoire de récolter quelques florins. Chaque semaine, celui qu’on surnommait Mister Excelsior envoyait ses employés à la recherche de vieux journaux et de folders qu’il revendait pour remplir les caisses du club. Un jour, dans une maison, il vit un tas de journaux atteindre le plafond et s’écria : « Nous pouvons acheter Johan Cruijff‘ »

La vitrine aux trophées est restée vide mais le club suscite la sympathie et est dirigé par d’anciens joueurs. Ferry de Haan, le directeur général, a joué à Feyenoord et à l’Excelsior, le directeur commercial, Wouter Gudde, est le fils du directeur de Feyenoord et a porté le maillot des trois clubs de Rotterdam. L’homme d’affaires Albert de Jong, président depuis janvier 2012, n’a pas de passé footballistique mais il a été amené au club par son voisin, Jon Dahl Tomasson (ex-attaquant de Feyenoord), qui était alors entraîneur-adjoint.

Quand on n’a pas beaucoup d’argent, il faut être imaginatif. Depuis cette saison, les étudiants d’Erasmus qui s’abonnent au club ont droit aux images des championnats belge, danois et suédois. On leur demande ensuite de donner les noms des joueurs les plus talentueux aux deux membres de la cellule de scouting.

 » Les étudiants ont également leur propre tribune « , dit Van Cuilenborg.  » Un jour, ils seront dirigeants d’entreprise et l’idée est de les amener à avoir envie d’aider le club lorsqu’ils seront dans le monde des affaires. C’est un club qui suscite la sympathie parce que ses ambitions sont limitées. Il veut juste se maintenir en Division d’Honneur mais, avec un aussi petit budget, c’est difficile.  »

Pourtant, Rotterdam est heureux de compter à nouveau trois clubs en Division d’Honneur, ce qui n’est plus arrivé depuis 2008. Et tous se souhaitent – dans une certaine mesure – bonne chance. Comme le disait récemment à la NOS Ferry de Haan, qui jouait encore à Feyenoord lorsque ce club fut champion pour la dernière fois : « Si Feyenoord est champion, les deux autres clubs de la ville en profiteront aussi indirectement. »

PAR CHRIS TETAERT, ENVOYÉ SPÉCIAL À ROTTERDAM – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Comme à Bruxelles, l’apport des nouvelles cultures sur le terrain est très net mais cela ne se reflète pas dans les tribunes.  » CEES VAN CUILENBORG, EX-RÉDACTEUR EN CHEF DE VOETBAL INTERNATIONAL

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