Rendre au football

Rencontre avec un Directeur Technique National français inquiet : les clubs français de L1 ne sont plus obligés d’avoir leur centre de formation et les meilleurs partent à l’étranger à 18 ans.

Dans un mois, le 27 novembre, un amoureux du football né à Sail-sous-Couzan dans la Loire fêtera ses 62 ans : Aimé Jacquet. Son palmarès est connu. Milieu de terrain, il joua à St-Etienne (1960-73) et à Lyon (1973-76) avant d’aborder son parcours d’entraîneur : Lyon (1976-80), Bordeaux (1980-89), Montpellier (1989-90), Nancy (1990-91), sélectionneur entraîneur de l’équipe de France (1993-1998) et directeur technique national depuis juillet 1998.

Balle au pied, il fut deux fois international A et a remporté cinq Championnats de France (1964, 67, 68, 69, 70) et deux Coupes de France (1968, 70). Son tableau de chasse en tant que coach est encore plus impressionnant : trois Championnats de France (1984, 85, 87) et deux Coupes de France (1986,87) avec les Girondins et surtout la Coupe du Monde avec les Bleus en 1998. Ces 43 ans de présence au plus haut niveau n’ont pas entamé sa passion pour le football.

Après le sacre du 13 juillet 1998, au faîte de la gloire, Aimé Jacquet aurait pu répondre à l’appel de riches sirènes.  » Moi, je voulais d’abord rendre au football tout ce qu’il m’a apporté « , dit-il. Des mots réjouissants à une époque où le pognon écrase tout. Après la Coupe du Monde, il devient DTN, directeur technique national, et reste donc au service du football français : une constante dans son parcours. A Lyon, au début de sa carrière de coach, Aimé Jacquet avait mis sur pied le centre de formation des Gones. En 1998, 18 ans plus tard, sous sa direction, les joueurs sortis de ces écoles sont sur le toit du monde et ne réalisent pas que des exploits sportifs. C’est le sacre d’une volonté, d’une vision, d’une philosophie sportive enviée, de la France bleu-blanc-beur. Les champions du monde ont également battu le racisme, la bêtise, le repli sur soi, l’intolérance, etc. Leur pays a changé d’époque grâce à eux.

Mais le modèle français est désormais en très grand danger depuis que l’assemblée générale de la Fédération Française de Football du 5 juillet, n’oblige plus les clubs de L1 à avoir un centre de formation.

Quel était la philosophie de départ des centres de formation ?

Aimé Jacquet : Initiés par Georges Boulogne et Fernand Sastre, entre autres, des visionnaires, les centres de formation furent, au départ, une réponse aux questions dues à un football professionnel français très pauvre. Nous étions dans le trou que ce soit avec l’équipe nationale ou les clubs. Le footballeur français était certes doué techniquement mais ne disposait pas des ressources physiques, tactiques et mentales pour s’imposer. Pour biffer ces insuffisances des années 60 et de la première moitié de la décennie suivante, nous devions former des joueurs capables d’affronter les charges de travail du football professionnel. Tout a débuté à l’INF de Vichy, en 1972, où nous avons réuni des espoirs, des éducateurs et des formateurs de haut niveau dans un environnement de qualité à tous les niveaux. Tout le monde y travaillait dans l’excellence et, plus tard, vu le succès rencontré par les jeunes formés à l’INF de Vichy, les clubs professionnels se sont intéressés aux mêmes schémas de travail. Par la suite, vu l’intérêt, la fédération a fait le nécessaire pour que chaque entité puisse faire de la formation. Dans un premier temps, ce fut un souhait, en quelque sorte, avant de devenir une obligation pour tous les clubs professionnels. C’était l’assurance, quels que soient les résultats de la locomotive, l’équipe fanion, que le club puisse avoir des fondations. La formation des jeunes et celle des cadres ont été deux paramètres essentiels de la réussite du football professionnel français.

Le cas Papin

N’y a-t-il pas eu du scepticisme au départ ? Pourtant, Jean-Pierre Papin, élève de l’INF de Vichy, se retrouva à Valenciennes et perça à Bruges, en 1985, avant de faire l’unanimité en France ?

Les clubs ont bien travaillé et nous, à la direction technique du football français, nous avons imposé, via un cahier des charges très précis approuvé par le ministère de Sports, des contenus importants en qualité. Partout, il y eut des structures plus performantes, un encadrement riche, un suivi scolaire et médical très attentif. Progressivement, nous sommes passés de la quantité à la qualité. Les succès de la génération de Michel Platini, que ce soit en 1982 ou en 1984, nous ont permis de travailler sereinement derrière mais Platini n’était pas passé par un centre de formation.

