Quelle retraite ?

Le meilleur footballeur néerlandais de tous les temps effectue dans ses déclarations les mêmes mystifications que sur le terrain.

Ironie ! En 1984, Johan Cruijff a effectué des adieux de classe au football, remportant le doublé championnat-Coupe… avec Feyenoord ! Mais il a écrit sa légende avec l’Ajax : remember ce penalty en deux temps. Cruijff avait placé le ballon au point de penalty et l’avait déporté à gauche du même mouvement, l’offrant à Jesper Olsen, accouru, qui l’avait rendu à Cruijff. JC avait surpris le gardien de Helmond d’une action géniale. Ensuite, Cruijff avait déclaré à Studio Sport :  » C’est presque Noël. Il faut offrir un extra aux gens « . Par la suite, la télévision a repêché les images en noir et blanc qui montrent Rik Coppens et Popeye Piters se livrer au même numéro au Beerschot en 1957…

Cruijff a bel et bien été un mythe, accentué par ses absences. Il a pris congé du football, il a rejoué en Amérique et même pour le modeste Levante, avant de revenir au premier plan : un an et demi à l’Ajax et une saison à Feyenoord. Il a ponctué les deux mandats du doublé, soulignant ainsi à qui chaque club devait son succès. Il a fait de la télé, été repris dans des livres et des BD. Et aussi ce spot TV contre le tabac après de graves ennuis cardiaques : il jongle avec un paquet de cigarettes !

Hautain et dissident

Cruijff est prédestiné au métier d’entraîneur au sein des clubs où il a brillé comme joueur : l’Ajax Amsterdam et le FC Barcelone où un conflit avec le président Josep Lluis Nuñez l’a fait renvoyer. Cruijff se nourrit de la controverse. Il est toujours hautain, toujours dissident. Le terme renvoi ne figure pas dans son vocabulaire :  » Je prends constamment toutes les décisions, seul. Si cela pose des problèmes à certains, je les écoute. Ensuite, je m’en vais « . Cruijff s’en est souvent allé.

Même s’il n’a plus exercé de fonction officielle depuis 1996, on mettra entre parenthèses le poste de sélectionneur de la Catalogne, Cruijff n’a jamais quitté la scène. Il a signé des éditoriaux, il a participé à des émissions TV, il a accordé des interviews à chaque tressautement de l’Ajax ou de l’équipe nationale des Pays-Bas. Elle trébuche ? Cruijff apparaît puis s’éclipse. S’il n’a jamais hésité à critiquer les dirigeants, à démolir les entraîneurs et les sélectionneurs, Cruijff n’a jamais non plus voulu se salir les mains en acceptant un mandat. Il a toujours proclamé comment les Pays-Bas devaient jouer sans jamais s’emparer des rênes. Cruijff préfère rester confortablement sur la touche. Ses exigences salariales sont excessives et lui ont toujours fourni une excuse idéale mais cela n’empêche personne de penser qu’ainsi, nul ne pourra dire qu’il a échoué comme sélectionneur des Pays-Bas.

Cruijff a consenti une exception pour l’Ajax, l’année dernière, quand il a intégré le conseil des commissaires du club, non sans réticence. Il a d’abord tenté de réformer l’institution de l’extérieur, cherchant le soutien du conseil des membres, une sorte de parlement, pour liquider la direction. Ses exigences n’étaient pas minces : il fallait renvoyer des noms tels que Danny Blind et Jan Olde Riekerink, une volée d’entraîneurs des jeunes et tout le staff médical. Cruijff voulait parachuter ses hommes ( Frank de Boer, DennisBergkamp, Wim Jonk) à leur place. Le conseil des commissaires n’a pas accepté et Cruijff a bien été obligé d’en devenir le cinquième membre, même s’il ne s’est attelé qu’à une seule tâche : s’opposer à tout ce qui ne lui plaisait pas, soit à peu près à tout.

