Reggae Boy

Le premier Jamaïquain du football belge parle du reggae, des rastas, de la marijuana et du sexe dans le foot.

Kingston Kingston… Keith Kelly ne connaît pas ce morceau interprété autrefois par Lou & the Hollywood Bananas et qui fait référence à sa ville natale, capitale de la Jamaïque. De la Belgique, il doit encore tout découvrir. Il apprécie en tout cas qu’un de nos artistes ait mis à l’honneur le coin de paradis où il a grandi. La musique, c’est son truc. Dès que l’on évoque avec lui le reggae ou Bob Marley, le dieu vivant de tous les Jamaïquains, il s’emballe et commence à se contorsionner au beau milieu du salon de sa famille d’accueil, à deux pas du stade de Mons. Impressionnant!

Ce petit médian de 19 ans est un remède contre la dépression. Il parle abondamment et rit continuellement. Arrivé chez nous durant la trêve, il a vite montré des facultés techniques au-dessus de la moyenne. Il a quitté son pays il y a un peu plus d’un an, pour rejoindre le Paris Saint-Germain. Kelly doit son aventure européenne à Roger Henrotay, devenu son manager.

« Henrotay m’a découvert lors d’un tournoi au Mexique avec la sélection olympique », explique-t-il. « Il m’a demandé si j’étais intéressé par une expérience en Europe. Evidemment! J’en rêvais. Il m’a amené à Paris, et là, j’ai découvert un football qui n’avait rien à voir avec celui que je pratiquais en Jamaïque. Physiquement, je n’étais nulle part. Mais j’ai trouvé progressivement le bon rythme et j’ai atterri dans l’équipe de CFA. Luis Fernandez m’a permis de participer à une douzaine d’entraînements du noyau A, mais je n’ai jamais vraiment su ce qu’il pensait de moi parce qu’il exigeait que je m’adresse à lui en français et je n’osais pas me lancer. Je ne connais pas du tout ses intentions. Me rappellera-t-il si j’éclate avec Mons? Je n’en sais rien. Mais, de toute façon, c’est le moindre de mes soucis pour le moment ».

Durant l’été dernier, il fut déjà question d’un passage de Keith Kelly à Mons, mais il se blessa alors à la cheville et la transaction fut mise au frigo. « Fernandez m’a proposé d’aller à Cannes, mais j’estimais que je n’avais rien à gagner là-bas ».

Depuis 1998, on sait que les Jamaïquains aussi jouent au foot. Il a fallu la participation de cette équipe nationale au Mondial pour que la planète entière en prenne conscience. Les Reggae Boyz avaient été une des attractions du tournoi. Leur entraîneur brésilien, René Simoes, leur avait subitement permis de franchir plusieurs paliers.

« Depuis cette qualification, Simoes est une légende en Jamaïque », raconte Kelly. « Il y a longtemps que le football et le cricket sont les deux principaux sports dans mon pays, mais le foot n’était pas vraiment pris au sérieux avant la Coupe du Monde en France. Simoes a tout révolutionné. Il a fait aménager une chapelle dans les bâtiments de la fédération pour que les internationaux puissent prier à tout moment, il a interdit les shorts dans les bureaux fédéraux et instauré les uniformes officiels, il a interdit aux internationaux de rouler à moto, etc. Son autorité naturelle et son obstination à imposer un jeu semblable à celui de l’équipe brésilienne ont fait des miracles. Le Mondial 98 restera éternellement un des plus grands moments de l’histoire de mon pays. Il a donné un boost incroyable à notre football. Avant, il y avait une seule issue pour le jeune jamaïquain qui voulait faire une carrière internationale: la musique. Aujourd’hui, il y a aussi le foot. C’est un raisonnement que personne ne tenait il y a cinq ans. Et c’est fou, le nombre de candidats à la naturalisation qu’il y a eus depuis quelques années. Plusieurs footballeurs qui évoluaient en Angleterre ou aux Etats-Unis se sont rappelés qu’ils avaient des ancêtres jamaïquains et en ont profité pour viser une place dans notre équipe nationale. Avant la qualification pour le Mondial, notre sélection n’intéressait personne ».

Rasta et Mama Africa

Quand on pense à la Jamaïque, on ne songe pas directement au football mais plutôt à Bob Marley, au reggae, à la violence quotidienne, à la marijuana, aux rastas, etc. Keith Kelly est conscient que ces clichés marquent les Européens.

