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ROGER RAPIDE

Samedi, à Londres, Nafi Thiam va tenter de compléter son palmarès avec un titre mondial, à 22 ans. L’occasion pour son coach, Roger Lespagnard, de se pencher sur ses souvenirs persos. Interview politico-athlétique, entre Mexico 68, Munich 72, LA 84 et Fléron 17.

Roger Lespagnard arrive à petits pas. Sur la pointe. Sous ses pieds, pas de piste d’athlé. Ce qui ne l’empêche pas d’évoluer dans son élément. Depuis 2010, il officie en tant que bourgmestre de Fléron. La maison communale est sa terre d’accueil du jour. Le sourire difficile, mais la mine sereine et les yeux rieurs. Lespagnard alimente les paradoxes, se nourrit de toutes les émotions. Il revient tout juste d’une noce d’argent. Que du bonheur. Comme son mandat à la tête de plus ou moins 16.500 habitants.  » Je ne me fais pas trop agresser, ça va. Les gens sont contents. Il y en a quand même qui rentrent à fond de balle et qui parlent un peu trop fort, mais ça reste rare.  » Question d’habitude, Roger se confesse sans pression. Une constante de sa vie et de sa double carrière.

Comment êtes-vous entré dans le monde politique ?

ROGER LESPAGNARD : J’étais athlète. J’avais une petite notoriété. Je n’ai jamais fait de politique, je ne sais même pas ce que c’est. Encore aujourd’hui, je me le demande (il sourit). En 82, j’ai été appelé par l’ancien bourgmestre de Fléron et invité sur les listes de ce qu’on appelait le PSC (le Parti Social Chrétien, devenu le CdH, ndlr). J’avais seulement connu le monde politique de 78 à 80. J’avais été à l’école avec la soeur du ministre Michel Hansenne. Le sport était encore national à l’époque. Sa soeur m’a dit :  » Mon frère voudrait bien que tu viennes « , etc. J’ai travaillé avec lui à tiers-temps. Mais je ne faisais pas vraiment de politique. On me disait :  » Qu’est-ce que tu fais ici, tu n’as même pas de carte ?  » Je n’en avais pas besoin. Bon, j’étais un peu naïf…

Vous entrez dans ce monde un peu par hasard, comme dans l’athlétisme finalement…

LESPAGNARD : À partir de 67, j’ai été prof de gym et de biologie. C’était un an avant les JO de Mexico. J’étais surtout un sauteur à la perche. Deux ans plus tôt, j’étais avec mon copain Freddy Herbrand (ancien champion de Belgique de décathlon, ndlr). On avait fait nos études ensemble. Il me dit :  » Tiens, on irait bien faire un décathlon « . On est partis comme ça. Je m’en souviendrai toujours. C’était à Bruxelles, au mois d’octobre, et il y avait un seul spectateur. C’était le championnat de Belgique des épreuves combinées. Quinze jours après, on en refait un. Et j’ai fait la meilleure performance belge de l’année.

En 66, je me retrouve aux championnats d’Europe, à Budapest. C’était ma première compétition importante. J’étais tout seul dans l’équipe. J’étais assez débrouillard quand même. J’ai su que je devais y être à telle date, à cinq heures du matin. Je n’avais qu’un training en laine, qui pendait très bas entre les jambes. J’ai pris un train, très lent, parce qu’il s’arrêtait partout pour prendre les paysans hongrois. On est arrivés dans le grand stade, il drachait. Une pluie fine… J’étais mouillé jusqu’aux os. Je suis rentré dedans et j’y ai passé deux jours. Ils n’avaient pas échangé les tickets qu’on avait dans le village avec ceux qu’on devait avoir dans le stade. Pendant deux jours, je n’ai pas pu manger. J’ai pu aller dormir parce que j’allais avec des Français dans un château juste à côté. J’ai même dormi dans la baignoire tellement ils ronflaient et je ne savais pas fermer l’oeil. Et au 1.500 mètres, je ne savais plus bouger. Je suis resté là, j’étais complètement vidé (il répète). J’étais au milieu du terrain, avec ma valise… Comme un gros paysan (il rit). Finalement, je crois que j’ai fait 19e.