Il n’acceptait qu’un directeur, son fidèle serviteur de toujours, Tscheu La Ling, un ancien footballeur à la réputation douteuse en affaires. Cruijff a posé son véto à tous les autres candidats, depuis sa résidence barcelonaise, car il s’est rarement présenté aux réunions. Il y a quelques mois, durant l’une d’elles, le conseil des commissaires a d’ailleurs décidé d’engager Louis van Gaal au poste de directeur, sans l’accord de Cruijff, absent une fois de plus.

Van Gaal ! Cruijff et Van Gaal se livrent une guerre acharnée depuis les années 90. Le palmarès d’entraîneur de Van Gaal est impressionnant, même si Cruijff est convaincu que celui-ci n’y connaît rien en football. Ce serait déjà suffisant pour le détester mais en plus, Van Gaal a connu le succès avec les clubs de Cruijff, l’Ajax et le Barça, sans même s’appuyer sur les bases qu’il avait jetées, privant ces clubs de leur tradition ! Le coup de karaté de Van Gaal pendant la finale de Coupe d’Europe 1995 ? Sans classe. Cruijff ne cesse de décocher des flèches à Van Gaal. Il a l’impression de mener une croisade du bien contre le mal.

Nommer Van Gaal directeur équivalait donc à amorcer une grenade. Cruijff s’est déchaîné et a tout mis en £uvre pour se débarrasser du conseil : il a porté plainte contre son club, l’Ajax. L’ancien sauveur est devenu un ange vengeur. Il n’a plus construit mais démoli.

L’oracle de Betondorp

On le surnomme l’Oracle de Betondorp, en référence au quartier d’Amsterdam où il a grandi. Un journaliste bien connu aux Pays-Bas, Hanneke Groenteman, a déclaré :  » Ce que Johan dit confère une sorte de sentiment zen. Ce n’est pas une question de concept mais de sensation.  » Il s’exprime comme si ses propos coulaient de source, sans jamais être en proie au moindre doute. Il connaît la voie de la vérité, point à la ligne.

Entraîneur du FC Barcelone, il a titularisé son fils Jordi. Durant une interview à la radio espagnole, il a déclaré :  » Tous ces gens qui me prennent pour le fils de Dieu, c’est quand même excessif. Il n’y a qu’un fils de Dieu, il s’appelle Jordi et il est sur le terrain.  » Quand il s’exprime de la sorte, on ne sait jamais trop bien s’il faut le prendre au sérieux ou en rire même si une chose est certaine : il n’a jamais pratiqué l’humour.

Cette adulation porte sur les nerfs. Jadis, ses coéquipiers en devenaient fous, d’autant que le prêche ne s’arrêtait pas quand il montait sur le terrain : il ne cessait de hurler des directives, des ordres, tout en prestant, ce dont ses coéquipiers profitaient. Trois Coupes d’Europe en témoignent.

Cependant, en l’absence d’enjeu, certains n’hésitent pas à se venger de Cruijff, comme lors de son match d’adieux en 1978, organisé par l’Ajax, qu’il a quitté depuis cinq ans à l’époque. Son adversaire, le Bayern, est piqué au vif par quelques défaites en Coupe d’Europe et un mauvais accueil à Amsterdam. Il se livre à fond tandis que quelques jeunes Ajacides sont réticents à l’idée de se jeter au feu pour ce beau parleur de Cruijff. Résultat ? 0-8, une humiliation sous les yeux de millions de téléspectateurs.

Les arbitres non plus n’ont pas toujours apprécié les manières de Cruijff. Lors de son deuxième match, contre la Tchécoslovaquie, il est exclu pour avoir discuté avec l’arbitre est-allemand Rudi Glöckner, auquel il aurait même donné une claque sur la joue. A 19 ans !

