Privés de plaisir

Ils ne jouent pas par calcul économique.

On les appelle parias, bannis ou indésirables. Des substantifs peu glorieux désignent les joueurs que le Standard décida, en fin de saison dernière, d’incorporer à son noyau B, sans espoir de retour. Mornar vendu à Anderlecht et Vlcek parti à Panionios, ils sont désormais au nombre de cinq: David Brocken, Frédéric Pierre, Liviu Ciobotariu, Tibor Selymes et Manu Godfroid.

Mais qu’ont-ils donc fait aux dieux qui commandent la planète foot pour mériter ce sort peu enviable? C’est simple: la plupart d’entre eux sont arrivés à un âge auquel le Standard ne peut plus espérer réaliser de plus-value sur un éventuel transfert. Comme ils ont souvent été acquis dans une situation d’urgence (Brocken, Selymes et Ciobotariu sont arrivés en cours du championnat 1999-2000, après le limogeage d’ Ivic et alors que la colère grondait sur les gradins), le club de Sclessin a dû débourser pas mal d’argent pour les acheter et, surtout, pour payer des contrats qui courent sur une durée assez longue. Et comme ils ne font pas partie de l’écurie de Luciano d’Onofrio, le club n’a aucun intérêt à les mettre en vitrine et préfère laisser s’exprimer des joueurs comme Afolabi, Dragutinovic, Blay ou Vandooren, sur lesquels la possibilité de gros gain en cas de transfert est bien réelle. Et tant pis si le niveau s’en ressent, au moins momentanément. Car on peut tout de même se demander si, dans le courant d’un mois d’octobre difficile, le Standard n’aurait pas eu intérêt à aller rechercher l’un ou l’autre élément pour combler les absences de Dragutinovic, Moreira ou Lukunku.

Ce ne fut pas le cas et, à ce moment-là, tous ont compris qu’ils étaient définitivement enfermés dans les oubliettes de la forteresse de Sclessin. Il est évident que, face à une situation aussi inextricable, chacun réagit avec ses caractéristiques et ses sentiments, même si la raison l’emporte toujours sur le coeur parce que leur contrat est la dernière chose qui les lie encore à ce club qui, il faut bien le dire, remplit toutes ses obligations dans les délais.

Mais les implications d’une telle mise à l’écart ne sont pas que financières: le physique, le moral et la réputation, notamment, en prennent aussi un coup. Comment réagissent-ils?

Frédéric Pierre: « J’ai commis l’erreur de dire que je ne jouerais plus au Standard »

S’il n’avait pas été prêté à Anderlecht pendant près d’une saison, Frédéric Pierre croupirait dans le noyau B du Standard depuis plus d’un an. Ce n’est en effet pas Michel Preud’homme mais Tomislav Ivic qui était entraîneur du Standard lorsque la décision fut prise. « Je n’avais pourtant pas livré une mauvaise saison, je m’étais même montré très régulier mais je n’apportais pas ce qu’on attendait de moi, parce que j’étais enfermé dans un carcan: je devais jouer au back droit et faire tout le flanc. J’ai fini par lui dire que j’avais besoin d’une certaine liberté et il s’est braqué, peut-être parce que j’étais trop fort pour lui. Humainement, c’est un type très bien, mais sa théorie était incontrôlable. Il changeait quinze fois d’équipe sur une heure. Avant la finale de la Coupe de Belgique contre Genk, où j’ai marqué après quelques secondes, il m’a avoué que je ne devais pas jouer. Pourquoi? Pour me mettre la pression? »

Pierre fut alors prêté au Sporting mauve, où il s’avéra vite qu’il n’était pas qualifié pour disputer la Ligue des Champions: « Cela m’a évidemment porté préjudice car l’entraîneur ne pouvait pas toujours changer son équipe. Pourtant, sur six matches avec le Sporting, je n’en ai raté qu’un. Mais le club ne possédait pas d’option d’achat et je le voyais mal me mettre en vitrine pour le Standard. »

Entre-temps, le Brabançon avait déclaré que, quoi qu’il arrive, il ne rejouerait plus jamais avec le club de Sclessin: « J’ai commis une grosse erreur. La direction l’a mal pris et les supporters m’ont sifflé. Sur ce coup-là, j’ai manqué de caractère, de patience. J’aurais dû faire comme Lukunku, qui a su attendre son heure malgré une intégration difficile. »

Depuis son retour, Pierre fut cité au RWDM et à La Louvière. Il s’entraîna également avec Stoke City, un club qui joue la tête en Second Division anglaise (notre D3).

« Le Standard s’est d’abord montré très gourmand avec le RWDM. Aujourd’hui, le club est beaucoup plus conciliant mais Molenbeek semble servi. Avec La Louvière, la piste s’est refroidie après la victoire du club sur le Standard – NDLA: d’autres sources font écho de difficultés financières chez les Loups. Entre-temps, il y a eu Stoke City, c’est vrai. Le niveau est très faible, l’équivalent d’une bonne D2 belge, mais il y a 20.000 supporters et je pouvais y gagner le double de ce que j’ai au Standard et les deux clubs avaient trouvé un terrain d’entente. L’entraîneur, le père des Gudjonsson qui ont joué à Genk, voulait d’abord m’aligner comme deuxième attaquant mais il s’est renseigné auprès d’ Anthuenis qui lui a dit que je jouais en pointe. Or, c’est un des fils Gudjonsson qui joue à cette place… »

Pierre est-il prêt à faire des concessions au niveau de son salaire? « J’avais fait un gros effort pour le RWDM mais je n’irai pas plus bas. Je ne vais quand même pas payer pour jouer non plus, d’autant qu’il ne fait aucun doute que j’ai ma place en D1, y compris au Standard. Je suis certain que, si on m’avait fait confiance, j’aurais pu devenir le patron de cette équipe. Mais manifestement, je dérangeais certaines personnes. On a dit que je posais des problèmes dans le groupe mais tous les joueurs sont venus me dire que ce n’était pas vrai. »

Des propos qui ne nous ont pas été confirmés. Par contre, personne ne peut contester que Pierre livra de bons matches pour le Standard et certains joueurs du noyau A évoquèrent même à mots couverts la nécessité d’aller le repêcher lorsque plus personne ne parvenait à conserver le ballon devant.

Davy Brocken fait de la photo

« De tous les joueurs du noyau B, je suis sans doute le moins touché au moral », affirme d’emblée David Brocken. « J’ai connu des situations bien plus graves qui m’ont rendu très fort. » L’ex-arrière droit du Lierse fait référence à l’accident de voiture qui, voici plusieurs années, coûta la vie à sa petite amie. Depuis, il a refait sa vie et a deux enfants qu’il veut protéger de tous les états d’âme qu’un joueur de football peut traverser.

Il réagit donc avec beaucoup de sang-froid d’autant que, sur le plan financier, il n’est pas victime d’un préjudice trop important. « Je suis victime du revers de la médaille de l’arrêt Bosman: les clubs se protègent en offrant des contrats de longue durée et, quand ils n’ont plus besoin des joueurs, ils essayent de leur retirer le plaisir de jouer. Je ne me considère plus comme un joueur mais comme un employé du Standard. Nous avons d’ailleurs reçu un règlement d’ordre intérieur assez épais. Maintenant, c’est beaucoup plus chacun pour soi. Je suis titulaire d’un contrat très hermétique qui prévoyait notamment ce cas de figure et je dois dire que tout le monde s’est montré très correct. Mon contrat court encore sur deux ans et demi et j’aurai alors 33 ans. S’il le faut, j’irai jusqu’au bout car je ne suis pas disposé à faire des concessions, ni par rapport au niveau sportif, ni par rapport au salaire: j’ai une famille, je construis une maison. Si j’avais 23 ans, j’aurais déjà rompu mon contrat mais, maintenant, la situation est différente. »

Brocken avoue même qu’il songe déjà un peu à sa reconversion. S’il le pouvait, il aimerait aider les jeunes à franchir la dernière étape, celle qui mène au sommet. « J’ai mon diplôme de coordinateur d’équipes d’âge et je constate que beaucoup trop de jeunes talents se perdent, souvent par manque de structures », dit-il. « Au Lierse, beaucoup étaient meilleurs que moi, mais certains ont opté pour les études. Mon meilleur ami est ainsi devenu ingénieur. »

Il occupe également ses loisirs en faisant de la photo. « Je touche un peu à tous les domaines, avec une préférence pour les photos d’architecture. Je fais partie d’un club et nous jugeons mutuellement nos travaux. »

Depuis le début, il a compris que le Standard ne ferait pas appel à lui cette saison. Et les mauvais résultats du mois d’octobre lui ont donné raison. « Quand on est sur le banc, comme cela m’est arrivé l’an dernier, on peut encore espérer modifier le cours des événements par une bonne entrée. Mais dans le noyau B… Je me dis seulement que le Standard doit être un club très riche pour se permettre cela et j’ai été déçu par les déclarations de Preud’homme qui a dit que nous réintégrer prendrait trop de temps au niveau des automatismes. Et les transferts, alors? »

Brocken affirme pourtant qu’il n’en veut à personne à Sclessin. « Certains ont un peu chuté dans mon estime mais sans plus. Et même à la fin de mon contrat, vous ne m’entendrez jamais dire du mal du Standard, qui gardera toujours une place dans mon coeur et qui, pour moi, peut encore aller loin, à condition d’étoffer un peu son noyau. Mais beaucoup de choses ont changé depuis l’arrivée de Michel Preud’homme. Je ne devrais peut-être pas dire cela, mais j’ai l’impression que le groupe est beaucoup plus stable et plus uni, parce que l’entraîneur a su se faire respecter. Avant, on parlait anglais, néerlandais, français ou africain dans le vestiaire et on comprenait que certains disaient parfois du mal des autres. »

Il avoue d’ailleurs que l’ambiance du Lierse lui manquait mais que, si c’était à refaire, il suivrait le même chemin. « J’aurais pu jouer au Lierse jusqu’à 35 ans et ce club a fait un gros effort pour s’aligner sur les propositions d’Anderlecht mais, à 27 ou 28 ans, je voulais découvrir autre chose. »

Liviu Ciobotariu pense qu’il s’entraîne avec Figo

De tous les joueurs écartés, Liviu Ciobotariu est sans doute celui qui, d’un point de vue strictement sportif, a le moins de choses à se reprocher. En un an et demi de présence à Sclessin, il a aidé Daniel Van Buyten à s’épanouir et a livré énormément de bons matches, même s’il connut une petite période creuse l’an dernier.

« Mais je suis bien revenu en fin de championnat et j’ai aidé l’équipe à assurer sa qualification européenne », dit-il. « Comme tout un chacun, je me suis posé des questions sur mon niveau de jeu mais, honnêtement, je ne trouve pas de réponse de ce côté. Je pense également que j’étais bien intégré au groupe et que j’avais beaucoup d’amis. »

Aujourd’hui encore, Daniel Boccar le cite régulièrement en exemple (voir encadré) et il est le seul à pouvoir participer à pratiquement tous les matches de l’équipe réserve. « Le Standard possède de bons jeunes et je veux les aider à réussir. Il m’arrive parfois de m’énerver et ils ne comprennent pas toujours ma situation mais j’ai aussi besoin de cela pour ma motivation personnelle. Chaque matin, je me lève en me disant que la journée va m’apporter une bonne nouvelle et je pense que je vais m’entraîner avec Figo ou Roberto Carlos. C’est ma façon à moi de tenir le coup, de rester en éveil pour le jour où une opportunité se présentera. »

Mais jusqu’ici, hormis des appels de managers, rien de concret ne s’est présenté. On a évoqué la possibilité d’un transfert à Anderlecht mais Alphonse Costantin a déclaré que le joueur était trop gourmand, ce qui fait bondir Ciobotariu. « Je sais que mon salaire au Standard est important et c’est normal car je suis international, mais je suis prêt à faire un effort car je veux participer à la prochaine Coupe du Monde. Hagi, le sélectionneur, m’a dit qu’il comptait sur moi mais qu’il fallait que je rejoue. Je suis donc prêt à reculer pour mieux sauter. Et le club qui me ferait confiance pour quelques mois pourrait bien s’en frotter les mains aussi. »

Sa mésaventure ne change en tout cas rien à ses projets d’acquérir un jour la nationalité belge et de s’établir définitivement chez nous. « J’ai apprécié Liège dès le premier jour et ce qui m’arrive ne modifie en rien ma perception des gens ou de la vie ici. Ma famille est bien intégrée, mes enfants vont à l’école. Il n’y a que moi qui ai des problèmes et je ne veux pas donner à ma femme et aux gosses l’impression que je suis déboussolé. »

Tibor Selymes: « Dès qu’on parle de mon âge, l’intérêt retombe »

La réaction de Tibor Selymes est à l’opposé de celle de Liviu Ciobotariu. L’ancien arrière gauche du Cercle de Bruges et d’Anderlecht n’a pas du tout envie de servir de nounou aux jeunes de Sclessin et attend impatiemment la fin de son contrat, en mai, pour rebondir.

« Je ne vois pas pourquoi je devrais couver les jeunes. Evidemment, s’ils me demandent quelque chose, je ne leur tourne pas le dos, mais c’est vrai que je ne vais pas spontanément vers eux. D’ailleurs, une fois en équipe première, ils n’auront plus personne pour leur tenir la main non plus. »

Outre le problème salarial, commun à tous les joueurs du Standard, Selymes a un autre obstacle à franchir pour retrouver un autre club. « Je suis prêt à laisser tomber trente à trente-cinq pour cent de mon salaire mais, dès qu’on me demande mon âge, je perds pratiquement toutes mes chances parce que je ne représente pas un investissement. Maintenant, tout le monde veut engager des joueurs de 22 ans qu’on garde un an ou deux puis qu’on revend. Pour ma part, j’attends donc le mois de mai en me disant que, dans le pire des cas, je peux encore jouer quelques mois en Roumanie ou en Hongrie, où on ne m’a pas oublié. Et si je me mets en évidence, je pourrais toujours miser sur une fin de carrière en Autriche. »

Les problèmes de Selymes au Standard remontent déjà à l’ère Ivic. Le technicien croate reprochait souvent un manque d’engagement à ses Roumains. « J’ai sans doute commis des erreurs et je ne me suis peut-être pas toujours bien entraîné », reconnaît-il. « Mais je suis un être humain, pas un robot. Ivic aurait voulu que je coure et que je saute autant que Van Buyten. Il oubliait que j’avais mon expérience, que je jouais davantage avec la tête. »

S’il ne pense pas avoir été écarté parce qu’il ne faisait pas partie de l’écurie de joueurs de Luciano d’Onofrio, Tibor Selymes estime que son statut d’étranger ne l’a certainement pas favorisé. « A un moment, on a dit que Goossens pourrait également se retrouver dans le noyau B. Mais il a grandi ici, c’est un Liégeois et il n’était pas facile pour la direction de l’écarter. »

Patrice Sintzen

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