Roman russe

 » Pourquoi j’ai acheté Chelsea ? Parce qu’il était à vendre « . Qui est ce Russe richissime, homme mystérieux et entrepreneur louche ?

La navrante tradition s’est encore perpétuée, cette fois teintée de surréalisme, lorsque le FC Chelsea a reçu son éternel rival londonien, Tottenham Hotspur. Du camp de Chelsea ont jailli les odieux chants qui sont de mise lors de ce derby. Les supporters de Tottenham sont estampillés comme juifs, en Angleterre. Les hooligans de Chelsea chantent allègrement Gas a jew, jew, jew, put him in the oven, cook him through. En traduction libre : -Gaze un juif, mets-le au four et cuis-le à point. Le tout en imitant le bruit des chambres à gaz et en produisant le fameux Gas chamber hiss. Hallucinant .

Tout en haut, dans la tribune d’honneur, le nouveau propriétaire de Chelsea : Roman Ambramovich, fils de juifs issus de Saratov, sur les rives de la Volga était entouré de partenaires d’affaires répondant aux noms de Jevgeni Schwidler, Richard Creitzman et Jevgeni Tenenbaum.

En ces temps modernes, les clubs de football changent plus vite de propriétaire que les pathétiques hooligans de rituels. Les sociétés cotées en Bourse peuvent changer de propriétaire du jour au lendemain.

C’est d’ailleurs comme ça qu’a débuté, en juillet, l’affaire qui a conduit la presse britannique à titrer :  » Mais qui est donc Roman Abramovich ? » Cette perplexité faisait suite à un communiqué annonçant que 84.908.506 actions – soit plus de la moitié – du célébrissime Chelsea Football United avaient été vendues à ce Russe dont on estime la fortune à 5,7 milliards de dollars. Ce qui fait de Roman Abramovich un des plus jeunes oligarches du monde, à 36 ans, et le deuxième homme le plus riche de Russie.

La globalisation du football a donc essuyé un joli contre car cette mondialisation ne devait-elle pas permettre aux prospères clubs occidentaux d’acquérir des joueurs issus de contrées moins riches ? Car le système fonctionne donc dans les deux sens. A Londres, pas mal de gens sont descendus de leur nuage. Tony Bank, l’ancien ministre du Sport, supporter de Chelsea depuis un demi-siècle, a très sérieusement prié le gouvernement de contrôler la transaction. Des parlementaires et d’anciens internationaux ont officiellement fait part de leur inquiétude. Chelsea a fait l’objet de longs articles fouillés dans la presse.

La Russie n’est pas demeurée en reste. Le grand patron de la Cour des Comptes, l’ancien Premier ministre russe Sergej Stepachine, est monté sur ses grands chevaux. Son ton a fait comprendre à Abramovich qu’il pouvait s’attendre à des démêlés juridiques. Stepachine s’est offusqué de cette  » brutale provocation de tout le pays « .

Tout le monde, des amateurs de football aux puristes en passant par toute la gamme intermédiaire, a réagi comme s’il était mordu par un serpent venimeux. Comme si un Russe à la fortune aussi fraîche que douteuse avait mis à nu le déracinement du football. Comme si ce n’était pas acquis depuis longtemps, suite aux agissements d’une bande internationale de faiseurs de dettes et de parasites des tribunaux style Berlusconi, Tapie, Nuñez, Sanz ou Cragnotti.

Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut point voir… Le bon vieux Chelsea Football Club avait déjà été porté en terre dans les années 90. Sa chute date de la période de Ruud Gullit, Gianluca Vialli et autres vedettes étrangères repues. A une seule reprise, deux Anglais ont été alignés d’emblée dans cette équipe de Chelsea. Abramovich a dû apurer 115 millions d’euros lors de son raid boursier. Le club avait notamment allongé 15 millions de livres pour le transfert de l’avant néerlandais Jimmy Hasselbaink. Et parce que Marcel Desailly, âgé de 35 ans, en son temps champion du monde avec la France, en 1998, gagne 86.000 euros à Chelsea par semaine.

 » Mon but n’est pas de jeter mon argent par les fenêtres « , avait expliqué Roman Abramovich après sa man£uvre.  » Je le fais pour le plaisir mais on n’a de plaisir que si on rencontre le succès, qu’on gagne des prix. Il y a beaucoup de jeunes hommes riches en Russie. La vie est courte. Alors, nous gagnons de l’argent et nous le dépensons « .

Que de casseroles !

Le nouveau propriétaire de Chelsea veut assister à chaque match mais sait qu’il n’y parviendra pas toujours. Le vol de la ville d’Anadyr, sise dans la province de Tchouktchot, au nord-est de la Sibérie, dont Abramovich est gouverneur, prend 14 heures jusqu’à Londres. Sans parler du jetlag culturel.

