Politique de l’autruche

La fédération internationale et les organisations de joueurs professionnels tendent à dire que le dopage est inexistant. Mais les rumeurs enflent.

La dame était furieuse. On l’avait mise en ligne avec la direction de l’instance antidopage française, le Conseil de Prévention et de Lutte contre le Dopage. Elle estimait « prématuré » et « déplacé » le fait que l’agence ait rendu publics deux cas de dopage observés début juin pendant Roland Garros…

C’était donc la raison de la mauvaise humeur de Debbie Jevans, directrice de la Fédération Internationale de Tennis (ITF), et elle expliqua à son interlocuteur la manière dont elle envisageait cette question. « Il y a des cas pour lesquels les joueurs doivent prendre des médicaments pour raison de santé ». C’est pourquoi l’ITF a abandonné l’idée d’analyser les échantillons B et de dévoiler le nom des deux joueurs mis en cause. « Pour nous, il n’existe pas de cas positifs de dopage », conclut Jevans en raccrochant le téléphone.

Mais taire l’affaire ne fut pas chose aisée. Entre-temps, il est établi que l’on a retrouvé un stimulant, le Buproprion, dans les échantillons d’urine douteux. Un produit qui augmente les capacités physiques et qui, selon Klaus Müller, le directeur du laboratoire de contrôle de Kreischa, accrédité par le Comité International Olympique (CIO), appartient au « groupe de produits qui sont interdits en toutes circonstances ».

D’abord parce qu’il contient une substance hautement dangereuse. Le Bupropion possède en effet un médicament prescrit entre autres pour annihiler la dépendance des fumeurs. On a ainsi pu recenser pas moins de 250 cas de décès pouvant être mis en rapport avec l’absorption de Bupropion.

La pression devenait du coup trop forte pour les instances du tennis international : l’US Open a donc démarré dans une ambiance tendue, à couper au couteau. Car plus les fonctionnaires du tennis mondial et des associations de joueurs, l’ATP (chez les hommes) et la WTA (chez les dames), tentent de jouer de la diplomatie secrète pour étouffer le thème du dopage, plus l’image du tennis risque d’en souffrir. Bref, l’idée que le dopage épargne le circuit tennistique professionnel bat de l’aile.

Federer n’a été contrôlé que deux fois dans sa carrière

Dans le cercle des joueurs, les rumeurs vont bon train depuis quelque temps. Les officiels ne faisant rien pour prendre le taureau par les cornes, ou même tenter d’enrayer le problème, de plus en plus de joueurs professionnels se sentent engagés dans la lutte pour les millions. Les soupçons et les accusations remontent à présent des vestiaires. Récemment, Sergi Bruguera – double vainqueur à Roland Garros- déplorait dans El País l’hypocrisie de l’ATP. « Il est clair que le dopage existe en tennis », affirme l’Espagnol. Le Français Nicolas Escudé ouvrait lui aussi son coeur en déclarant que « celui qui croit que le tennis est clean est bien naïf ».

Le Suisse Roger Federer rajoute de l’huile sur le feu. « Bien que j’appartienne au top 10 mondial, j’ai été contrôlé deux fois en tout et pour tout. Je ne le comprends pas. Dans d’autres disciplines sportives, on contrôle à tout bout de champ ».

Vivement une politique antidopage vraiment plus sévère, disait encore le joueur helvétique, qui vise en particulier les spécialistes de la terre battue : selon lui, c’est au cours des tournois sur cette surface que l’on trouverait le plus de produits interdits. Après sa victoire à Hambourg, Federer a eu besoin de dix jours pour retrouver sa fraîcheur: « Je ne comprends pas comment d’autres joueurs récupèrent aussi vite, mais en tout cas ce n’est pas normal ».

Le tennis féminin n’est pas épargné par la grogne. Les muscles hyper développés de Jennifer Capriati et des soeurs Serena et Venus Williams en rendent beaucoup sceptiques. John Mendoza, chef de l’agence australienne antidopage, ne s’embarrasse pas de diplomatie. « Le tennis est en train de perdre le contrôle. Vous n’avez qu’à observer les corps des joueuses ! On n’obtient pas de telles formes uniquement sur base de l’entraînement physique ».

Il n’existe aucun autre sport où la politique de dopage est aussi laxiste. Pour l’année 2001, l’ATP a répertorié 1234 contrôles antidopage au cours des tournois masculins et seulement 50 contrôles pendant les entraînements. Rune Andersen, directeur de l’Agence Mondiale Antidopage (Wada), estime que l’association des tennismen professionnels commet une grossière erreur. Il est vrai que l’ATP a prévu pour 2002 de passer à 150 contrôles à l’entraînement, mais ce chiffre demeure ridicule. Les standards de la Wada imposent que 60% des contrôles soient inopinés. Pour débusquer les contrevenants de manière efficace, l’ATP devrait en effectuer au minimum 7.500.

Sur le circuit féminin, la situation est encore pire. En 2001, il n’y a pas eu un seul contrôle à l’entraînement. La chance de surprendre une joueuse pour utilisation de stéroïdes anabolisants – qui visent à développer la masse musculaire – est aussi grande que de se faire foudroyer pendant un match de volley. La plupart des substances prohibées sont prises par voie orale. Après quelques jours, elles disparaissent complètement de l’urine. Les contrôles officiels pendant les compétitions se résument donc à une véritable farce.

Les Américain(e)s défendent leur vie privée

Et cela ne devrait pas s’améliorer dans l’immédiat. L’ITF est en effet l’une des dernières fédérations sportives internationales à ne pas avoir signé d’accord avec l’agence mondiale antidopage. Pire encore, l’ITF fait tout pour contrecarrer le boulot de la Wada. Exemple: le refus de dévoiler où un joueur se trouve à un moment donné. « Si nous divulguons ce genre d’informations, les joueurs pros seront poursuivis par les fans », répond Debbie Jevans. Ainsi, les pros du circuit évitent le risque de voir un jour débarquer chez eux un contrôleur venu récolter un échantillon d’urine.

Les joueuses estiment cela très bien, car elles considéreraient de telles visites comme inappropriées et gênantes. Et comme une atteinte à leur vie privée : « Je ne laisse pas entrer n’importe qui chez moi », entend-on de la part de Venus Williams. Ce à quoi Jennifer Capriati ajoute : « J’affirme que personne n’a le droit de se poser des questions à propos de mon corps ».

Le monde du tennis s’auto-protège. Cela mène parfois à des situations hallucinantes. Voici trois ans, un employé du Comité olympique suisse reçut la porte en pleine figure pour avoir voulu contrôler deux joueurs au tournoi de Gstaad. Impossible, affirma alors le fonctionnaire ATP présent sur place. Il défendit son point de vue en disant que si seuls deux joueurs sur les 32 que compte le tableau étaient contrôlés, cela mettait en péril le principe d’égalité.

Même si les contrôles sont encore très peu nombreux, régulièrement des joueurs sont pris en flagrant délit.. En 1995, huit professionnels – dont l’ex-numéro un Mats Wilander – devenu capitaine de l’équipe suédoise de Coupe Davis. Ce qui fait réfléchir quant à la quantité de produits avalés et injectés. Dans une interview sur la chaîne américaine ABC, l’actrice Tatum O’Neal confirmait cette suspicion en affirmant que son ex-mari John McEnroe utilisait régulièrement de la marijuana, de la cocaïne et des stéroïdes. Big Mac a évidemment qualifié de « risibles » les accusations de son ex-épouse.

Becker parle surtout de drogue, mais…

En décembre 1993, l’ex-champion de Wimbledon Boris Becker évoquait déjà la présence massive de « cocaïne, speed en marijuana » sur le circuit tennistique. « Toute la question est de savoir si l’ATP peut se permettre d’annoncer des contrôles positifs », ajoutait l’Allemand.

En effet, ce fut longtemps un tabou pour l’ATP, qui avançait le raisonnement suivant: « Bien que les tennismen soient des personnalités connues du public, l’ATP préfère ne pas révéler les noms des contrevenants au dopage. Le tennis est un sport individuel et chaque joueur qui se dope ne met en quelque sorte que sa propre santé et carrière en danger ».

Jusqu’à présent, force est de constater que l’ATP fut clémente avec les tricheurs. En avril 2001, on a retrouvé dans l’urine de Juan Ignacio Chela du methyltestostérone, un anabolisant. L’Argentin fut prié de se ranger pendant trois mois, après quoi il regagna tranquillement le classement mondial. L’urine de Guillermo Coria, encore un Argentin, laissa apparaître en décembre 2001 des restes de nandrolone. Résultat: l’ATP lui infligea une suspension de sept mois, mais après trois mois il retrouvait les courts. Dans d’autres disciplines, utiliser un produit interdit signifie être suspendu pour un minimum de deux ans. Pas en tennis. Car pour la toute-puissante ATP, « Chela et Coria n’avaient pas pris volontairement ces stéroïdes anabolisants ».

Maik Grossekathöfer et Michael Wulzinger

« Personne n’a le droit de regarder à l’intérieur de mon corps » (Jennifer Capriati)

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