Quand jouer n’est plus un jeu…

En prison depuis trois mois, Gilbert espère passer les fêtes de fin d’année en famille. Ce serait la première bonne nouvelle depuis sa descente aux enfers.

Tenez, voici sept cents florins, allez à la roulette et gagnez pour moi le plus possible. Il me faut de l’argent… (Extrait du Joueur, le livre que Fedor Dostoievski a consacré au démon du jeu qui le dévorait).

C’est au hasard d’une rencontre que le romancier russe découvre, sans en mesurer les futures et dramatiques conséquences pour lui, l’univers des casinos. Une dame de la haute bourgeoisie lui tend quelques billets : le virus du jeu ne va pas tarder à l’emporter. Est-ce que GilbertBodart se doute de ce qui lui pend au bout du nez en 1996 quand il accompagne Rolland Courbis et Jean-Pierre Papin dans un casino d’Arcachon, près de Bordeaux ? Il défie le hasard depuis des années déjà et a plus que les quelques florins de Dostoievski dans sa poche en s’intéressant à la roulette.

Tout le monde l’admire : il est la star des Girondins de Bordeaux. Bodart se croit plus fort que ces chiffres et ces boules qui défilent sous ses yeux. Tout lui sourit mais il ignore que c’est sa perte : les jeux de hasard ne font jamais de cadeaux. On ne maîtrise pas l’aléatoire.

Douze ans plus tard, l’ancienne vedette est déchue, aurait joué et perdu deux millions d’euros, ne possède plus rien, est en prison à Dinant depuis le mois d’août suite à deux affaires (complicité dans le cambriolage des Grottes de Han-sur-Lesse, dossier relatif à une tentative d’impression de faux billets de banque), son moral est souvent chancelant, et un jour où cela n’allait pas trop bien, il a demandé une corde à sa maman. On imagine pourquoi, c’est angoissant et dramatique. L’espoir et le désespoir. De vieux compagnons de route. Ses vieux compagnons de route.

La semaine passée, le mandat d’arrêt pour l’affaire de la fausse monnaie a été levé au Palais de justice de Liège mais le parquet a interjeté appel. L’audience s’est cependant bien déroulée et Bodart repassera devant la chambre des mises en accusation de Liège dans les 15 jours à venir. Durant la même période, l’ancien gardien de but passera devant la chambre du conseil à Dinant dans le cadre de l’affaire du cambriolage des Grottes de Han. L’espoir d’une libération en vue des fêtes de fin d’année est réel. Ce serait plus encourageant et réconfortant pour lui de voir ses enfants près d’un arbre de Noël qu’à la prison de Dinant. Bodart s’est focalisé sur cette perspective. Mais il ne peut pas s’accrocher qu’à des réveillons en famille. Son destin ne se jouera pas que là. Bodart doit d’abord effectuer un gros travail sur lui-même, ne plus se mentir, ne plus manipuler, ne plus jamais jouer : c’est le plus dur, c’est le long chemin qu’il doit encore parcourir.

Comme Dostoievski, Bodart a progressivement brûlé tous ses avoirs et sa vie au jeu. Le Liégeois a aussi tellement ressemblé à ces jeunes footballeurs anglais, riches comme Crésus, qui claquent des dizaines de milliers d’euros au casino dans l’indifférence de leurs clubs. L’argent, qu’on perd ou qu’on gagne, en une seconde, ou au bout d’une nuit, devient une drogue, un moyen d’être important, d’échapper à ses soucis, d’oublier son ennui, de négliger une existence oisive et sans autre horizon intéressant que celui du football. Terrible mal-être. Maladie qui peut être fatale ? Oui. Des joueurs invétérés se sont suicidés pour échapper à leur addiction. D’autres ont tué afin de trouver de l’argent pour assouvir leur besoin de jouer.

Tony Adams, l’ancien capitaine d’Arsenal et de l’équipe nationale d’Angleterre, a lancé un service d’aide aux footballeurs désemparés après avoir gagné sa bataille contre l’alcoolisme : the Sporting Chance Clinic. Adams s’est tout de suite intéressé à toutes les addictions.  » Parfois, le plus dur au monde est d’accepter qu’on a besoin d’aide « , dit-il.  » J’ai réalisé que cette addiction était quelque chose que je ne pouvais pas tackler tout seul. Je ne savais pas comment résoudre mon problème.  »

En Angleterre, cette dépendance au jeu est considérée comme une véritable épidémie. Elle provoque des ravages dans les clubs les plus huppés.

