PERSONNE NE SORT

Voici pourquoi tous les internationaux russes qui vont affronter les Diables restent chez eux. Et pourquoi leur coach italien Fabio Capello est un peu irrité.

« C’est incroyable : la Russie compte plus de 142 millions d’habitants et moi, je n’ai le choix qu’entre 64 joueurs si tout va bien « , lança voici peu Fabio Capello à l’occasion du talk-show animé sur Russia Today par Sophie Shevernadze, petite-fille de l’ex-ministre soviétique des Affaires étrangères Edouard Shevernadze. L’Italien, qui a succédé à Dick Advocaat en juillet 2012 après un parcours chaotique avec l’Angleterre à l’EURO, accorde rarement des interviews mais depuis son arrivée à la tête de la sélection, l’ancien entraîneur à succès de l’AC Milan, du Real Madrid et de l’AS Rome ne craint pas de mettre le doigt sur ce qui ne va pas.

 » Il faut que les choses changent rapidement « , dit-il.  » Les clubs de Premjer Liga peuvent aligner sept étrangers et seuls 33 % des joueurs de l’élite sont sélectionnables en équipe nationale. En Série A, par exemple, il y en a 66 %, soit le double. Certains clubs ne font même plus l’effort de former des jeunes, ce qui est désastreux pour l’équipe nationale. Le potentiel est énorme et nous pouvons former davantage de joueurs mais je ne vois aucune volonté de le faire. Certaines mesures pourraient être prises, elles auraient un effet énorme sur le football russe. On pourrait déjà étendre la Premjer Liga à 18 clubs au lieu de 16, ce qui donnerait la chance à davantage de jeunes d’évoluer au plus haut niveau. Et pourquoi ne naturaliserait-on pas certains joueurs qui évoluent ici depuis longtemps, comme certains pays l’ont fait par le passé ?  »

Semenov ou Semenov ?

Don Fabio, un citoyen du monde amateur d’art, ne regrette pourtant pas d’avoir relevé le défi.  » J’ai découvert un nouveau pays, un nouveau mode de vie, totalement différent de ce à quoi j’étais habitué mais aussi très enrichissant. Le théâtre du Bolchoï, le musée Pouchkine et les autres… Nous habitons près du Kremlin, où nous avons une superbe vue sur les coupoles d’un nombre incalculable d’églises. C’est particulièrement beau… Mon épouse – NDLR : Laura Ghisi – s’est plongée dans l’étude de l’histoire du pays et lorsque nous allons au restaurant, nous commandons presque toujours un bortsch – NDLR : une soupe épaisse de betteraves rouges et de crème salée -, une découverte. Nous nous sommes vite adaptés, même si je n’arrive pas encore à boire comme eux lorsqu’ils sont en société. Un toast, une gorgée, un toast, une gorgée… C’est difficile mais amusant. Seul inconvénient : la vie est particulièrement chère.  » Quand on gagne 9,5 millions d’euros par an (jusqu’en 2018), on peut tout de même relativiser…

 » La langue constitue aussi un problème. Il n’est pas évident de collaborer avec des gens qui ne vous comprennent pas car il faut parfois faire passer de l’émotion dans le coaching ou toucher la corde sensible. Je ne suis pas persuadé que notre interprète y arrive toujours car dans une traduction, les nuances se perdent.  »

Les noms des joueurs prêtent aussi parfois à confusion. Comme en février, lorsque Capello sélectionna un mauvais joueur en vue du match contre l’Arménie. Son intention était d’appeler Andrei Semenov, de Terek Grozny, mais par mégarde, c’est Andrei Semenov, réserviste au Lokomotiv Moscou, qui reçut la convocation. Surpris, le jeune homme demanda à son club de poster un message sur son site internet. Aujourd’hui, on l’appelle  » le nouveau Semenov « .

Mais dans ce pays aussi, lorsque les résultats suivent, les petits accrocs sont vite oubliés. La Russie, qui a terminé première de son groupe éliminatoire devant le Portugal, est très heureuse de retrouver la Coupe du Monde après 12 ans d’absence.  » Après un EURO 2012 décevant, avec une élimination dès la phase de poules, les joueurs avaient été très critiqués « , dit Capello dans le Moscow Times.  » Lorsque j’ai dit à des amis que j’avais l’occasion de reprendre cette équipe, ils ont dit que j’étais fou. Mais mon coeur me disait de le faire. Le plus difficile fut de ressouder le groupe et d’inculquer une mentalité de gagneur. J’ai dû travailler les joueurs au moral et j’y suis arrivé.  »