Tchouktchot est environ trois fois plus grand que le Royaume-Uni mais ne compte que 68.000 âmes, Tchouk- tchènes et Esquimaux compris. Ceux-ci aiment Roman Abramovich car il envoie des milliers d’enfants en cure sur les côtes de la mer Noire et évite à la région de devoir tuer des chiens pour manger pendant l’hiver, comme c’était encore le cas dans les années 90. Abramovich, lui, est enchanté que les habitants du Détroit de Behring lui accordent 92,05 % de leurs suffrages, lui offrant le poste de gouverneur, assorti d’un siège à la Douma, le parlement russe. La fonction a cet avantage non négligeable d’offrir l’immunité parlementaire à son titulaire.

Abramovich en a l’usage. C’est que le  » plus mystérieux de tous les oligarches russes « , pour reprendre les termes de la Komsomolskaja Pravda, a déjà été en détention préventive en 1992. Depuis, Abramovich, qui a progressé à une allure fulgurante et arbore un look très jeune et BCBG reste dans la mire du ministère public.

Durant l’été 1999, un juge d’instruction a mené une enquête sur le détournement massif de biens d’Aeroflot, la compagnie aérienne russe. Abramovich aurait ce méfait sur la conscience, de cheville avec un autre roi du pétrole douteux, Boris Beresovski. Abramovich aurait acheté le célèbre Château d’eau de Garmisch-Partenkirchen, sans doute pour Tatiana, la fille de l’ancien président russe Boris Eltsine, qui aurait en échange ouvert les portes de son clan au baron du pétrole. En août 2000, les enquêteurs, à la recherche de preuves de fraude fiscale, ont perquisitionné les bureaux de Sibneft, la société pétrolière d’Abramovich. Entre-temps, la Suisse s’est penchée sur la liquidation de la firme Runicom SA, appartenant à Abramovich. Elle le soupçonnait d’avoir détourné plusieurs millions de dollars issus du Fonds Monétaire International. Abramovich n’a toutefois pas été inculpé, l’affaire ayant été classée sans suite.

En juillet 2001, un tribunal moscovite a entendu Abramovich à cause d’irrégularités dans la reprise de Sibneft mais, quelques jours plus tard, il a été reçu en audience au Kremlin, pendant 20 minutes, par le président Vladimir Poutine. L’entretien a dû être fructueux : le 1er août, les plaintes contre Abramovich étaient retirées.

Dilemme pour l’UEFA

Si Roman Abramovich a parcouru un tel chemin, au point de se faire servir le thé au club londonien préféré de l’ancien Premier ministre John Major, c’est grâce à son instinct. Il a été un des premiers à sentir d’où venait le vent, sous l’ère de Eltsine. Il a immédiatement compris que la différence colossale des prix des ressources naturelles en Europe de l’Est et en Europe de l’Ouest constituait une mine d’or.

Il a agi avec vitesse et efficacité. Contre 110 millions de dollars, il s’est assuré les meilleurs morceaux de l’industrie pétrolière russe. Sibneft vaut aujourd’hui des milliards de dollars, en fait. Rien qu’en 2002, l’entreprise a dégagé un bénéfice de 1,2 milliard de dollars, auquel il faut ajouter un demi-milliard de dividendes. Avec cette somme, il aurait pu acheter Chelsea deux fois.

La fusion entre Sibneft et Jukos, annoncée pour la fin de l’année, va encore augmenter sa fortune, car Jukos est un autre géant de la branche pétrolifère. On estime la transaction à trois milliards de dollars payés cash. Abramovich va verser la moitié de cet argent dans sa poche.

 » Il n’est pas étonnant qu’Abramo- vich achète Chelsea « , a souligné le quotidien The Guardian.  » Ce qui est surprenant, c’est qu’il n’acquière pas le Real Madrid, Manchester United et la Juventus « . Prenez Manchester United. Il vaut 600 millions d’euros en Bourse. Abramovich aurait pu l’acheter comme il le voulait. Mais il ne l’a pas fait.  » Nous avons passé quelques clubs à la loupe. Nous avons finalement choisi Chelsea, pour la simple et bonne raison que ce club était à vendre « .

Il ne dit pas vraiment la vérité. Il a négocié avec Manchester United mais il a échoué. Et Chelsea – dont la première mesure, suite à sa reprise par Abramovich, a été l’acquisition pour dix millions d’euros de l’international camerounais Geremi, du Real Madrid – serait toujours le bon vieux Chelsea si, en mars dernier, Abramovich avait pu acquérir le CSKA Moscou, le club de l’armée. Ce deal a échoué aussi. Encore que…

Officiellement, un groupe d’investissement anglo-néerlandais détient 49 % des parts du CSKA. Le groupe en question est dirigé par le très mystérieux Yevgeni Giner, également président du CSKA, mai pour la direction du club, ce Giner est un homme de paille d’Abramovich, en compagnie duquel il s’affiche d’ailleurs en public.

Si c’est exact, tôt ou tard, l’UEFA sera confrontée à un problème. Les statuts de la fédération européenne interdisent en effet à une personne de posséder plusieurs clubs européens en lice dans ses compétitions. Genève peut cependant reporter l’examen du problème. Le CSKA Moscou n’a pas passé le deuxième tour préliminaire de la Ligue des Champions et n’est donc pas repêché en Coupe UEFA.

Etonnant qu’Abramovich n’achète pas le Real Madrid, Manchester United et la Juventus.

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