Son casier judiciaire est vierge jusqu’à présent

– D’abord, j’ai joué sur le pair et j’ai gagné, puis rejoué et regagné trois fois. C’était le moment de m’en aller. Mais un étrange désir s’empara de moi. J’avais comme un besoin de provoquer la destinée, de lui donner une chiquenaude, de lui tirer la langue. J’ai risqué la plus grosse somme permise et j’ai perdu. Alors, j’ai mis tout ce qui me restait sur pair et j’ai quitté la table comme étourdi. (Le Joueur de Dostoievski)

Etourdi, Bodart l’est certainement en prison. A Dinant, ses avocats, Maîtres Luc Misson et Grégory Ernès, mesurent sa solitude et ses espoirs. Il s’accroche plus que jamais au football, le seul univers qu’il connaisse vraiment. A la prison de Dinant, Bodart a écourté des interrogatoires car il ne voulait pas rater un match du Standard en coupe d’Europe. Dans la presse, il dévore les pages sportives. Jean-Jacques Eydelie lui a écrit un mot. Daniel Boccar a pris de ses nouvelles, tout comme Régis Genaux peu avant sa disparition. D’autres anciens équipiers se sont aussi adressés à lui. Un jour, Bodart a présenté un magnifique £il au beurre noir. En jouant au football, il avait plongé comme en ses plus beaux jours.

Sa femme lui rend visite avec leurs enfants mais la procédure de divorce a été lancée. Au fil du temps, il a imposé l’impossible à une compagne qui ne se doutait de rien. Elle savait qu’il jouait un peu… Ses découvertes ont été effrayantes. Elle n’avait pas de contrôle sur les comptes de son mari qui l’a à peine consultée au moment de vendre sa maison. Ruinée, elle n’a pas le choix, doit se protéger et se soucier des enfants. Epuisée mais solide, sa femme vit chez ses parents pour le moment et travaille pour subvenir aux besoins de ses gosses. La procédure de divorce ne se passe pas bien. Même s’il n’a pas le choix, Gilbert refuse cette séparation. La famille souffre. Toute la famille : son épouse, ses enfants, ses parents, son frère, sa s£ur. Les déchirures sont profondes. La femme et les parents préfèrent éviter les interviews pour le moment. Les plaies ne sont pas encore cicatrisées.

Le moral de Bodart est variable en prison. Au début, c’était même catastrophique car son discours était incohérent. Il vivait loin de la réalité, dans son univers. Il niait à ses conseils ce qu’il avait avoué aux enquêteurs. C’était le brouillard le plus épais mais il y a longtemps que Bodart n’a peut-être plus été aussi libre que depuis qu’il est en prison où il rédige un livre. Loin des tentations, des  » amis  » et autres dangers, il faut souhaiter qu’il se soit sevré du jeu. Pas évident car sous les verrous, il arrive que des joueurs parient pour une boîte d’allumettes, des cartes de téléphone, un dessert, des babioles, etc.

A la demande de ses avocats, la justice a procédé à une expertise psychiatrique. La défense de Bodart n’a pas encore pu consulter le résultat de ce travail. Maître Ernès a des arguments et il y a gros à parier que les avocats de Bodart s’appuieront sur l’addiction au jeu, le surendettement, la crainte de ses créanciers, etc. Gilbert Bodart est un délinquant primaire. Son casier judiciaire est vierge jusqu’à présent. Dans l’affaire des faux billets (tentative d’impression), son rôle serait plus que secondaire. Ses avocats sont confiants à moins que les enquêteurs ne révèlent d’autres éléments inconnus.

S’il est libéré, Bodart comparaîtra devant le tribunal correctionnel dans quelques mois. Reste le cambriolage des Grottes de Han-sur-Lesse. Les Grottes se sont portées partie civile et réclameront réparation aux auteurs. Un morceau du butin n’a pas encore été retrouvé. Co-auteur et complice, Bodart est en aveux. Une libération semble possible. L’instruction est terminée et le procès devrait se dérouler fin 2009. Avant d’en arriver là, il faudra soigner Bodart. S’il est libéré avant les fêtes, il sera probablement chez ses parents et cherchera du travail. Sa libération sera sûrement conditionnée : interdiction de fréquenter des maisons de jeu, de se soustraire à la justice, etc. Il restera alors beaucoup de pain sur la planche pour guérir le grand malade qu’il est, même s’il se restructure petit à petit.