Et puis vous faites les minimas pour Mexico.

LESPAGNARD : Avec Freddy, on s’est bêtement dit :  » On irait bien là « . Ma carrière s’est déclenchée à partir de là.

 » Lors du Septembre noir de Munich, j’étais à 60 mètres à peine de l’horreur  »

Des JO marqués par les poings protestataires des  » Afro-Américains  » Tommie Smith et John Carlos.

LESPAGNARD : Ça m’a marqué, mais je me souviens surtout qu’ils faisaient leur  » mai 68 « . On était en octobre. Les jeunes faisaient la révolution. Il y avait des manifestations tous les jours. Mais on ne le ressentait pas du tout. La police est arrivée et a tiré dans le tas (le 2 octobre 1968, des soldats postés sur des immeubles ouvrent le feu sur 8.000 étudiants, ndlr). Il y a eu plus de 200 morts (300 selon le bilan officiel, ndlr). C’était deux jours avant l’ouverture et ils voulaient empêcher que les JO aient lieu. C’était du solide. On nous le cachait. Quand on marchait vers le stade, il y avait des milliers de policiers installés sur trois ou quatre rangs le long de l’avenue. Ils ont fini par tout nettoyer. Pour ne pas qu’il y ait de répercussions sur les Jeux, personne n’a rien dit. On a appris ça plusieurs jours après. Ça ne nous a pas vraiment perturbés, on était déjà dans la compétition et on a vraiment su exactement ce qu’il s’était passé plus tard encore.

Quatre ans plus tard, vous vous retrouvez à Munich lors de la prise d’otage et de l’assassinat de onze athlètes israéliens. Comment vous l’avez vécu ?

LESPAGNARD : C’était la veille de notre décathlon (le 5 septembre 1972, ndlr). J’avais été m’entraîner, je voulais rentrer me reposer. Mais on ne nous laissait pas entrer. Puis, on nous dit qu’on peut rentrer, mais qu’on ne pourra plus sortir ensuite. Il y avait des gens sur tous les toits. On ne savait pas ce qu’il se passait. En Belgique, ils avaient peur pour nous. Ma femme, mes parents. Moi… (il souffle) Ça allait. Tout se passait à même pas 60 mètres. On a été manger un peu plus loin, alors que la situation n’avait pas encore été résolue. Les ravisseurs sont entrés déguisés en athlètes. On a su ensuite que c’était Septembre Noir (groupe terroriste palestinien, ndlr). Ils sont venus flinguer les Israéliens.

Vous ne vous êtes pas senti en danger ?

LESPAGNARD : On voyait bien qu’il se passait quelque chose. Munich, c’était très moderne. Un peu comme à Louvain-la-Neuve. La nuit, on ne pouvait pas dormir. Sous nos logements, il y avait des parkings. Les Allemands étaient là. Ça bougeait. Ça canardait dans tous les sens. Il y a eu 16 morts en tout (dont cinq terroristes, ndlr). On a reculé les Jeux d’une journée parce qu’on a fait une cérémonie d’hommage. C’était embêtant pour moi parce que d’un point de vue physique, retarder d’un jour, ce n’est pas bon. Enfin, ce n’est rien comparé à la gravité des événements… Ils voulaient même arrêter les Jeux. Mais tout a continué, comme toujours. Tout s’oublie vite. Je crois que ce conflit ne s’arrangera jamais. Ce sont des luttes tribales…

 » Le dopage, je n’ai jamais voulu en entendre parler  »

Et en 1984, vous emmenez la délégation belge en tant que directeur technique. Les JO de Los Angeles sont d’ailleurs boycottés par les Russes…

LESPAGNARD : C’était à cause du dopage, pas de la guerre froide. Ils ne voulaient pas venir sinon ils allaient se faire coffrer. Les Américains n’ont pas été à Moscou l’édition précédente, c’était pour les mêmes raisons. Je le voyais bien, j’étais prof de biologie. En quelques mois, des athlètes prenaient six ou sept kilos. Comment est-ce possible ? On a appris l’existence des anabolisants. Et tout le monde était bien conscient des ravages que ça pouvait avoir sur la santé.

On vous a proposé d’en prendre autrefois ?