Le football total de Michels

Malgré tous ses défauts, il a presque toujours raison. Sa connaissance du football est phénoménale et il tient ses promesses. Et quel fantastique footballeur il a été ! Il figure dans la galerie des tout grands, en compagnie de Pelé, Eusebio, Diego Maradona, Michel Platini, des deux Ronaldo, de LionelMessi… Mais il possède un atout de plus : il a réellement changé le football avec Rinus Michels.

Michels jouait en pointe de l’Ajax quand Cruijff était encore au berceau. En mars 1967, il en devient entraîneur principal. Réformateur de nature, il y introduit le fameux football total : les défenseurs doivent participer à l’attaque et les avants doivent aider à défendre. Il faut des footballeurs talentueux sur le plan technique comme sur le plan tactique et une ordonnance capable de relayer les idées du général sur le terrain. Michels a trouvé cet homme en Cruijff, qui pensait exactement comme Michels. Le football total n’aurait peut-être pas existé sans Michels mais il n’aurait pas pris forme sans Cruijff non plus.

L’Ajax n’est devenu une vraie machine que lorsqu’il a remplacé quelques anciens par la jeune garde, parfaitement drillée par la poigne de fer de Michels. Passing, pression, démarquage, remise en jeu : il a travaillé le moindre détail afin que chaque joueur devienne une roue d’un ensemble parfait. La fantaisie venait de Cruijff et d’un autre styliste, Piet Keizer. Leurs coéquipiers – Arie Haan, Johan Neeskens, Gerrie Mühren, BarryHulshoff, RuudKrol – se sont effacés au profit du collectif.

En juin 1971, Michels, qui a gagné trois titres et autant de Coupes, met un terme à son mandat en finale de la C1. L’Ajax prend la mesure du Panathinaikos 2-0, à Wembley. Un Roumain d’un naturel plus convivial, Stefan Kovacs, prend la relève. Il ne modifie pas le jeu de l’Ajax, qui atteint son apogée en 1972 et s’adjuge une deuxième coupe aux grands oreilles, au Kuip. L’Inter s’incline 2-0 et avec lui, c’est tout le catenaccio qui s’effondre. Les Ajacides surgissent de tous côtés, dans un chaos parfaitement orchestré d’attaques frivoles, tranchant le béton italien comme un rayon laser. A deux reprises, Cruijff frappe.

Pour développer ce football-là, il faut de l’audace mais les Amstellodamois en ont à revendre. En cette époque de provocation, les joueurs de l’Ajax sont en quelque sorte les Rolling Stones du football, avec leurs longs cheveux et leurs jeans pattes d’éléphant. Cruijff se distingue de cette bande. Plus fin, plus raffiné, il est moins tape-à-l’£il. Pourtant, ce jeune homme d’apparence banale est un leader naturel. Il se mue avec une telle assurance dans le vestiaire qu’il attire le regard. C’est la même assurance qu’il affiche sur le terrain en dribblant et en se jouant des pieds qui s’avancent vers lui tels des hallebardes. Les défenseurs fauchent l’ombre d’un joueur qui est déjà à des mètres. Comme il le dit lui-même :  » S’ils ont un timing normal, ils arrivent trop tard « .

Bye Oranje !

En 1973, l’Ajax s’adjuge une troisième C1 -1-0 contre la Juventus – mais avec Michels, une bonne partie de la discipline s’en est allée ; certains joueurs n’acceptent plus que ce pédant de Cruijff joue les patrons. Haan conduit la rébellion. Durant l’été, le groupe retire son brassard à Cruijff, qui en tire ses conclusions et émigre vers le sud.

Il retrouve Michels à Barcelone. Le tandem renoue avec la gloire. Le Barça supporte non seulement l’emprise politique de Madrid mais aussi, depuis 14 ans, son hégémonie sportive. Il a faim d’un titre et Cruijff, le meilleur joueur du moment, délivre les Catalans. Les Blaugranas sont enfin champions en 1974.

Michels-Cruijff, c’est aussi le récit de la Coupe du Monde 1974, qui se déroule en Allemagne, durant laquelle le football total de l’Ajax est appliqué à l’équipe nationale des Pays-Bas. Celle-ci se joue de l’Argentine 4-0 et du Brésil 2-0 avant de se lancer à la conquête du titre mondial contre l’Allemagne de l’Ouest. Du moins, c’est ce qu’elle imagine mais le pays organisateur s’impose 2-1 dans une finale qui reste un cauchemar pour les Pays-Bas. Cruijff est dans un jour sans au pire des moments.

Quatre ans plus tard, les Pays-Bas doivent se débrouiller sans Cruijff car le numéro 14 a déclaré forfait pour l’épreuve argentine, officiellement parce que le dictateur Jorge Videla a placé le pays hôte sous un joug terrible. Officieusement, il y a un conflit à propos du sponsor chaussures car Cruijff veut avoir son mot à dire en toutes choses. Il y a aussi l’interdiction de sa femme Danny car certains ont profité du Mondial précédent pour se baigner avec des demoiselles dévêtues, dans la piscine de l’hôtel.

Peu après cette Coupe du Monde, Cruijff raccroche.

Cruijffien

Mais son partenaire en affaires, Georges Basilevitch, l’allège de quelques millions et le contraint à rechausser ses crampons, aux Etats-Unis puis à l’Ajax et à Feyenoord.

Jamais il n’a pu se détacher de l’Ajax. Il doit s’en occuper, s’en mêler. Cela a toujours été plus fort que lui. Ainsi, durant cette courte période où, revenu d’Amérique, il joue les directeurs techniques à Amsterdam. L’Ajax est mené 1-3 par le FC Twente. Cruijff ne peut supporter le spectacle. Il déboule de la tribune, se fraie un chemin jusqu’à la zone neutre, en bousculant un steward. Il s’assied à côté de l’entraîneur, Leo Beenhakker, remanie l’équipe, lui donne quelques directives et… l’Ajax s’impose 5-3. Beenhakker fixe la pointe de ses chaussures. Il est humilié, ridiculisé.

Cruijff sait tout, fait tout mieux que tout le monde. Il parvient même à l’expliquer d’une manière très spéciale. Au terme de sa carrière active, il a tout le loisir d’étaler son savoir, au point que le terme cruijffien prend tout son sens aux Pays-Bas. Son expression standard ?  » Tout inconvénient a son avantage « . Généralement, il est impossible de suivre son raisonnement.  » Quand Johan commence à pérorer, je vais me chercher une tasse de café « , a confié Willem van Hanegem.

Même Jan Mulder est resté bouche bée quand, durant une émission télévisée, Cruijff a expliqué comment faire jouer un trio médian en… losange. Cela a donné à peu près ça :  » Nous procédions aussi avec trois médians mais ils impliquaient l’arrière gauche, Ruud Krol à l’époque, pour reformer un losange médian. Le football ne dépend pas d’un homme pour sa relance mais d’une quantité de joueurs et des espaces… Cela commence quand l’adversaire a le ballon. Un de vos médians prend place à l’arrière gauche puisque les autres tentent aussi de passer par là. Mais au moment où vous avez le ballon, l’arrière gauche converge vers l’axe et crée une brèche à gauche. L’ailier gauche doit jouer en profondeur, l’avant-centre aussi et un défenseur central s’échappe également. On obtient deux choses : si l’avant adverse ne réagit pas, toute son équipe va râler, de même que l’entraîneur. S’il réagit, après dix coups de ce genre, il est complètement vidé et ne représente donc plus de danger.  » Sur ces entrefaites, le présentateur a annoncé une pause publicitaire.

PAR PETER MANGELSCHOTS – PHOTOS: IMAGEGLOBE

Cruijff a vraiment changé le football, avec Rinus Michels.

Il attaque son Ajax, tant la situation a dégénéré.

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