En 1986, au Mexique, en équipe nationale, on a vu Jean-Pierre Papin, formé à l’INF de Vichy et qui éclata à Bruges. C’était le début de la reconnaissance d’une méthodologie. Tout club qui a un centre de formation mais ne fait pas jouer ses jeunes, c’est pas la peine. Il ne bénéficie pas de ses efforts. Les centres de formation avaient besoin d’une petite dizaine d’années avant de trouver le bon régime.

Au départ, il y a eu beaucoup de scepticisme. Certains nous ont même reproché de fabriquer des robots. Ils étaient à côte de la plaque. Dans nos centres de formation, on travaille beaucoup mais on ne peut pas faire que du football. Il serait assassin de se limiter à cela et il faut accompagner l’enfant : c’est un tout et c’est pour cela que cela coûte cher. Les clubs ont mérité leur succès avec les jeunes. Malheureusement, l’Europe a tout fait sauter.

C’est-à-dire ?

A 18 ans, les jeunes sont désormais libres comme l’air. Ils peuvent aller ailleurs, moyennant une indemnité minime par année de formation, et les grands clubs étrangers se sont servis chez nous. La suppression de l’obligation de signer son premier contrat professionnel dans son club formateur a été un coup très dur. En fait, nos clubs peuvent légitimement avoir le sentiment de bosser pour rien et pour les autres. Former un jeune, cela prend six ans, c’est un travail immense. Quand on vous en prend le fruit, il y a de quoi s’interroger. Nous sommes dans l’inquiétude par rapport à cela. Je suis surpris que le monde politique n’ait pas tenu compte de la spécificité de cette activité.

Le football français est créateur d’emplois avec, en plus, l’assurance de donner aux enfants un objectif sportif tout en les accompagnant sur le plan intellectuel. Cette évasion ne concerne pas beaucoup de joueurs mais ce sont les meilleurs qui sont détournés par tout un environnement et des managers qui sèment la perturbation. Or, il y a beaucoup de mauvais agents de joueurs. Ils profitent des jeunes, les appâtent avec de fausses promesses, les abandonnent à l’étranger quand cela tourne mal car ils sont partis trop tôt. Notre philosophie est fantastique, rassurante, sécurisante mais l’Europe l’a fait exploser et tout le monde s’étonne. Maintenant, les clubs disent que la formation coûte cher mais ils doivent s’en prendre à eux-mêmes.

Ne pas déraciner

Pourriez-vous être plus précis ?

C’est simple : les clubs veulent engager tellement de jeunes joueurs, ne rien laisser aux autres, de peur de passer à côté d’une perle, qu’ils ratissent trop large. Beaucoup de joueurs n’ont rien à faire dans les centres de formation. Les effectifs sont trop importants. Notre règlement interdisait pourtant de dépasser certains quotas, ce qui évitait aux clubs de faire des bêtises. Nous formons beaucoup de bons joueurs car leur cursus est long et de qualité. Contrairement à ce qu’on pense parfois, il y a peu d’étrangers dans nos centres de formation. Ce sont généralement de jeunes joueurs français, qui ont parfois des origines étrangères, qui débutent leur cycle à 15 ans et le terminent trois ans plus tard. Il y a aussi un enrichissement par le bas car tout le monde ne trouve pas une place en D1.

Nous avons toujours travaillé pour l’élite amateur. Le but est de fidéliser le jeune dans sa région. Soit il a le niveau supérieur et il s’en va en L1, soit il ne l’a pas et il reste dans sa région avec un diplôme en poche qui lui permet de trouver sa place dans la société. Les limites régionales, c’est important. Il est vital de laisser un jeune près des siens, de ne pas le déraciner.

Didier Drogba, de Marseille, n’a pas eu une formation complète…

A quelques exceptions près, tous les joueurs professionnels français de L1 sont passés par des centres de formation. Didier Drogba, de Marseille, a un parcours plus sinueux mais lui aussi a un passé, peut-être pas complet, dans un centre de formation. Lyon et Marseille disent, je sais, que la formation leur coûte cher et qu’il est rare que des jeunes du cru s’y révèlent. Je suis bien placé pour leur répondre. Le jour où ces grands clubs se tromperont dans leur recrutement, ils seront contents de pouvoir compter sur les jeunes de leur centre de formation sous peine, éventuellement, de se retrouver en L2. Ceux qui renonceront à leur centre de formation vivront l’échec total.

C’est vrai que c’est dur de former mais les jeunes ont l’esprit club et compensent les erreurs. Il est plus facile de lancer un jeune à Auxerre ou à Laval, pour ne citer qu’eux, que dans un grand club, que ce soit l’OM, Lyon, le PSG ou Bordeaux. Là, les gens veulent voir une grande équipe à l’£uvre, n’accordent pas de temps au temps, même pas aux jeunes. C’est toujours la même chanson finalement : quand un club marche bien, on ne s’y occupe pas de la formation, c’est alors secondaire. Mais en cas de pépins, on en revient dare-dare à la formation. Mais ceux qui réagissent de sorte n’ont encore rien compris.