LESPAGNARD : J’étais en stage aux États-Unis, encore avec Freddy, et on nous en a parlé. Avant, il n’y avait jamais de contrôle, peut-être aux JO et encore. Je me rappelle d’un athlète que j’ai vu lancer le poids en mai. À dix-sept mètres. En octobre, je ne l’ai pas reconnu. Il avait pris dix, quinze kilos et il lançait à dix-neuf mètres. Mais il est mort à 48 ans. Moi, je n’ai pas voulu en entendre parler. Surtout quand j’ai appris quels effets ça pouvait avoir sur la virilité d’un homme. J’étais un jeune marié, j’avais des obligations conjugales à remplir… (il sourit) Mais c’était un peu frustrant. Je savais bien que je ne serais jamais champion olympique.

Aujourd’hui, c’est devenu quasi impossible de tricher.

LESPAGNARD : C’est impossible. La seule fois où Nafi n’a pas été contrôlée et qu’on aurait dû l’être, c’est aux championnats de Belgique juniors à Gand (en 2013, son record du monde n’est pas homologué, ndlr). Maintenant, elle doit dire où elle est au moins deux heures par jour. Et si elle n’est pas là, c’est un avertissement. Après trois, c’est trois ans de suspension. Une fois, on était à la salle de musculation à Cointe. Je lui dis qu’elle peut y aller. Elle vient de partir et quelqu’un rentre pour la contrôler. Je l’appelle et heureusement, elle répond, ce qu’elle ne fait jamais… Sinon, c’était cuit. Je trouve que c’est un petit peu un viol de la vie privée. Mais je préfère qu’on le fasse comme ça. Je suppose que tout le monde est clean. La preuve, on voit des performances qui ne sont plus comme avant.

Vous serez bientôt aux championnats du monde à Londres. Comment vous les sentez pour Nafi ?

LESPAGNARD : Les meilleurs sont les Européens. Et Nafi est championne d’Europe d’heptathlon, c’est de bon augure. C’est la troisième meilleure de tous les temps, toute proche de la deuxième (Carolina Klüft, ndlr). Si tout se passe bien, elle devrait gagner. Mais il y en a quelques-unes derrière. Maintenant, il y en a trois ou quatre à 6810 points. Ce n’est pas si loin.

 » Passer la barre des 7000 points à 22 ans, c’est exceptionnel  »

Vous vouliez justement passer la barre des 7.000. Mission réussie fin mai, à Götzis, avec 7013…

LESPAGNARD : C’est énorme. On ne s’en rend pas compte. À 22 ans, c’est exceptionnel.

Le record de Jackie Joyner-Kersee est à 7.291 points. Vous le disiez inaccessible il y a quelque temps. Vous le pensez toujours ?

LESPAGNARD : Non. Mais ce record date de 1988… Une période suspecte. Ce n’est pas moi qui le dis. C’était comme ça avant. C’est devenu un objectif de le battre. Encore plus maintenant qu’il y a six mois. Elle a surtout performé au javelot de manière assez surprenante. Je pense qu’elle peut progresser un petit peu dans toutes les disciplines, en course notamment, même si elle a déjà beaucoup progressé.

Elle a enchaîné le titre européen et ce meeting fou à Götzis. Après les JO, il n’y a eu aucun moment où vous avez dû la remettre dedans ?

LESPAGNARD : Jamais. Elle est jeune mais très mature. Elle a toujours été très mature. C’est une fille intelligente, gentille, respectueuse, qui s’entraîne régulièrement. Même si elle ne s’entraîne encore que six fois par semaine pendant que d’autres s’entraînent sûrement deux fois par jour. Quand elle m’a dit qu’elle voulait faire des études, on s’est adaptés. Elle a un copain maintenant, elle a une vie normale.

par nicolas taiana – photos belgaimage

 » À Munich, il y a eu 16 morts. Mais les Jeux ont continué. Je crois que ce conflit israélo-palestinien ne s’arrangera jamais…  » Roger Lespagnard

 » Nafi a toujours été très mature. C’est une fille intelligente, gentille, respectueuse, qui s’entraîne régulièrement. Elle a une vie normale.  » Roger Lespagnard

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