Les statistiques ne plaidaient pourtant pas en faveur de Capello car depuis la chute de l’Union Soviétique en 1991, la Russie n’avait réussi à se qualifier pour une phase finale de Coupe du Monde qu’en 1994 et en 2002. Elle n’y avait d’ailleurs joué, à chaque fois, qu’un rôle de faire-valoir, accumulant quatre défaites contre deux victoires (6-1 contre le Cameroun en 1994 et 2-0 face à la Tunisie en 2002).  » Le passé ne m’intéresse pas « , dit Capello.  » Les trophées et les titres, c’est important pour les supporters, l’histoire et la Fédération. Ce sont de bons souvenirs, sans plus. Un entraîneur, lui, regarde devant lui. Et je trouve l’avenir bien plus intéressant.  »

Tous bourrés

Une des particularités de la sélection de Fabio Capello est que les 23 joueurs évoluent tous en Premjer Liga.  » Les Russes ne s’amusent pas à l’étranger « , dit Stijn Vandenbroucke, ex-thérapeute du mouvement à Anzhi Makhachkala et au Dinamo Moscou.  » Yuri Zhirkov a joué deux ans à Chelsea (2009-2011) et trouvait Londres affreux. C’était pourtant un brave gars, qui parlait relativement bien anglais mais les détails l’énervaient. En Russie, ils mangent différemment, ils fument la chicha, ils passent leurs temps libres autrement.  »

Les footballeurs russes aiment aussi profiter de la vie. On peut s’en apercevoir dans Vechtlust, une biographie du Hollandais Fernando Ricksen, qui a joué au Zenit Saint-Pétersbourg de 2006 à 2009. Extraits.  » Quand je me suis joint à mes nouveaux équipiers, je suis tombé à la renverse. Il y avait des bouteilles de champagne partout. Le plus cher. Elles étaient vides pour la plupart, comme celles de whisky. Ils avaient tout bu. Des fous (…). Comme le restaurant de poisson se vidait, Andreï Arshavin nous a proposé de chercher un club de striptease. La seule chose qui me tracassait, c’était leur état. Mon dieu, ils étaient complètement bourrés (…). Je n’étais pas au bout de mes surprises : le lendemain, à l’entraînement, Andrei était tellement bourré qu’il tombait sur le ballon. Et il n’était pas le seul ! Il était dix heures du matin !  »

James Appel, un Anglais qui vit à Moscou depuis 2003 et connaît le football russe comme sa poche, compare cette situation à celle des Anglais.  » Combien d’Anglais ont réussi à l’étranger ? David Beckham au Real Madrid, David Platt à Bari, à la Juventus et à la Sampdoria, Paul Gascoigne à la Lazio. Mais les autres ? La plupart des joueurs anglais et russes s’expatrient mal. Depuis la chute de l’Union Soviétique, du moins. Dmitri Radchenko, Viktor Onopko, Valeri Karpin et Aleksandr Mostovoi ont joué en Espagne mais la génération suivante (Andreï Arshavin à Arsenal, Roman Palyuchenko à Tottenham, Zhirkovet Bilialetdinov à Everton) est vite rentrée au pays. C’est avant tout une question de motivation.  »

Artur Petrosijan, journaliste à Sport-Express :  » L’affluence massive de joueurs étrangers n’est due qu’aux salaires élevés pratiqués en Russie. Quant aux Russes, dans ces conditions, pourquoi partiraient-ils ?  » Ricksen a pu s’en apercevoir, ce ne sont pas les roubles qui manquent.

 » J’avais besoin d’argent pour verser sur mon compte à la City Bank. On m’a dit : -Pas de problème, viens demain à notre agence en ville, c’est là que se trouve le coffre. Il s’agissait d’une partie de mon salaire. Je me suis empressé de m’y rendre le lendemain. En arrivant, j’ai eu une drôle de sensation. J’ai d’abord pensé qu’ils me prenaient pour un fou : deux grands sacs en plastique comme ceux qu’on trouve dans les supermarchés m’attendaient, remplis à ras bords de billets de banque : 3,5 millions de roubles, environ 100.000 euros. On me les a remis comme s’il s’agissait de vieux journaux.  »

James Appel pense qu’au Brésil, le manque d’expérience internationale et l’autosatisfaction peuvent jouer des tours aux Russes.  » Ils gagnent beaucoup d’argent et la Premjer Liga est de plus en plus forte mais je n’ai pas le sentiment que le footballeur russe ressente la nécessité de briller sur la scène internationale. Ils sont vite contents et préfèrent affronter de petites équipes. Ils ne sont donc pas habitués à devoir puiser au fond de leurs ressources et n’arrivent dès lors pas à s’imposer au plus haut niveau.  »

Artur Petrosijan n’est pas d’accord :  » En 2008, lorsque nous avons atteint les demi-finales de l’EURO 2008, seul Ivan Sajenko, de Nuremberg, n’évoluait pas dans le championnat russe. Quatre ans plus tard, il y avait trois expatriés : Marat Izmailov du Sporting Lisbonne, Arshavin, et Pavel Progrebniak de Fulham. Mais nous n’avons même pas franchi le premier tour. Il est difficile d’émettre un pronostic mais il y a plus de talent aujourd’hui qu’à l’époque. Et puis, tactiquement, Capello a effectué du bon travail : l’adversaire ne se crée pratiquement pas d’occasion.  »

Ultime contrat pour Capello

La Russie est une équipe solide. Au cours de la phase de qualification, elle n’a encaissé que cinq buts.  » J’ai revu tous les matches de l’EURO 2012 et j’ai vite constaté qu’il n’y avait pas d’équilibre entre l’attaque et la défense. Mais aujourd’hui, nous sommes une des équipes européennes qui encaissent le moins « , dit Capello sur R-Sport.  » Quand une formation est entraînée par un Italien, on dit qu’elle joue le catenaccio. C’est un cliché qui plaît aux étrangers mais si nous jouions tous aussi défensivement, pourquoi nous réclamerait-on partout ? Trapattoni, Zaccheroni, Ancelotti, Mancini, Spalletti, Ranieri, Zenga, Zola… Voyez le nombre de buts que nous avons inscrits en phase de qualification : vingt, soit autant que le Portugal. Ce n’est pas possible si on reste retranché dans son rectangle.  »

Capello n’a pas hésité à pratiquer certains crimes de lèse-majesté. C’est ainsi qu’il n’a pas sélectionné Andrei Arshavin (réserviste au Zenit) et Pavel Progrebniak (Reading, D2 anglaise).  » Le plus important, c’est le respect « , dit-il.  » J’ai travaillé avec de grands joueurs comme Baresi, Maldini, Van Basten, Hierro, Raul, Beckham. Ils étaient des exemples pour les autres et ne se comportaient jamais comme des stars. Ceux qui estiment mériter un traitement spécial peuvent rester chez eux.  »

La nouvelle star, Aleksandr Kokorin, est tout à fait différente d’Arshavin. Ce joueur a débuté au Dinamo Moscou à l’âge de 17 ans, a été transféré pour 19 millions d’euros à Anzhi en 2013 mais est revenu au Dinamo un mois plus tard car le patron du club du Daguestan avait fermé les robinets.  » Kokorin a tout pour devenir une star mondiale et il est prêt à jouer à l’étranger « , dit Stijn Vandenbroucke, qui a accompagné ce faux numéro 9 l’an dernier au Dinamo Moscou. Très assidu sur Twitter et Instragram, Kokorin est doté d’un grand sens de l’humour et présente des statistiques très intéressantes en championnat : 22 matches, 10 buts, 9 assists. Les Diables sont prévenus.

 » Nous sommes prêts pour la Coupe du monde « , dit Capello sur R-Sport.  » Nous avons de bons joueurs mais, surtout, une équipe. Nous visons une place en quarts de finale. La Belgique avait encore une bonne équipe lorsque je jouais, plus par la suite. Mais maintenant, elle en a retrouvé une, c’est même une des meilleures d’Europe. Attention, donc. Les Belges sont favoris du groupe mais le Portugal l’était aussi lors des qualifications.  »

Capello a prolongé son contrat jusqu’en 2018, lorsque la Russie accueillera la Coupe du Monde.  » Pour nous, le Brésil constitue une répétition générale. Dans quatre ans, le Mondial sera notre objectif.  » Car il veut partir en beauté.  » Ce contrat est le dernier pour moi. Je prends exemple sur Alex Ferguson, qui s’est arrêté à l’âge de 72 ans. J’en aurai alors 71. Je serai pensionné un an avant lui.  »

PAR CHRIS TETAERT – PHOTOS: BELGAIMAGE

 » Quand j’ai dit à mes amis que je pouvais entraîner la Russie, ils m’ont pris pour un fou.  » Fabio Capello

 » Les Belges ont une des meilleures équipes d’Europe.  » Fabio Capello

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