N’est-ce pas le grand danger actuel ?

Oui, évidemment. Il faut faire de la formation tout le temps pour que le jour où problème il y a, on puisse réagir, passer le cap de la difficulté, éviter une descente ou même la disparition comme cela a été le cas de certains clubs négligents qui, en plus, ont endetté leur ville pour des années et des années. Les jeunes, ce sont les meilleures fondations d’un club. Maintenant il y a le langage des présidents de certains grands clubs. Les problèmes économiques sont réels mais de là à faire une croix sur les centres de formation, comme c’est désormais permis, il y a de la marge. Que faut-il faire pour garder nos joueurs ? Comment leur expliquer que leurs chances de réussite sont plus grandes en France qu’à l’étranger ? En Italie, par exemple, les effectifs sont souvent très abondants et il n’y a pas d’entraînements spécialisés comme chez nous et ils ne jouent jamais. Lyon est une belle réussite sur le plan des résultats. L’effectif a été maintenu en gros et les résultats suivent avec, enfin, un club qui signe deux titres de champion d’affilée : bravo. Lyon continue sur sa lancée et son président, Jean-Marie Aulas, sait qu’il n’arrêtera pas la formation. Quand on le fait, on ne perçoit plus de subventions des collectivités locales de toutes manières.

Faire du business ou du foot ?

Lyon et Marseille envisagent ouvertement d’abandonner la formation car il leur est plus facile, disent-ils, d’acheter un joueur qui leur convient que d’en former un. C’est la loi du football-spectacle face à la tradition.

Si les clubs de D1 prenaient finalement ce risque, le football français retomberait dans le néant des années 60. Des gens seraient dans le football non pas pour le football mais bien pour y faire uniquement du business. Si cela marche, parfait avec des bénéfices à la clef pour eux. En cas d’échec, ils s’évaderont en laissant les dettes aux autres et les clubs dans des situations dramatiques. A mon avis, compte tenu de ces dangers, il fallait garder l’obligation imposée aux clubs professionnels de faire de la formation. Au moins par principe, car cela les obligeait à penser à ce problème et aux jeunes. Tout cela afin de ne pas se retrouver un jour à la tête d’une coquille vide ne servant qu’à leurs petits négoces. Je ne suis pas opposé au bon marketing qui apporte de l’argent, donc des moyens supplémentaires aux clubs mais cela ne doit pas devenir leur seule préoccupation. Ce problème est d’ailleurs mondial et le football est parfois en train de devenir un podium pour d’autres produits et la démesure mène à l’échec. Le football européen est quelque part dans l’irréel. Je ferais des milliers de kilomètres pour voir le Real Madrid, Manchester United, ou d’autres géants, mais si on veut que le football garantisse son avenir, il ne faut pas couper ses racines.

Le risque existe…

Je connais beaucoup de présidents français. Ils ont tout vécu : les années de vaches maigres, le travail pour relancer la mécanique, le renouveau, etc. Nous savons tout faire, nos clubs ont acquis une compétence et il serait stupide, pour pouvoir être Champion d’Europe, de s’installer dans une démesure dangereuse. Soyons patients : l’Italie a revu son train de vie, l’Allemagne l’a déjà fait et les autres suivront. J’en ai rien à foutre des dizaines de milliards de l’un ou l’autre, c’est le terrain, le sportif, qui compte. C’est le rectangle vert qui donne le verdict. Alors, acheter des joueurs à droite et à gauche, pour quoi faire ? Je crois aux clubs régionaux. Les jeunes du cru les représentent si bien car ils en sont l’émanation. Faire du régional, c’est la certitude d’avoir un public qui s’identifie à son club. C’est vital. La Ligue des Champions est intéressante mais je ne crois pas à un championnat d’Europe des clubs. Qui suivrait un PSG-Anderlecht pour la 12e place ? Un demi stade. Mais PSG-OM ou Anderlecht-Standard, même pour la 8e place, c’est le plein garanti. Oui, un OM-Real déplacerait du monde mais ce sont des gens qui vont au spectacle, pas nécessairement des amateurs de football qui assisteraient à d’autres matches. Dans beaucoup de clubs, on est en plein dans un phénomène de perte d’identité car on cherche des joueurs partout, sauf chez soi.

Non aux filiales de la formation

Avez-vous peur que certains ne s’en inquiètent pas ?

Je suis inquiet : si on continue dans cette voie, mon inquiétude sera de plus en plus grande. Je ne dis pas que les transferts ne sont pas utiles, au contraire, pour stabiliser une équipe mais ils ne doivent pas devenir une priorité. Un pays qui se referme est mort. Il faut s’ouvrir en maintenant un cadre, une méthodologie, des traditions, sa façon de voir le football. Chacun doit garder son identité. Le football français a les siennes et il en va de même en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, etc. En France, il serait stupide de casser un jouet qui colle à notre identité et que tout le monde nous envie : la formation. Nos centres de formation, c’est un régal. Ceux qui tiendront le coup seront les vainqueurs de demain. Modestement, je conseille aux clubs de ne pas abandonner la formation. Il faut peut-être le faire de manière différente. Moi, à leur place, je serais beaucoup plus rigoureux dans la détection et dans la gestion du projet au quotidien. A Bordeaux, Claude Bez ne voulait pas que je m’occupe du centre de formation. Je l’ai fait quand même et nous étions contents d’avoir de jeunes prêts à se lancer en D1. Chaque club doit trouver son identité.

La formation d’un club ne pourrait-elle pas être confiée à d’autres pour réduireles coûts ?

On évoque en effet la filialisation de la formation qui serait partagée avec d’autres clubs, en France ou à l’étranger. Mais comment récupérer de bons jeunes formés ailleurs ? Impossible. A l’heure actuelle, on ne parvient même pas à protéger les jeunes de 18 ans formés chez soi. A la Direction Technique Nationale, on attend les propositions des grands clubs avec impatience. Ils cherchent. En France, il n’y aura pas d’excuses. La formation est notre spécialité. Tout le monde l’a dit et reconnu et le Mondial 98 est une émanation de cela. Après, en cas d’échecs d’un football français sans centres de formation, il ne faudra pas nous raconter d’histoires. Le cahier des charges imposé aux clubs est important, c’est vrai, mais les critères élevés sont un gage de réussite. Je reste optimiste. Je ne crois pas que les grands clubs, même s’ils ont désormais la possibilité de le faire, oseront négliger leurs jeunes. Je n’ai jamais vu autant de joueurs doués. Il y a encore du travail. Je viens de signer des conventions afin de soutenir le football dans les collèges. Nous fournirons du matériel et des techniciens afin d’entourer les jeunes qui jouent au football entre deux cours, le mercredi après-midi. Nous essayerons d’aménager les grilles horaires pour les plus doués, etc. Cela donnera un objectif à de enfants qui sont peut-être en décrochage scolaire.

Avez-vous d’autres idées en tête ?

Comme dans les années 60, j’aimerais que des footballeurs professionnels animent des entraînements pour jeunes de petits clubs.

Un entraîneur est un chercheur

Quels sont les grands dangers qui guettent le football ?

Le problème se situe plus au niveau de l’antijeu que de la brutalité. Cela déstabilise les meilleurs. Il faut aider les arbitres afin d’éviter des dérives dangereuses pour l’avenir du football. A mon avis, la présence d’un deuxième arbitre sur la surface de jeu va devenir indispensable. Chacun sera le maître d’une moitié de terrain. Chaque arbitre aura le temps de se déplacer afin d’avoir les meilleurs angles de lecture du jeu. Les juges de touche ne devraient plus remonter jusqu’au centre du terrain mais se concentrer sur et aux environs du grand rectangle où ont lieu tous les faits litigieux. Je ne suis pas opposé à l’apport de l’électronique mais un examen de ralenti prend parfois un temps fou. Je préfère faire confiance à un arbitre. Ou à deux de préférence. C’est une solution qui peut être appliquée partout alors que la vidéo ne serait réservée qu’à l’élite.

Ne dit-on pas que vous quitterez bientôt votre poste de DTN ?

J’ai eu la chance d’entraîner de grands clubs, avec de formidables joueurs et de vivre l’épopée de 1998. On m’a fait des offres mais je ne me sentais pas capable de jouer contre l’équipe de France. J’aurais pu entraîner un grand club, je me serais fait virer un jour et j’aurais pris de l’argent. C’est pas mon truc, pas ma philosophie. J’ai peut-être tort mais quand on a eu autant de bonheur, il faut le redistribuer. C’est ce que je fait. En tant que DTN, qui est une fonction lourde à porter, je suis arrivé au bout de mon chemin. Je vais en profiter un peu pour accomplir certaines choses que je n’ai pas encore faites. Un entraîneur est un chercheur. Je veux découvrir d’autres horizons et celui qui me succédera apportera d’autres idées.

 » Platini n’était pas passé par un centre de formation « 

 » Notre philosophie est fantastique mais l’Europe l’a fait exploser « 

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