« Quand j’ai débarqué au PSG, plusieurs joueurs m’ont demandé si j’avais emmené des CD de Bob Marley et si je fumais des joints… Non, je n’ai jamais touché à la drogue. éa vous étonne, non (il rit)? Et je n’ai pas l’intention d’essayer. Je considère que je dois servir d’exemple aux jeunes footballeurs jamaïquains. Vous imaginez Zidane en poster avec un pétard? éa pourrait faire pas mal de dégâts chez les jeunes! Mais je ne vais pas essayer de vous faire croire que la Jamaïque est un pays sans drogue. Là-bas, on fume la marijuana comme les Européens fument une cigarette ordinaire. Ici, ça commence peut-être vers 14 ans. Chez nous, beaucoup de gamins s’y mettent dès l’âge de huit ou neuf ans. Et tout le monde trouve ça normal. Noël est un moment clé: le soir du réveillon, les parents relâchent complètement la discipline et ils laissent leurs gosses faire ce qu’ils veulent. Au lieu d’aller au lit à 19 ou 20 heures comme les autres jours, ils peuvent sortir dans la rue et s’éclater. Ils reçoivent un peu d’argent de poche et il y en a beaucoup qui l’utilisent pour acheter leur premier joint. Ils trouvent cela tellement extraordinaire qu’ils continuent ensuite. Personne ne le leur reproche. Il faut seulement savoir se gérer, ne pas fumer n’importe où. Il y a des enfants qui se cachent dans les toilettes de leur école. On ne chipote pas: c’est le renvoi direct. Dans les clubs de foot aussi, il faut faire attention ».

La marijuana est tellement ancrée dans les moeurs que les Jamaïquains ont de nombreux termes pour la désigner.  » Herbs, wead, ganja, sensemenia: tout le monde sait ce que cela veut dire. Les gens ont leur propre culture dans un coin de leur jardin: cela ne revient pas cher du tout. Et, apparemment, on se sent sacrément bien après un joint: les gens évacuent leurs problèmes, ils sont cool, relax, ils disent des conneries et sourient bêtement. Quand on voit un Jamaïquain allongé dans un parc avec un sourire jusqu’aux oreilles, on sait directement qu’il a fumé ».

La chevelure tressée – collée au crâne – de Keith Kelly indique qu’il fait partie du clan des dreads. Allusion aux dreadlocks. A ne pas confondre avec les rastas. L’Européen fait facilement l’amalgame. Mais, en Jamaïque, la différence est importante.

« Etre rasta, c’est faire partie d’un groupe religieux. Ils ont leurs propres croyances. Physiquement, ils se distinguent par leurs longs cheveux tressés et une longue barbe. Le rasta ne se rase jamais. Et il respecte tout un rituel. Il a une obsession: partir s’installer en Ethiopie, un pays qu’il appelle Mama Africa. Il ne prend jamais de douche: quand l’envie lui prend de se laver, il ne le fait qu’aux thermes. Il ne boit que de l’eau minérale, et à la paille; jamais d’eau du robinet comme le font les autres Jamaïquains. Il change l’orthographe de nombreux mots en y ajoutant des voyelles. Il ne mange pas de viande et n’utilise jamais d’assiette: il se fabrique son propre plat avec un fruit qui ressemble à un gros melon. Il se sent supérieur et c’est pour cela qu’il n’utilise jamais le terme understand. Il préfère overstand car il a alors l’impression de dominer tout ce qui l’entoure. Et, évidemment, il fume volontiers des joints de marijuana. Il y a peu de rastas qui trouvent un boulot de bureau. Il faut comprendre les employeurs « …

« J’ai grandi dans le quartier des pirates »

Keith Kelly n’était pas encore de ce monde au moment de la mort de Bob Marley. Mais il sait beaucoup de choses sur le pape du reggae. Chaque année, toute la Jamaïque célèbre son anniversaire en février. The Bob Marley Day. C’est une institution. Les radios et les télévisions lui consacrent toutes leurs émissions. Quand nous jouons un match international en déplacement, nous découvrons des spectateurs avec un drapeau de Marley. C’était un fou de football, en plus. Je sais qu’il avait un jour joué contre une équipe de journalistes français, à l’occasion d’une tournée là-bas: il s’était même cassé un orteil! A Kingston, il y a un musée Bob Marley, tenu par ses femmes et ses enfants. C’est presque un lieu de pèlerinage obligé pour les Jamaïquains. Quand les internationaux se retrouvent, il est impossible de ne pas se souvenir de lui. On chante du reggae et on danse dans le vestiaire. Un joueur se met au milieu de la pièce et commence à faire le DJ. Tout le monde l’écoute religieusement. Et les Reggae Boyz ont l’habitude de mimer le reggae après avoir marqué un but ».

Keith Kelly se considère comme un privilégié. La Jamaïque a l’un des taux de meurtres les plus élevés du monde, mais le médian de Mons a rarement été confronté à la violence.

« J’ai grandi dans le quartier de Port Royal, là où les pirates s’étaient installés au moment de la découverte de la Jamaïque par Christophe Colomb. C’est assez huppé et relativement calme. La violence se situe surtout dans les ghettos. Mais ce n’est plus aussi grave qu’autrefois parce que le gouvernement fait de gros efforts ».

Il a découvert le foot dans les rues de Port Royal. Il a affiné sa technique en jouant pieds nus. « Il n’y a rien de tel pour apprendre à bien sentir le ballon. Et je n’avais de toute façon pas le choix. Ma mère m’avait prévenu que, si j’abîmais mes chaussures en jouant au foot, je devrais aller pieds nus à l’école ».

Pierre Danvoye

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