S’il ne joue pas, le malade du jeu est en manque

– Mais qui m’empêche de me sauver ? De la raison, de la patience, et je suis sauvé. Je n’ai qu’à tenir bon une fois, et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut avoir du caractère, c’est l’important. Ah ! Oui ! J’ai eu du caractère cette fois. J’ai perdu, cette fois tout ce que je possédais. (Le Joueur de Dostoievski)

Thérapeute clinicien (Clinique du jeu pathologique Dostoïevski/Institut de psychiatrie et de psychologie médicale du Centre hospitalier universitaire Brugmann), Serge Minet(1) a un regard d’expert sur l’addiction au jeu qui fait de plus en plus de ravages et le travail de sevrage qui attend Bodart.  » Il y a des dépendances toxiques (drogues, médicaments, alcool, etc.) et des dépendances comportementales qui permettent d’oublier le stress, le mal de vivre, l’isolement social, la pauvreté affective… « , explique-t-il.  » Tout le monde ne devient pas nécessairement dépendant. Ce mal peut atteindre des personnes ayant des fragilités particulières. Le hasard n’a pas de lois, il n’a que des caprices. Les intoxiqués des jeux de hasard ont tous gagné gros un jour. Ils s’inventent alors des croyances : j’ai gagné car je suis intelligent, je suis arrivé au bon moment car la machine devait rendre ses sous, etc. On ne devient jamais bon au jeu de hasard. Au jeu d’habilité (sport), on s’améliore en jouant souvent. Pas au jeu de hasard. Le malade du jeu n’a plus la liberté d’arrêter. S’il ne joue pas, il est en manque. Son cerveau a enregistré un niveau d’excitation dont il a besoin. Quand il mise, le joueur ressent l’espérance du gain. Elle grandit avant qu’une nouvelle phase apparaisse : la certitude de la perte. C’est au croisement de ses deux courbes que s’installe la jouissance du jeu. Les joueurs ne veulent plus gagner ni perdre : ils veulent jouir.

Cette jouissance, c’est ce qu’on appelle la petite mort. Le joueur va immédiatement rejouer pour éprouver ce frisson. Le fameux on ne sait jamais le maintient dans l’espoir du gain. Il y a un délai d’incubation de la maladie du jeu, entre trois et sept ans, avant de tomber gravement malade. En 22 ans, je n’ai jamais vu gagner un joueur malade. Tant qu’il y de l’argent, il y a du jeu et… tant qu’il y a du jeu, il y a de l’argent. Sur le plan psycho-morphologique, les malades du jeu sont terriblement sympathiques. Ils ont du charme. Ce sont des manipulateurs, des menteurs, des jongleurs, des artistes, des funambules. Ils peuvent mentir durant des années à leurs femmes, à leurs amis. Ils passent à travers tout. Ils sont capables de trouver de l’argent partout, à des amis, à des prêteurs à du 50 % ou même du 100 %. Si on ne rembourse pas les usuriers, c’est la menace. Des parents ont payé car le fils allait être trucidé le long de la Meuse dans la demi-heure.

Je connais un joueur qui a commis cinq hold-up. Au sixième, il a tué le directeur de la banque. Il a été condamné à 25 ans de prison. Au tiers de la peine, il s’est retrouvé devant moi, contraint et forcé par le juge. Il ne s’est jamais intéressé à la famille plongée dans le malheur et m’a dit tout de go : – Je paye pour ça. J’étais sidéré. Sa s£ur l’a surpris dans un casino et il est venu chez moi en pleurs, m’expliquant que son seul désir était de revoir un casino. J’avais oublié de lui poser une question : jouait-il encore en prison ? Oui. Le jeu n’arrête pas. Le joueur pathologique joue sans arrêt à tout. Quand on arrive au bout, il y a quatre issues : l’arrestation suite à certains actes, la fuite, le suicide ou accepter de se faire soigner.  »

Le joueur pathologique est un enfant qui a mal grandi

 » Les épouses sont souvent victimes du silence du jeu. Elles sont alors co-dépendantes. Elles font tout pour aider leur mari. Je leur dis qu’il faut arrêter de l’aider pour… l’aider. Les malades doivent être pris en mains par des professionnels. Les épouses doivent se protéger car tout leur argent va y passer tôt ou tard. Sur 100 joueurs que je vois, 20 viennent d’eux-mêmes, 80 y sont contraints par les juges, les parents, les épouses. C’est une thérapie de contraintes et cela ne me dérange pas. Aider Bodart ? Oui, c’est possible. Les sommes énormes gagnées par certains sportifs déplacent leurs pensées dans un monde virtuel.

Les sommes jouées sont virtuelles. Le culte du héros peut faire des dégâts. Ce sont des héros sur le terrain, dans les milieux mafieux, etc. Cela entretient l’illusion que le héros peut vaincre le hasard. Il doit se réveiller. Je joue sur le principe de la réalité. Ici, le malade doit être dans la vérité et tout dire par rapport au jeu. Le psy n’est pas là pour écouter les gens pleurer. Il faut arrêter le bazar, l’engrenage. Dès qu’un malade ment, il n’est plus dans la thérapie. Je veux bien voir Bodart. Je lui demanderais : – Qu’est-ce qui te motive ? Si ce sont les procès, je dis : – Ce n’est pas ça. Les procès, ce n’est pas l’essentiel. Les risques, il a l’habitude. Il ne faut surtout pas parler de nouvelle chance. Non, il doit prendre la décision d’arrêter toute forme de jeu, se regarder dans une glace, écrire ce qui le motive. Et j’en prends acte. On ne jure rien. Dans les bras de sa femme, quand Dostoievski jure de ne plus jouer, il est dans le parjure car il sait qu’il doit jouer. Le malade est dans la structure de l’enfant qui tâte jusqu’où il peut aller. Le joueur pathologique est un enfant qui a mal grandi.

Bodart peut s’en sortir mais cela va demander une reconversion à 180 degrés. Il n’y a pas de pronostic possible, il faut le mettre au travail thérapeutique. Ce ne sera pas pour fuir ou échapper. On refait le temps. Un joueur n’a pas de passé ou d’avenir. Demain, ce sont les dettes, les ennuis. Bodart a uniquement vécu dans le présent. La rupture avec la famille du foot est indispensable. S’il y reste, il retrouvera son aura. Cela lui donnera une énergie folle mais il va évidemment recommencer. S’il veut rester au service du sport, il serait intéressant pour lui d’aider plus tard ceux qui traversent les mêmes enfers que lui : guérir en aidant les autres. Il y a 22 ans, mon premier malade a tenté de se suicider au volant de sa voiture en sortant d’un casino. Aujourd’hui, il anime un groupe thérapeutique. « 

Le jeu a détruit la Coupe du Monde 94 des Diables Rouges

– J’avais encore un florin, de quoi dîner, pensais-je. Et je n’avais pas fait cent pas que je retournais au salon de jeu. Je mis mon florin sur manque. J’ai gagné et, vingt minutes plus tard, je sortais avec 170 florins dans ma poche. C’est un fait. Voilà mon dernier florin. Et que serais-je devenu si j’avais manqué de courage ? Demain, demain, tout finira. (Le Joueur de Dostoievski)

Bodart est parfois désigné du doigt par certains anciens collègues. Ceux-là feraient bien de se souvenir de la Coupe du Monde 94. Quelques internationaux jouent alors de fortes sommes d’argent au poker entre les entraînements et les matches. Josip Weber et d’autres sont plumés. Un Diable Rouge nous a dit que cela n’avait eu aucun impact sur le groupe. Vraiment ?  » Non, le jeu a détruit la Coupe du Monde 94 des Diables Rouges. « , avance un autre.  » A un moment, certains ne pensaient plus au football mais bien à se refaire, à expliquer à leur femme comment ils avaient perdu autant d’argent. Il y a eu une décompression après un bon début de Mondial mais aussi une déconcentration probablement due au jeu. Paul Van Himst a mis le holà en apprenant ce qui se passait. Il était temps mais le jeu avait déjà occasionné de gros dégâts.  »

(1) Clinique Dostoievski, pour de plus amples renseignements, consultez : http://www.blogtonjeu.be

par pierre bilic – photos : reporters

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire