« Plus jamais content de mon niveau »

Rétabli, le coureur reste dans l’anonymat des pelotons. Dimanche, au Tour des Flandres, se contentera-t-il encore d’un rôle dans l’ombre?

L’air apathique, Johan Museeuw s’installe, une bouteille d’eau à portée de la main. Il balaie la salle du regard, comme s’il voulait échapper aux questions. Il n’a jamais apprécié les interviewes mais, depuis qu’il a failli perdre la vie dans un accident de moto, à peine deux ans après sa grave chute à Paris-Roubaix, il pèse encore plus ses mots. On ne retrouve pas le Museeuw débordant de confiance qui avait dompté l’Enfer du Nord ou le Ronde, ni le Museeuw qui avait fêté avec beaucoup de brio son titre mondial à Lugano en 1996. Non, le Museeuw rencontré quelques jours après un Milan-Sanremo décevant est envahi par le doute.

Serez-vous en forme à temps pour les classiques?

Johan Museeuw : Aucune idée. Mon accident de moto date de six mois. Les médecins m’ont dit qu’un traumatisme cérébral pareil nécessite six mois d’hospitalisation pour un homme normal. Quatre mois et demi après l’accident, je prenais le départ d’une course. C’était une victoire en soi. Pas pour le grand public, mais pour moi et ma famille, qui sait d’où je viens. Mais je ne suis pas vite content et je crains de n’être pas satisfait du niveau que je retrouve. Je me console en pensant que le monde ne s’arrête pas de tourner après les classiques. La saison ne s’achève pas sur l’Amstel Gold Race. Même si je n’arrache aucune victoire d’ici trois semaines -et le risque est réel- rien ne sera encore perdu.

Serait-il grave à vos yeux de ne plus retrouver votre meilleur niveau?

Oui, mais je devrais vivre avec. Comme j’ai j’ai digéré d’autres coups durs dans ma carrière… Enfin, il me faudra du temps mais je suis réaliste et je sais que je parviendrai à digérer le fait de ne plus jamais revenir à un niveau qui me paraît acceptable.

Votre accident a pour le moins perturbé votre préparation.

Je préfère ne plus y songer. C’était la deuxième expérience de ce genre. Chaque fois, j’ai été dans un état critique. Je ne supporte pas d’être sans cesse confronté à ces épreuves. C’est très pénible sur le plan mental.

C’est pourtant une question logique car de telles expériences changent un homme et un coureur.

Les vivre est assez pénible pour ne pas devoir en parler sans arrêt. Certaines personnes trouvent normal que je revienne pour la seconde fois d’affilée au sommet. Je suis conscient que j’en suis loin mais je sais aussi que ce n’est pas si facile. J’ai été dans un état critique, suite au dernier accident. Il a sans doute davantage hypothéqué mon avenir que celui de Paris-Roubaix. Toutefois, je progresse et j’ignore jusqu’où j’arriverai.

Pourquoi voulez-vous revenir à tout prix?

Je ne réponds pas à cette question. Elle revient trop souvent.

Le vainqueur de neuf épreuves de Coupe du Monde et du Championnat du Monde n’a quand même plus besoin de faire ses preuves?

Il doit bien y avoir une raison, non? Quand vous aimez ce que vous faites, vous continuez le plus longtemps possible.

Quelle est l’importance du prochain Tour des Flandres, pour vous?

La même que les dix précédents ou que les dix suivants. C’est une des plus belles épreuves cyclistes de l’année.

Dans dix ans, vous ne courrez plus.

Ça ne change rien. Le Tour des Flandres restera toujours très important à mes yeux, que je sois coureur ou que j’occupe une autre fonction.

Espérez-vous gagner la prochaine édition?

Je progresse mais je ne sais pas si je suis en mesure de le gagner. Si vous observez mes résultats récents, vous constaterez qu’ils ne sont pas brillants. J’ai terminé loin dans le peloton. Toutefois, je me sens mieux de course en course et j’espère que ça va continuer. Je sais évidemment qu’il me reste peu de temp, mais je reste positif car avant, j’atteignais ma meilleure condition après Milan-Sanremo. Cette année, la situation est différente mais j’essaie de préparer ce Tour comme avant.

Etes-vous sûr de pouvoir affronter le Tour des Flandres, Paris-Roubaix et l’Amstel Gold Race?

Dans le cas contraire, je m’effacerai au profit de Romans Vainsteins, comme à Milan-Sanremo. C’était clair, dans ma tête: pendant dix ans, alors que j’étais en meilleure forme, je n’ai pas réussi à gagner cette course. Et cette fois, je savais que je n’avais pas assez de jus. Je conserverai cette philosophie pendant les autres classiques printanières et je ferai profiter Vainsteins de mon expérience à Harelbeke ou aux Trois Jours de La Panne.

Pouvez-vous comparer vos sensations actuelles à celles d’il y a deux ans, quand vous avez terminé troisième du Tour des Flandres, un an après votre chute?

C’était différent. Après ce fameux Paris-Roubaix 1998, j’ai couru le Tour des Pouilles en fin de saison et j’ai pu consacrer tout l’hiver à ma rééducation. J’ai terminé le Tour des Flandres derrière Peter Van Petegem et Frank Vandenbroucke. Ce n’est qu’un an plus tard, en 2000, que j’ai osé dire que j’avais retrouvé mon niveau. J’ai gagné le Circuit Het Volk, la Flèche Brabançonne et Paris-Roubaix. J’ai moins de temps maintenant.

Si vous deviez mettre fin à votre carrière, quels seraient vos meilleur et pire souvenirs?

Je n’ai pas le temps d’y réfléchir. Pour l’instant, je ne veux pas choisir entre neuf courses de Coupe du Monde, quinze semi-classiques, un titre mondial et deux Coupes du Monde.

Le public trouverait peut-être que Paris-Roubaix 2000 est votre plus beau fleuron, avec votre nouveau style.

Quelle affaire, ce bandana. Je m’étais souvent entraîné avec et j’ai obéi à une impulsion mais je n’avais pas du tout changé.

Vous ne portez pourtant de bandana orné du lion flamand que quand vous vous sentez fort. C’était un joli coup publicitaire.

Je suis un panneau publicitaire depuis quinze ans. Ça n’avait rien à voir. C’était une impulsion, comme de démarrer à 60 km de l’arrivée à Paris-Roubaix. Je serais bien incapable de vous dire pourquoi je l’ai fait.

N’est-ce pas une sorte de guerre psychologique? Vos concurrents doivent avoir le moral dans les chaussettes quand vous rayonnez de confiance.

Je vois du premier coup d’oeil si mes adversaires sont plus forts que moi mais des manifestations extérieures, des vélos spéciaux ou des vêtements tapageurs n’ont aucune influence sur moi. Sur d’autres peut-être.

Quel est votre rôle chez Domo? Les responsables de l’équipe vous ont transféré comme spécialiste des classique mais aussi comme capitaine.

Domo attend exactement la même chose de moi que Mapei. La seule différence, c’est que je m’occupe davantage des coureurs en-dehors des courses. Je dois intervenir en cas de problème, par exemple, dans les contacts entre les coureurs et le personnel. Je dois créer une atmosphère de travail agréable. C’est très important, surtout dans les périodes de vaches maigres. Mon expérience m’est précieuse. La presse me poursuit depuis quinze ans. Les journalistes sont prompts à critiquer dès le premier week-end. Il faut que quelqu’un relativise ces choses. Sinon, vous ne gagnez pas cinq courses, une étape de Paris-Nice et une de Tirreno-Adriatico dans les semaines qui suivent.

La critique vous touche?

Si c’était le cas, je ne pourrais pas faire passer mon message aux autres. J’ai érigé une muraille autour de moi.

Pouvez-vous comparer Domo et Mapei?

C’est difficile. Mapei a toujours été une des plus grandes équipes du monde et le restera car elle fait ce qu’il faut pour ça. Elle a enrôlé Stefano Garzelli et tenté d’engager Peter Van Petegem. Mapei est un bloc solide, avec plusieurs leaders. Si Romans Vainsteins est forfait et que je ne retrouve pas ma condition, Domo aura des problèmes. Mais ne dramatisons pas: Romans a terminé troisième de Milan-Sanremo, derrière un brillant Erik Zabel et un sprinter de classe comme Mario Cipollini. Ce n’est pas mal. Maintenant, seuls les coureurs en grande forme vont gagner. La décision ne tombera pas dans les quinze derniers kilomètres.

Le cyclisme est-il différent selon qu’on roule pour Mapei ou pour Domo?

Les méthodes de travail sont identiques. Simplement, le chapitre Mapei est provisoirement clos…

Pourquoi provisoirement?

Parce que je le dis. On n’arrête pas de me demander de comparer Mapei et Domo. C’est normal car j’ai vécu de belles années chez Mapei et qu’une grande partie de ses Belges a rejoint Domo.

Tom Steels est resté chez Mapei.

Parce qu’il y était encore sous contrat. J’aurais fait pareil car je respecte mes contrats. Mais Tom nous regrette, en course comme en-dehors. Passer sa vie à voyager avec un groupe d’Italiens n’est pas toujours marrant. En plus, il est malade et il ne doit pas compter sur les Italiens.

Peu avant le départ de Paris-Nice, Tom Steels a déclaré n’avoir plus eu de nouvelles de ses anciens coéquipiers.

C’est la dure loi du sport. C’est comme à l’armée: on échange numéros de téléphone et adresse mais on ne se recontacte pas. Nous sommes souvent en route. En plus, ma revalidation m’a pris du temps. Tom m’a téléphoné à quelque reprises mais je ne l’ai pas rappelé. C’est quand vous êtes vous-même cloué au lit… Je l’ai vécu deux fois, après mes accidents.

N’aviez-vous plus aucun contact pendant ces périodes?

Les vrais amis restent. Je plaide coupable: je n’ai pas pris des nouvelles de Wim Feys, victime d’un arrêt cardiaque à Buggenhout. C’est la vie. On s’en offusque sur le moment puis on l’oublie.

Vous avez toujours entretenu d’excellentes relations avec Giorgio Squinzi. Avez-vous un contact identique avec Jan De Clerk, votre nouveau sponsor principal?

Monsieur Squinzi et moi sommes toujours liés. Monsieur De Clercq débarque dans le cyclisme, je ne le connais pas encore très bien. Disons que notre relation est de la même qualité que celle qui m’unissait à Giorgio Squinzi au début.

Vous êtes-vous souvent rencontrés?

Quelques fois, à la présentation de l’équipe, à une course, à quelques foires, quand j’ai visité le stand Domo. Il m’a fait la même impression que Giorgio Squinzi, Noël Demeulenaere, l’ex-patron de Beaulieu, ou Luc Maes, le patron de Latexco, co-sponsor de Domo. Je me demandais chaque fois: -Sont-ils les patrons de telles entreprises? Ils sont incroyablement joviaux, humains et simples. Un peu comme moi. Je suis resté Johan, même après tous mes titres.

C’est normal.

Ça devrait l’être mais peu de gens restent eux-mêmes quand leur tête passe à la télévision.

Patrick Lefevere et vous êtes liés aussi. Ce cocon est-il important?

Très, pour moi comme pour le groupe. L’ambiance est fantastique, ce qui n’est pas évident avec un nouveau groupe. Patrick et moi entretenons l’ambiance, avec Wilfried Peeters, Dirk Nachtergaele, les docteurs Yvan Van Mol et Toon Cruijt.

Retrouver un environnement familier vous aide-t-il, à l’automne de votre carrière?

J’ai fait le bon choix. Il n’y a pas de différence en matière de condition. Au vu des circonstances, elle n’aurait pas été meilleure chez Mapei que chez Domo. Mapei n’aurait rien pu faire de plus pour moi. Mais je peux faire beaucoup pour mon groupe en-dehors des compétitions, ce qui est moins évident chez Mapei.

A cause de l’influence italienne?

Plutôt à cause de la taille de l’équipe: avec 45 coureurs, il est moins facile d’entretenir un esprit de groupe. En plus, les Belges ont plus de poids chez Domo. Ils étaient en infériorité chez Mapei. Le groupe commençait à se disloquer. Tenir tant de coureurs sur quatre fronts différents, mais toujours parmi l’élite, c’est presque une mission impossible.

Dès qu’on a parlé de Domo, on a évoqué la naissance d’une grande formation belge qui regrouperait les meilleurs nationaux. Regrettez-vous que ça ne se soit pas réalisé?

On doit faire des choix. Si on éprouve des réticences, mieux vaut s’abstenir.

N’est-il pas dommage que Peter Van Petegem ne roule pas pour Domo?

Peter a choisi Mercury Viatel et ses résultats lui donnent raison. Je respecte son choix, comme je l’avais fait pour Frank Vandenbroucke lorsqu’il avait opté pour Cofidis.

Mapei avait prédit que Vandenbroucke commettait une erreur…

Pourquoi une erreur? Frank a gagné Liège-Bastogne-Liège avec Cofidis. Il a suivi les raisons de son coeur, qui était en France. Les problèmes actuels de Frank auraient pu se présenter chez Mapei aussi. Je reste persuadé qu’il va retrouver son meilleur niveau.

Une dernière question. Dirk Nachtergaele a déclaré que vous redoutiez de subir plus tard les conséquences de sa carrière internationale. Craignez-vous toujours que l’intensité de vos efforts physiques ne se fasse sentir plus tard?

Je me suis toujours entraîné intelligemment et je continue de la sorte.

Un sportif de haut niveau torture son corps.

J’ai vu la mort en face à deux reprises. Chaque fois, je m’en suis tiré par le chas de l’aiguille. Seulement parce que j’étais en parfaite condition physique. Si je n’avais pas été un sportif de haut niveau, en pleine forme, je ne serais plus là.

Frank Demets

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire